finir le ciel
Posted on | mai 10, 2007 | Commentaires fermés
Journal de la reine
(…) Le roi mesure l’air, la mer, les montagnes, bref, tout le tour de la Terre et il inscrit de grands cercles à la craie blanche sur son tableau bleu car il peut, dit-il, enfin tout m’expliquer. Il dessine des triangles et des hexaèdres avec des flèches qui sont étranges, fait encore quelques calculs, résume des axiomes, recule et il me dit : « Voici le ciel. » (…)Journal du roi
(…) Les premières expériences auront lieu dans un engin spatial inhabité car je ne crois pas que la présence directe d’un homme & d’une femme y soit nécessaire pour évoluer dans le vide que j’aurai fait moi-même mais qu’au contraire elle pourrait constituer un obstacle à la bonne observation de certaines questions concernant les champs d’attraction, certaines modifications du mouvement, des déplacements, du rythme dans les moments de propulsion notamment – extension, régression -, le calcul des trajectoires, bref l’étude des lois régissant une mécanique qui ne nous est pas connue, pour établir des prévisions. (…) Toutes ces vérifications faites, un homme et une femme soigneusement sélectionnés seront envoyés & enfin les véritables personnes (moi) pour qui cette mission a été initialement prévue pour un test à grande échelle.
(La première expérience sur l’homme aura lieu sur la femme.)
(L’écart scientifique entre la reine & moi est chaque fois plus grand.)
(Je me donne jusqu’à la nuit pour finir le ciel.)Journal du coiffeur
(…) Le roi a conçu une sorte de tricycle ou de socle-culbuto à roues avec chariot-benne qu’il appelle « mon dernier module pour aller sur la Lune » sur lequel il parvient à se hisser grâce à d’astucieux marchepieds qu’il a fabriqués lui-même. Il déclare l’avoir conçu sans hélice pour plus de sécurité.
Mais il semblerait que la méthode la plus efficace pour se déplacer avec ce type d’engin soit la simple translation autour de l’amphithéâtre. Ou de l’installer sur la machine à tourner en rond – ce qui revient au même -, machine qu’il a inventée le jour où il voulait inventer la gomme télescopique de voyage et où il s’est cassé les pouces.Marcher sur la Lune, à quoi ça sert dans la vie ? (…)
Lettre du roi à la reine
(…) Toutes les raisons que nous avions d’être tristes sur Terre deviendront des raisons d’être heureux en l’air. Par exemple, vous donner enfin rendez-vous tous les jours autour de la Terre & nous coucher la nuit dans les grands champs d’étoiles & nous souvenir un jour de notre premier voyage, en allant revoir notre première étoile de la Terre (notre premier souvenir) & reparler ensemble de l’émotion du vol & des champignons d’orage & regarder des photos-montages-souvenirs de nous dans l’infrarouge lointain (les agrandissements de nous en tout petit sur la Lune). Te souviens-tu du jour où je te montrai pour la première fois les dessins de mon idée de fusée à sept étages ? & du croquis du nouveau scaphandre couleur sable-caméléon & bleu très ciel dont je rêvais de te revêtir ? Te souviens-tu de notre jeu ? « Au premier qui reconnaît les constellations. » Te souviens-tu de mes idées d’exploration de nouvelles planètes & de nos promenades de découverte ? Des belles galaxies spirales dans les beaux amas lointains ? Des marées & des raccourcis galactiques à des milliers d’années-lumière ? & des cent trente-cinq kilos de Lune que je promettais de te rapporter un jour en petits cailloux ? Sur la Lune, les traces de pas ne s’effacent pas avant des milliers d’années.Pascale Petit, Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir (Seuil, Déplacements, 2007, p. 9-14)
Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir est un beau texte étrange, très cérébral et très émouvant à la fois, que sa postface place sous le signe de Philip K. Dick, Borges et Volodine. Pascale Petit y juxtapose les journaux intimes de trois personnages (le roi, la reine et le coiffeur), auxquels s’ajoutent lettres, messages, ordonnances, listes d’invention à faire ou de choses à emporter, descriptions de jardins, et qui se croisent sans communication possible.
Pascale Petit est née en 1969 et a déjà publié :
Salto solo (L’Inventaire, 2001)
Tu es un bombardier en piqué surdoué (Le Bleu du ciel, 2006)
et des pièces de théâtre à l’École des loisirs.
