nous ne faisons que nous entregloser
Posted on | avril 21, 2007 | Commentaires fermés
Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser.
Tout fourmille de commentaires : d’auteurs, il en est grand cherté.
Le principal et plus fameux savoir de nos siècles, est-ce pas savoir entendre les savants ? Est-ce pas la fin commune et dernière de toutes études ?
Nos opinions s’entent les unes sur les autres. La première sert de tige à la seconde : la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de degré en degré. Et advient de là, que le plus haut monté, a souvent plus d’honneur, que de mérite. Car il n’est monté que d’un grain, sur les épaules du pénultième.
Michel de Montaigne, Essais, III, 13
lost in translation
Posted on | avril 20, 2007 | Commentaires fermés
Le paradoxe spatio-temporel selon Calvino : au-delà d’une certaine distance, il n’y a plus de temps de réponse possible, surtout quand les corps célestes s’éloignent les uns des autres à la vitesse de la lumière. Dès lors, le message devient absolu, définitif – il devient une vérité, irrémédiable, perdue dans l’infini, hors d’atteinte.
Ce serait une autre version du fatal : chaque acte est irréversible, sans appel, ne pouvant être corrigé et s’éloignant de nous lumineusement dans le vide. Lost in translation.
Le problème est le même à l’échelle terrestre. Dans un univers où les individus s’éloignent irrésistiblement les uns des autres et où les choses dépassent en quelque sorte leur vitesse de libération, les messages ont de moins en moins le temps de faire retour. Ou bien nous sommes broyés comme des atomes dans un mouvement de contraction irrésistible, et dans ce cas, c’est l’hyperdensité qui fait qu’il n’y a plus de sens ni de message – ils ne peuvent plus s’échapper. Peut-être les deux mouvements, gravitationnel et antigravitationnel, se font-ils en même temps, et nous sommes à la fois de plus en plus loin les uns des autres, dispersés, désintégrés, et de plus en plus compactés, confondus, intégrés de force.
Jean Baudrillard, Cool mémories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p 137)
chrysalides du concept
Posted on | avril 19, 2007 | Commentaires fermés
La science n’est sans doute au fond qu’une merveilleuse source de métaphores. La double flèche du temps, la mémoire de l’eau, l’apoptose, les trous noirs, l’antimatière – où trouver de plus belles métaphores (…) ? Et pourquoi ne pas en abuser ? Ce sont les chrysalides du concept.
Jean Baudrillard, Cool Memories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p. 15)
un art de la disparition
Posted on | avril 18, 2007 | Commentaires fermés
Quand je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore
Quand je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu
Quand je parle d’un homme, c’est qu’il est déjà mort
Quand je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus
Parlons donc du monde d’où l’homme a disparu.
Il s’agit de disparition, et non pas d’épuisement, d’extinction ou d’extermination. L’épuisement des ressources, l’extinction des espèces, ce sont là des processus physiques ou des phénomènes naturels.
Et là est toute la différence, c’est que l’espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n’a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition. (p. 9-10)
C’est là où on voit que le mode de disparition de l’humain (…) résulte précisément d’une logique interne, d’une obsolescence intégrée, de l’effectuation par l’espèce de son projet le plus grandiose, le projet prométhéen de maîtrise de l’univers, d’une connaissance exhaustive – et que c’est cela même qui le précipite vers sa disparition – bien plus vite que les espèces animales, par l’accélération qu’elle imprime à une évoIution qui n’a plus rien de naturel.
Et ceci non pas selon une quelconque pulsion de mort, une disposition involutive, régressive, vers des formes indifférenciées, mais au contraire par une impulsion d’aller le plus loin possible, dans I’expression de toute sa puissance, de toutes ses facultés, jusqu’à rêver précisément d’abolir la mort. (p. 13-14)
Auquel cas, nous et notre corps, nous ne serions plus que le membre fantôme, le maillon faible, la maladie infantile d’un appareil technologique qui nous domine de loin (comme la pensée ne serait que la maladie infantile de l’Intelligence Artificielle ou l’être humain, la maladie infantile de la machine, ou le réel la maladie infantile du virtuel).
L’ensemble reste encore enfermé dans une perspective évolutionniste qui conçoit tout selon une trajectoire linéaire, de l’origine à la fin, de la cause à l’effet, de la naissance à la mort, de l’apparition à la disparition.