Ce livre est l’un des deux premiers volumes parus dans la collection Déplacements, confiée par les éditions du Seuil à François Bon.
notre vie s'use en transfigurations
Posted on | mai 9, 2007 | Commentaires fermés
Gwenaëlle Aubry, élabore dans Notre vie s’use en transfigurations une réflexion – entre l’essai et le récit – autour de la beauté, à partir d’un collage hétéroclite (citations, opérations chirurgicales, tableaux, scènes de la vie quotidienne, accouchements, toilettes des morts, extraits d’articles de magazines) dont le titre est un beau vers de Rilke (dans la septième Élégie de Duino) :
« Je raconterai plus tard quand et comment j’ai fait l’apprentissage de la violence, découvert ma laideur », écrivait Sartre dans Les mots. Cette histoire, on ne la lit nulle part. La littérature a engendré des monstres sublimes et des bouffons difformes, des Caliban, des Thersite et des Quasimodo, mais la laideur banale, celle sur laquelle les regards glissent et les promesses se brisent, elle s’en est peu souciée. Elle l’a abandonnée aux contes, dont les vilains petits canards, les miroirs flatteurs et les peaux d’âne ont bercé nos rêves et nos terreurs enfantines, et où s’abreuvent encore, bien après, nos visages devenus des masques qu’on ne peut plus ôter, notre désir secret de métamorphose. (p. 9)
Dans la rue je marche tête baissée. Autour de moi, placardées sur les murs, des femmes scintillent. Elles ont de longues jambes, des lèvres de nacre, et les cheveux bouclés. Elles portent des dessous de dentelle et des pantalons qui dévoilent la chute de leurs reins. Je m’assieds parfois sous un abribus, ma tête contre leur ventre : leur peau est lisse et ferme, semée de petits points brillants comme ces grains de mica qui se mêlent au béton et que je prenais, enfant, pour des éclats de diamant, sans rides et sans veines, embaumée. (p. 17)
acheter des vêtements (remplir ses poumons d’air et plonger dans le grand espace clair où flotte un parfum musqué et où des femmes ondoient au rythme d’une musique qui, dans leur tête, fabrique aussi un grand vide clair, débarrassé des jours gris des enfants qui piaillent des soirées avachies et des amants fuyants, de tout ce qui les chiffonne et les ternit, un grand vide où elles s’élanceraient rajeunies et parées, affronter le regard-basilic de la vendeuse et à mon tour m’élancer, effleurer, du bout des doigts, les cachemires aux teintes délicates, les écharpes pailletées, les cuirs souples et frais comme une peau de fille, les robes soyeuses et fluides, caresser, l’eau à la bouche, le corps parfait qu’ils abritent, la vie fluide et pailletée qui ondoie dans leurs plissés, oui, hier sûr. c’est cela, C’est facile, il suffirait de s’y glisser pour entrer sur une nouvelle scène, jouer une nouvelle pièce, sous les regards éblouis du public les répliques fuseraient, les péripéties souplement s’enchaîneraient, les jours seraient radieux et les nuits alanguies,
tendre la main alors, souffle coupé, vers la robe soyeuse au profond décolleté. mais non c’est impossible j’aurais l’air de quoi avec ca, attraper un pull noir une jupe grise qui eux au moins n’ont l’air de rien, passer devant la vendeuse qui ne se donne même plus la peine de lever les yeux,
la cabine est pleine, devant le miroir une fille tourne sur elle-même pour observer le mouvement de la robe de soie, à côté d’elle son amie, en culotte et soutien-gorge de dentelle, tourne sur elle-même on se demande pourquoi, derrière deux Japonaises sautillent pour attraper un morceau de leur minuscule reflet, dans un coin une Américaine cache derrière une montagne de vêtements ses formes alourdies par la cinquantaine, l’air me manque, je fais demi-tour, plonge devant la vendeuse, pousse la porte, remonte à la surface) ; (p. 99-101)
Gwenaëlle Aubry, Notre vie s’use en transfigurations (Actes sud, 2007)
Née en 1971, ancienne élève de l’ENS et du Trinity College de Cambridge, Gwenaëlle Aubry est agrégée et docteur en philosophie.
Elle a publié des essais, dont Dieu sans la puissance. Dunamis et Energeia chez Aristote et Plotin (Vrin) et est l’auteur de deux autres romans :
Le diable détacheur (Actes Sud, 1999)
L’isolée (Stock, 2002)
et d’un récit, L’isolement (Stock, 2003).
l'autosatisfaction de ne pas comprendre
Posted on | mai 4, 2007 | Commentaires fermés
Pour revenir aux technosciences, feuilleter le livre de Bernard Stiegler m’a permis de relire ce passage intéressant, qui évoque furieusement quelques uns de nos modernes Frollo et où l’on retrouve même Madame Bovary :
Si la relation entre le philosophe et la technique se présente essentiellement, originellement et durablement comme un conflit – il en va ainsi dès Platon -, à partir du XIXe siècle, la situation se complique : tandis que la technique, via l’industrie, se rapproche de la science (c’est l’apparition de la technologie à proprement parler), le monde de ceux qu’on va dès lors nommer les « intellectuels » se coupe, en même temps que de cette technique devenue technologie, de la science, de l’économie, et, finalement, de l’économie politique.
S’instaure alors un rapport – ou plutôt un non-rapport (il y a certes des exceptions) – que je crois catastrophique. Et c’est ainsi qu’à la fin du XXe siècle, au début de ce XXIe siècle, il arrive assez souvent que l’on entende des philosophes dire, soit avec un air presque effarouché, soit avec une sorte d’autosatisfaction, avec une jouissance très semblables à celles du M. Homais de Madame Bovary : « Moi, la technique, je n’y ai jamais rien compris », ce qui veut toujours dire aussi : « Et je ne ferai jamais rien pour y comprendre quelque chose. » « J’ai un ordinateur et un téléphone portable, et je ne comprends absolument pas comment ça marche » : on entend souvent dire cela avec une espèce de contentement de soi complètement idiot et assez misérable – comme si le fait de ne pas comprendre comment un système fonctionne était quelque chose dont on pouvait se vanter. Comment peut-on prétendre comprendre quelque chose de Hegel si l’on ne s’estime pas capable de comprendre le fonctionnement d’une diode ? Hegel lui-même, qui a écrit par exemple sur l’électricité, aurait de toute évidence trouvé cela grotesque.
Bernard Stiegler, Philosopher par accident. Entretiens avec Élie During (Galilée, 2004, p. 15-16)
une vérité composée de fictions
Posted on | mai 2, 2007 | Commentaires fermés
Ariel Kyrou cite aussi souvent Bernard Stiegler, par exemple, à propos de la « science-fiction » :
Les êtres humains sont artificieux et techniques en ce sens qu’ils ne trouvent pas leur être à l’intérieur d’eux-mêmes mais au milieu des prothèses qu’ils fabriquent, qu’ils inventent : cela veut dire qu’ils sont libres et en même temps voués à l’errance, ce que j’ai appelé la désorientation originaire. Ils ont à inventer leur être-là, leur existence. (…)
La science devenue technoscience explore les possibles et les réalise sous forme de fictions au sens ou tout artefact a partie liée à la fiction : elle devient ainsi une science-fiction, qui n’est plus guidée par un critère de vérité issu d’un ciel des idées, c’est-à-dire des modèles que les essences formaient dans le platonisme. Cela signifie qu’il faut reconsidérer en profondeur la question de la fiction en général, et son rapport à la vérité. J’ai essayé, dans mon propre travail, d’en tirer les conséquences et, en particulier, comme passage d’une science conçue comme description de l’être à une science conçue comme inscription de nouveaux possibles, cela constituant la technoscience à proprement parler. La question n’est pas de refuser ce devenir : il ne fait en fin de compte que déployer ce qui est contenu dans le caractère originairement hypomnésique de tout savoir. La question est, en revanche, désormais, de savoir distinguer entre bonnes et mauvaises fictions, et d’apprendre à penser une vérité qui ne serait pas l’opposé de la fiction, mais composée de fictions.
Bernard Stiegler, Philosopher par accident. Entretiens avec Élie During (Galilée, 2004, p. 45 et p. 122)
parler en mieux
Posted on | avril 28, 2007 | Commentaires fermés
Transmettre sa nervosité, transmettre son stress, je ne demande que ça, qu’on me transmette son stress. La musique ne calme pas mes nerfs, elle les chauffe à blanc.
Je ne fais de bonnes choses que stressée. NTM me porte sur les nerfs, c’est une bénédiction.