Mais la disparition peut être conçue autrement, comme un événement singulier et l’objet d’un désir spécifique, le désir de n’être plus là, qui n’est pas du tout négatif, bien au contraire : ce peut être le désir de voir à quoi ressemble le monde en notre absence (…), ou de voir au-delà de la fin, au-delà du sujet, au-delà de toute signification, au-delà de l’horizon de la disparition, s’il y a encore un événement du monde, une apparition non-programmée des choses. (p. 15-16)
Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ? (Texte inédit daté de janvier 2007) (L’Herne, 2007)
un soulier de confort dans l'élan
Posted on | avril 17, 2007 | Commentaires fermés
27. Technique
La force de l’homme est le point.
Celui-là sur le banc
fut un homme.
Celui-ci sur le banc continue.
Il devient ce qu’il est.
Qui est un homme ?
Bête se demande.
Elle dit parfois : « Voilà un homme ».
Ou « Voici ».
Elle va sur lui. Droit devant.
Il prend un bâton et souffle dans le dur.
Il souffle autour.
Les braises vont
au visage de la bête.
Des pierres qui brillent.
Des pierres combatives.
Comme foudre mariée à grêle.
Bête sent qu’il y a une idée
dans le souffle. I. cause
étonnement.
Et l’arrêt en plein vol.
En plein air.
Bête allée à Technicité.
En passant.
Elle visite bouche ouverte et tombée
(coquillage)
pays de violence et d’invention.
Silence et inauguration
dans la bête.
Avant les jeux.
Elle commence la vertu commune.
Et les tissus de vertu.
D’après « le Loup et l’Homme »
(…)
Finale
Des cœurs en nombre
sont montés, et roulent
dans les Contes.
Pourquoi ?
Pour emprunter l’enfer ?
Pour aller des basses régions
à la fin heureuse ?
Mais tout ne finit pas bien.
Conte est en zibeline parfois.
Et fait un vair de poésie
Un soulier de confort dans l’élan.
Souvent, Conte est en verre.
Solide et renversable. Car minuit sonne.
Des gens alors ont des sourires
d’indéfinition ?
83% de bonheur, 9% de dédain,
6% de peur + 2% de colère ?
Vaste Public est une Impression Générale,
plus qu’une Opinion ?
C’est un ensemble de cœurs sur des pentes.
Avec agitation pré-morale.
L’organe dépendant comprend
des choses.
V.P. a humour et confiance,
ou inquiétude.
Il est inquiet de la conformité.
Enfant Vrai aussi.
Il y a deux publics,
Enfant et peuple ?
Non.
Peuple comprend enfant vrai.
Qui est une suite d’idées.
Peau de ciel ici.
Plafond en dessous. (…)
Philippe Beck, Chants populaires (Poésie Flammarion, 2007, p. 85-86 et p. 213-214)
Philippe Beck est né en 1963, il enseigne la philosophie à Nantes.
On trouve en ligne une page remue.net très complète (extraits, bibliographie, nombreux liens), et également des informations mises en ligne par Sitaudis, le CiPM, et le Printemps des poètes.
politique quotidienne du désordre
Posted on | avril 16, 2007 | Commentaires fermés
Le conseil avisé de François Bégaudeau au « désordrophile » – quelque peu frustré, par les temps qui courent – qui sommeille – selon lui – en tout électeur de gauche :
(…) instaurer, dans son espace vital, une Politique Quotidienne du Désordre, ou PQD.
Cette dernière est menée en circuit interne. Par l’individu, pour l’individu. Juge et partie. Administrant et administré. Démocratie directe. Autugestion pour ma gueule. Kibboutz pour mézigue. Qui consiste à instaurer un comité de surveillance propre à neutraliser Ies pulsions d’ordre par quoi l’on se sent traversé. Une sorte de plan Vigipirate permanent, destiné à mettre hors d’état de nuire le petit terroriste qui sommeille en chacun.
À ne considérer que ces prises de position dans le champ politique et sociétal, Christian se croyait totalement désordrophile. Mais quand il baissa les veux sur le plancher où reposait en vérité ses très véritables pieds, il constata quel petit fasciste il était par moments : ne supportant pas qu’un ami dorme chez lui et risque de perturber la disposition en apparence aléatoire des objets et des meubles ; s’irritant qu’on ait la moindre minute de retard à un rendez-vous; giflant Béatrice lorsqu’elle lui avoua avoir embrassé un garçon dans un action-vérité organisé à l’étage le soir de la fête chez Sophie ; se traitant intérieurement de pauvre larve pour n’avoir travaillé que deux heures sur son manuscrit, un dimanche qu’il faisait beau ; aimant un film à proportion de la compréhension qu’il en a, et non pour le débord qu’il pourrait provoquer ; aimant avoir Iu plus que lire ; constatant avec joie qu’il possède tous les Tintin ; ressentant une étrange satisfaction intérieure après avoir posté ses factures ; vérifiant sans arrêt la présence de son porte-monnaie dans sa poche. Liste non exhaustive, car il arrive ce paradoxe que le royaume de I’ordre est extensible à l’infini.