Un mot, quelques syllabes, qui me tapent sur le système, je m’y accroche, crispée, tendue, percluse de crampes, et je prends le train de la phrase. C’est toujours comme ça avec la musique, on s’accroche à un mot et on prend le train. Quand j’écoute « Sympathy for the devil », je m’accroche et mon cerveau grésille sur pleased to meet you. Le texte ne m’importe pas, mais il y a des mots qui ne sont pas anodins. Il y a toujours un, deux, trois mots qui déclenchent quelque chose, un mouvement, un geste, qui fixent toute l’attention, toute l’énergie, qui m’aspirent, me vrillent les nerfs. Il y a par exemple le mot « feu », le mot « bombe ».
La greffe du stress prend toujours sur NTM, sur la scansion affolée du verbe, nationale est la lobotomie que nous acceptons, il n’y a pas de couleur pour être cartonneur. Une batterie déglinguée au fond des artères, empire du rythme. Le beat qui fédère, cellule rythmique initiale insécable, échantillon mis en boucle, et sur lequel viennent se fixer, s’imbriquer une multiplicité d’autres événements rythmiques, une multitude de lignes superposées, contaminées, qui s’appellent, se toisent, se répondent, se provoquent ; et ces lignes à leur tour perturbées, déviées, agressées par d’autres événements singuliers, par d’autres motifs : bruits, scratches, séquences parlées. Un fourbi inextricable, et aux platines le dj Concepteur Détonateur S.
(…)
Rapper c’est parler en mieux, c’est parler avec tous les accents, toutes les intonations, toutes les nuances, toutes les modulations de fréquence, c’est parler avec des hauts et des bas, se rompre, accélérer, décélérer, aller, venir, suspendre et replonger, c’est parler la bouche pleine, c’est épouser enfin toutes les dépressions des terrains accidentés et mouvants que nous habitons. Rapper c’est parler à ras du sol, l’oreille collée au goudron qui renvoie l’écho de ceux qui marchent, c’est parler la gueule dans la terre, c’est parler avec au fond de la gorge le temps qu’il fait. Rapper c’est avoir une très haute idée de ce que parler veut faire, peut faire ; rapper c’est ne pas se contenter de parler, c’est parler de telle sorte que la matière des mots nous ébranle bien au-delà de tout ce qu’ils veulent dire. Rapper c’est inventer parler, disloquer parler, laisser passer les bruits alentour, bouillons sonores, masse bruyante hérissée, qui nous tombe dessus comme une grêle coupante.
Joy Sorman, Du bruit (Gallimard, 2007, p. 67-69 et p. 149-150)
Joy Sorman est née en 1973.
Son premier roman, Boys, boys, boys (Gallimard, 2005) avait obtenu le Prix de Flore.
On peut lire un entretien dans Buzz littéraire et une critique de Jacques Morice dans Télérama.
sous le front plissé des androïdes
Posted on | avril 27, 2007 | Commentaires fermés
Quant à ces passants qui continuent de mouvoir dans leur monde parallèle leurs hologrammes, ne relèvent-ils pas aussi, à leur manière, du simulacre ? Dans la lumière bleuie du dehors qui les baigne comme une onde, ils vous ont une allure qui flirte avec l’étrange, sans que l’on puisse dire sur quoi exactement se fonde cette intuition. Ils défilent en format cinéma, son coupé, mais comme si chacun de leurs gestes chorégraphiait une musique secrète, dont le chant commence de s’insinuer en Tom. Un air crypte, envoûtant, qui l’ôte insensiblement au monde réel où il est assis. Qui met au cœur, sournoisement, par brèves instillations, l’idée d’un danger.
Dans cet univers filmique en quoi ils avancent, perce une discordance qui n’était pas aussitôt perceptible, quelque chose d’éminemment suspect, je ne sais quoi en eux qui, alors que vous auriez pu les penser vos frères, résiste. Comme si l’apparence humaine avait été soignée, dehors comme dedans, mais qu’un infime décalage eût laissé transpirer leur nature véritable, qu’il serait difficile de nommer exactement.
Et puis le nom vient. Car, derrière la baie, foulant le pavé de leur démarche électronique, pratiquement dénués de la moindre pensée personnelle et déroulant seulement celles qu’on avait prévues à leur intention, ce sont bien des androïdes qu’il faut dire, et qui lisent le disque de leurs devisements. Des données parmi lesquelles on avait bien dû insérer des souvenirs, afin qu’ils se sentent aussi riches qu’un autre, aussi profonds, aussi complexes, afin, oui, qu’ils aient quelque chose à malaxer, tandis qu’ils avancent dans les rues (le la ville, une petite pâte de passé à travailler, sous le doigt du monologue.
Ils cheminent sans la moindre gêne, éprouvant le sentiment visible de leur adéquation à l’entour. On comprend que, parmi ces programmes composés pour eux, on avait dû leur introduire aussi cette idée d’une douce conformité au monde, de celles que l’on ressent parfois en promenade (souvenez-vous), et qu’eux-mêmes expérimentent, dans cette soirée fraîche qui commence d’envahir l’air de son encre. Qui innerve gentiment leurs circuits, voyez, leur procurant un plaisir simple, qui les détourne de l’inquiétude qui ne doit pas manquer de les pénétrer, parfois, au sujet de leur propre identité.
Il est temps, sans doute, que nous tournions les yeux vers cette femme qui laisse Tom s’abîmer dans la contemplation de ce monde parallèle et que nous nous demandions quels motifs elle peut avoir de le laisser s’absenter de la sorte. Il aurait suffi, après tout, qu’elle prenne les choses en main, qu’elle brise elle-même le silence qui s’est établi entre eux, employant le moyen d’une phrase anodine, quelque chose, c’est un exemple, sur le progrès de l’hiver (l’hiver, un sujet moins anecdotique qu’il n’en a l’air). Pourquoi accepte-t-elle que la pensée de Tom continue de flotter en ces mondes aquatiques ? Est-elle vraiment cette interlocutrice négligée, cette victime, en somme ? Elle pourrait être, aussi bien, l’émissaire, le soupçon nous gagne, de ce monde bleui, un agent, dont la fonction serait de le faire entrer, progressivement, dans cet univers parallèle, d’abord par la pensée, puis, qui sait ce dont elle est capable, selon le mouvement d’un transfuge irrémédiable.
Imaginons, cette femme est peut-être de nature androïde ; et, submergée par son propre sentiment amoureux, autant qu’elle est apte à éprouver une telle émotion, elle chercherait (donnons-lui le maximum de crédit) à défaire Tom de sa nature humaine afin qu’une histoire entre eux devienne possible. Elle serait sur le point de lui faire traverser malgré lui, et selon quelque procédé fantastique, la cloison étanche de la vitre, qui désormais le retiendrait pour toujours derrière sa paroi hermétique. Basculant dans les flots secs des photons bleus, qui sont le monde auquel elle appartiendrait, mal armé pour évoluer en un tel univers, il commencerait bientôt d’y éprouver de petits décalages. Ses monologues distilleraient des pensées qu’il ne reconnaîtrait pas. Un premier souvenir lui viendrait d’un moment qu’il ne croirait pas avoir vécu. Quelque chose de basique, un pré, excessivement vert, chapeauté par un ciel mobile, associé artificiellement à une enfance dont il ne se souviendrait pas qu’elle ait pu être la sienne. De fil en aiguille, d’autres scènes continueraient de s’imposer qui lui susurreraient des passés méconnaissables. Jusqu’à ce qu’il comprenne que ces souvenirs ne sont pas autre chose que des données numériques, des images pré-enregistrées, un lot de remémorations factices, une mémoire de substitution, extérieure et autoritaire, qu’on lui aurait greffée et dont, dans les premiers temps au moins, il continuerait de ressentir l’étrangeté.
Car c’est bien cela qu’on devine sous le front plissé des androïdes qui se croisent dans la lumière gros bleu du monde, ce conflit intérieur qui ne les a pas encore quittés, cet étonnement répété devant les passés feints dont on les a dotés, la conscience persistante que ces souvenirs ne leur appartiennent pas.
Christine Montalbetti, « Les androïdes », Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007, p. 44-47)
mon œil fugue
Posted on | avril 25, 2007 | Commentaires fermés
Je ne sais pas ce qu’il en est de vous, mais, pour ma part, dans un tableau, le plus souvent, ce n’est pas le sujet principal que je considère ; ce sont plutôt ces petites scènes qui se logent dans les arrière-plans, ces sujets secondaires, qui s’esquissent à coups de pinceau plus rapides, qui ont lieu fragilement au-delà de la figure centrale.
Les échappées qu’elles autorisent, ces détails vers quoi mon œil fuit, me donnent des bonheurs que je m’explique mal. La figure principale, sans doute, me paraît trop massive, d’une présence trop autoritaire. Son corps trop évident obstrue, dans une certaine mesure, ce qui m’intéresse.