François Bégaudeau, « Pour une PQD », dans « Les forces de l’ordre », Inculte. Revue littéraire et philosophique, # 12, février 2007, p. 16-17
François Bégaudeau vient également de publier, avec Arno Bertina et OIivier Rohe, Une année en France (Gallimard, 2007), dont il est intéressant de l’écouter parler avec Alain Finkielkraut (Répliques, 24 mars 2007).
détournement de mots d'ordre
Posted on | avril 15, 2007 | Commentaires fermés
Quelques uns des Grands mots d’ordre et petites phrases pour gagner la présidentielle (POL, 2007) d’Hubert Lucot :
Nul n’est censé ignorer la loi de la jungle. (p. 15)
Tous les humains ont devoir de se ressourcer, sauf s’ils n’ont pas de ressources. (p. 61)
L’intelligence artificielle n’est pas au point. Heureusement, l’informatique assiste intelligemment la bêtise. (p. 69)
On sait enfin pourquoi les humains ont pu vivre sans portable pendant des millénaires : ils ne se rendaient pas compte. (p. 72)
Un nombre encore trop important de piétons seraient épargnés par les automobilistes. (p. 106)
Arriérés, les Français ne comprennent pas qu’ils doivent travailler plus et pour un salaire moindre. (p. 129)
Pour vaincre le chômage, il faut allonger la journée de travail. Les actifs se tueront à la tâche, ce qui libèrera des emplois. (p. 131)
Une foule de gens s’acharnent à vivre alors qu’ils n’en ont plus les moyens. (p. 174)
« Chez les peuples intelligents, les sondages donnent les résultats suivants : NON, 2% ; OUI, 3% ; 95% d’indécis, quelle que soit la question. » (p. 197)
On peut en lire d’autres (les premières pages) sur le site des éditions POL, écouter Hubert Lucot les lire sur le site de Libération, où découvrir comment François Bon en fait atelier.
êtres de fuite
Posted on | avril 14, 2007 | Commentaires fermés
Comment rebondissent-ils ? On l’ignore. Ils ne touchent ni le sol ni les choses ni les hommes, pourtant ils tiennent. Par commodité, on les imagine gluants, extrêmement malléables et d’une légèreté qui confine à la susceptibilité : ils fuient à l’approche de la moindre surface, ricochent sans fin entre les choses, entre les gens, horizontalement mais aussi verticalement, sans jamais toucher quoi que ce soit. Intouchables, intouchés, délicats. Que dire d’autre ? Ils évitent les définitions. Ils ne sont pas concernés. (…)
La surface n’y est pour rien. Ils sont en eux-mêmes tiraillés par des forces toujours antagonistes, des envies d’aller là tout en désirant fuir ailleurs qui les condamnent à un ballottement perpétuel. Ils y vont mais fuient. Ainsi, à peine ont-ils choisi et suivi une direction qu’ils en prennent une autre (pas une direction inverse, une autre), puis sur le chemin de cette nouvelle direction, ou à peine sur le chemin de cette nouvelle direction, à peine amorcé le mouvement vers cette nouvelle direction, saisis de regret, ou conscients de toutes les possibilités dont ils se couperaient en optant pour celle-ci plutôt qu’une autre, ou rebutés déjà (peut-être ont-ils déjà assouvi dans le chemin parcouru vers la surface – si court soit-il pour nous comme pour eux – toutes les envies, peut-être sont-ils déjà repus, gavés, pourquoi continueraient-ils de se diriger par là, bon sang ? ils en ont déjà fait le tour, les bras leur en tombent, ils sont mous, rebroussons, fuyons les surfaces, ce qui leur passe par la tête), ils bifurquent, refluent, se retirent, se replient, et ainsi de suite, dans tous les sens, rattrapent, ravalent sans cesse un désir initial défaillant, ou un désir antérieur plus attrayant, et avant lui encore un autre, se retranchent, abolissent, révoquent. Ils ont loupé le coche mais ont le désir, un désir inflexible qui se maintient (ils ne s’arrêtent jamais) avec toutes ses contradictions, envers et contre eux-mêmes, afin que toutes les possibilités leur soient permises. Ils n’ont pas en eux-mêmes suffisamment de décision pour affermir le choix dans l’une ou l’autre direction. Jamais personne (un chef, un père, du nerf ?) n’a su leur dire non, pas par là. De l’amour qui dirait viens. Ils ont déjà la prescience du ratage à suivre une trajectoire, cette