Parfois, mon œil prodigue a cette excuse qu’il est guidé par un jeu de perspective, par la découpe d’une fenêtre ou d’une porte (il emprunte alors ce parcours heureux, profite, bénévole, de ces vues vers quoi, explicitement, on l’entraîne). Plus fréquemment, non, il s’engage de lui-même dans la scène minuscule et floutée, nimbée dans des bleus et des verts pâlissants, toute fuligineuse dans sa discrétion. C’est dans ce frimas que mon œil fugue. Dans cette brume douce que je me prélasse un peu.
Ces plongées souples et distraites dans les arrière-plans, que je pratique en face des toiles, il m’arrive hélas de m’y adonner dans des situations bien réelles, où pourtant je suis impliquée. Comme se dresse devant moi la silhouette principale de mon interlocuteur, mon regard, d’abord bien planté, je m’applique, sur sa face, dans ses yeux, d’abord suivant les expressions de son visage et les façons dont tour à tour il le compose, hop, bifurque, fugitivement, s’en va attraper un objet dans l’arrière-plan, l’imprime illico sur la rétine avant de revenir dare-dare (et, il l’espère, ni vu ni connu) au corps de mon vis-à-vis, qui requiert qu’on ne s’absente pas trop longtemps.
De telles excursions sont évidemment facilitées lorsque nous sommes plus de deux locuteurs en présence et que mon attention peut dévier plus longuement sans porter atteinte au rythme de la conversation principale qui, je ne m’inquiète pas pour cela, peut fort bien se poursuivre sans moi; et je ne me retiens pas, alors, de laisser ma pensée errer, vous pouvez me faire confiance, sur toutes sortes d’objets adventices. Mais dans les configurations en duo je cède aussi couramment à ces tentations optiques. Et je vois bien comment l’autre, s’inquiétant de ce que mon regard ici ou là excède les contours de sa personne pour s’en aller traînasser vers d’autres rivages, commence de se retourner pour chercher à saisir ce que je considère. Il s’étonne, à chacune de ces torsions de son buste, de ne remarquer aucun rival manifeste qui pourrait être la cause des escapades répétées que mes veux s’autorisent : les siens balayent des fonds à son avis indistincts.
Ces excursions, d’abord véloces et clandestines, peuvent, je le crains pour lui, se multiplier. Il arrive même, si mon interlocuteur m’est assez familier pour que je lui fasse cette confiance qu’il ne me retirera pas son amitié pour de telles passades optiques, que mon œil s’attarde franchement, et beaucoup plus que ne le voudraient les convenances, sur un objet particulier qu’il se met à choyer, à bichonner, à retourner en tous sens pour éprouver toutes les potentialités de rêverie qu’il contient.
Christine Montalbetti, « Les androïdes », Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007, p. 25-27)
pauvre cosmonaute sans exercice
Posted on | avril 24, 2007 | Commentaires fermés
Quel était ce souvenir qui venait sourdre ainsi ? Quel était l’impossible passé commun auquel il paraissait se référer ? C’était quelque chose qui semblait venir du fond des âges, quelque chose de puissant et de gourd, et qui l’envahissait. Qui l’aspirait, comme si soudain on l’invitait à remonter la chaîne du temps, comme si on l’obligeait à s’engouffrer des milliards d’années en arrière. (p. 38)
De façon générale, sans que je puisse entièrement m’expliquer le sentiment difficile qui m’enveloppe alors, ce qui, brutalement, par une association d’idées dont je ne saisis pas même toutes les implications, me renvoie à l’enfance (ou, plus largement, à des temps qui me paraissent très anciens) me procure aussitôt une sensation malaisée dont je peine à comprendre exactement la cause. Il y a, je crois, à cette expérience par où certains lieux ou certains objets ont la capacité soudain de vous projeter en des temps anachroniques, quelque chose de proprement fantastique ; une impossible propulsion en arrière dans la chaîne du temps, dont tout à coup on fait l’épreuve, projeté malgré soi à des années de distance, arraché à sa propre contemporanéité, dont le savoir pourtant persiste conjointement au trajet temporel auquel on est sujet et dont le mouvement a bien, si l’on y songe, de quoi désarçonner.
Ces trajets temporels, j’y suis toujours mal préparée, pauvre cosmonaute sans exercice et bien encombrée en ce qui concerne la pratique du temps, matière en quoi, je ne sais pas pour vous, mais en tout cas pour ma part, je ne suis pas fortiche (par exemple, j’aime toujours qui j’ai quitté d’un amour identique et constant ; je ne comprends pas bien l’idée de deuil en ce qui concerne les vivants – et bien que je ne sois guère plus douée pour les autres ; et à la fois, oui, je vais de l’avant comme je peux, je sais que les temps changent – ce qui m’est aussi parfois et assez normalement une source de regret). Ces trajets me donnent en somme le mal de mer et je suis toute retournée devant les flamants roses, qui me renvoient à cette enfance indistincte où avec mon petit appareil automatique j’avais cru bon de les photographier comme des choses jolies à montrer au retour de mon voyage.
Peut-être s’ajoute-t-il a cette expérience presque paranormale, et dont le caractère pour ainsi dire magique me fait chavirer, le fait que je ne sais pas très bien ce qui demeure de celle qui posait pour la première fois ses yeux sur ces silhouettes graciles. J’éprouve, au moment même où la réalité que je considère semble se confondre avec un spectacle ancien et sans doute analogue, la certitude confuse qu’il n’y a, entre ce moi contemporain et ce dont je me souviens de cette petite fille, plus rien de commun. Plus rien, ou alors si, ce goût des fables que l’on se raconte, le désir d’écrire, précis et enfoui à la fois, ancré dans l’enfance (je me souviens que c’est un désir que je me formulais souvent en marchant), et qui est peut-être le seul lien continu que j’entretiens avec moi-même. (p. 77-78)
Christine Montalbetti, Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007)
Dans ces nouvelles atypiques, Christine Montalbetti ne renonce pas aux incises, digressions, parenthèses, adresses au lecteur qui font le charme très proustien de ses récits plus longs.
Christine Montalbetti est née le 13 juillet 1965 au Havre ; elle est maître de conférence en littérature française à Paris VIII, et l’auteur auteur d’essais littéraires :
- Images du lecteur dans les textes (Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1992)
- La digression dans le récit (Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1994)
- Le voyage, le Monde et la bibliothèque (Presses Universitaires de France, « Écritures », 1997)
- Gérard Genette, une poétique ouverte (Bertrand-Lacoste, « Références », 1998)
Elle a publié auparavant quatre romans ou récits :
- Sa fable achevée, Simon sort dans la bruine (POL, 2001)
- L’origine de l’homme (POL, 2002)
- Expérience de la campagne (POL, 2005)
- Western (POL, 2005)
On peut en ligne l’écouter se lire ou lire un de ses articles critiques : « Narrataire et lecteur : deux instances autonomes », Cahiers de narratologie, 11, 2004.
la maladie naturelle de notre esprit
Posted on | avril 23, 2007 | Commentaires fermés
Les hommes méconnaissent la maladie naturelle de leur esprit : il ne fait que fureter et quêter ; et va sans cesse, tournoyant, bâtissant, et s’empêtrant en sa besogne, comme nos vers à soie, et s’y étouffe. Mus in pice. Il pense remarquer de loin, je ne sait quelle apparence de clarté et vérité imaginaire : mais pendant qu’il y court, tant de difficultés lui traversent la voie, d’empêchements et de nouvelles quêtes, qu’elles l’égarent et l’enivrent. (…)
Ce n’est rien que faiblesse particulière, qui nous fait contenter de ce que d’autres, ou que nous-mêmes avons trouvé en cette chasse de connaissance : un plus habile ne s’en contentera pas. Il y a toujours place pour un suivant, oui et pour nous-mêmes, et route par ailleurs. Il n’y a point de fin en nos inquisitions ; notre fin est en l’autre monde. C’est signe de raccourcissement d’esprit, quand il se contente, ou signe de lassitude. Nul esprit généreux, ne s’arrête en soi : il prétend toujours, et va outre ses forces ; il a des élans au-delà de ses effets ; s’il ne s’avance, et ne se presse, et ne s’accule, et ne se choque et tournevire, il n’est vif qu’à demi. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son aliment, c’est admiration, chasse, ambiguïté.
Michel de Montaigne, Essais, III, 13
presque toujours
Posted on | avril 22, 2007 | Commentaires fermés
Presque toujours en politique, le résultat est contraire à la prévision.
François René de Chateaubriand (Mémoires d’outre-tombe, Livre IX, chapitre 3)