trajectoire, plutôt qu’une autre. Ils anticipent, tergiversent, se repentent, sursoient, optent, s’endettent. Les directions, c’est coton. Constitués d’inutile et d’invivable lucidité, de revirements, ils sont ici et là, porteurs d’ambition ravalée, d’à quoi bon ?, de vœu acharné cependant, qu’aucune pulsion ne stabilise, qu’aucune idée de fin ne subordonne à une station ou au désœuvrement, voués à l’irrémissible arrachement de la décision précédente, sans autre ligne de conduite que la remise en question de la ligne de conduite, partisans fanatiques de la frustration, vides de souvenirs. Ils ne se sont jamais donnés. Ils n’ont rien vécu. Ils n’ont le goût de rien. Petits tas de tentations. Aucun paysage, aucune surface, aucune explosion de couleurs, aucun projet ne saurait apaiser leurs virevoltes. Rien ne leur dit. Tout leur dit. Comme s’ils voulaient avoir le choix (vouloir est un grand mot), ne surtout pas se couper de possibilités, mais l’avoir tout le temps, à tout bout de champ, frénétiquement. Les êtres hybrides devraient s’y mettre, ils vont s’y mettre, ils s’y mettent, et puis non! ils ne s’y mettent pas, ils vont s’y mettre. Toute une conception de l’action qui, nous aussi, nous atteint, il ne faut pas croire, à essayer de saisir ce qu’ils veulent.
Alain Sevestre, « Les êtres hybrides », Chez moi : nouvelles (Gallimard, 2007, p. 69 et p. 71-73)
Dans le recueil de nouvelles d’Alain Sevestre, la belle description de ces « êtres hybrides » tout en lignes de fuite « m’atteint, moi aussi », davantage que d’autres nouvelles plus spectaculaires comme « Chez moi », qui donne son titre au volume, et dont on peut lire un extrait chez Berlol. Dominique Quélen propose également sur le site d’Action restreinte une intéressante analyse de ce livre.
Alain Sevestre a publié auparavant :
Double suicide villa Godin (Minuit, 1987)
L’Art Modeste : essai (Gallimard, 1995)
L’Affectation (Gallimard, 1997)
Entrées en matière (Gallimard, 1999)
Le slip (Gallimard, 2001)
Mes Gaillards : théâtre (Comp’Act, 2002)
Revolver (Gallimard, 2003)
Les tristes (Gallimard, 2005)
tous contre tous
Posted on | avril 13, 2007 | Commentaires fermés
Même si ceux qui ne les lisent pas continuent d’accuser les écrivains français contemporains de ne s’intéresser qu’à leur nombril, ils me semblent nombreux, en ces temps pré-électoraux, à parler de ce qui les entoure et ne leur plaît pas. Ariel Kenig publie ainsi Quitter la France (Denoël, 2007), court pamphlet en forme de lettre de rupture amoureuse à notre pays. Son précédent roman, La Pause, mettait en scène un jeune homme qui dans une cité refusait de sortir de chez lui pour ne pas accepter la vie qu’on lui promettait.
Plus loin n’existe pas. La vie c’est le blockhaus : l’habitation à loyer modéré, le hameau de campagne, le quartier pavillonnaire, le gratte-ciel résidentiel, l’impasse à loft ou l’hôtel particulier. Les types de logis s’affrontent pendant que les petits ego concourent.
À qui revient la plus grande valeur démographique, la plus grande souffrance, le plus grand déni ? À qui échoit le plus indécent privilège, le plus vulgaire avantage ?
Tous contre tous, nous avons amoindri nos forces, perdu notre lucidité, et cela m’est égal, au fond, de brûler mes liens. (p. 27-28)Les gens ne se regardent pas assez. Ils s’effraient. Ongles rongés, peau trouée, doigts jaunis par le tabac, cheveux gras, il y a matière. Les gens sont trop malheureux. Ils réclament infiniment, sans complexe. Puisque tes normes et tes institutions les détruisent, ils demandent réparation. Ça ne les contentera pas plus, mais « c’est toujours ça de pris ». Ce serait de l’individualisme, du vrai, les demandeurs en tireraient un profit intime et transcendant. Du bonheur brut. Mais puisqu’ils se nient d’avance, les plaignants construisent leur identité dans le sauvetage de leur statut, du symbole qu’ils incarnent. C’est aride. (p. 42)
Plutôt que de regrouper tes forces afin de rayonner toujours, de pérenniser ton implantation culturelle dans le monde, crache ton vin d’abord et trouve un endroit où loger tes pauvres. Intrinsèquement, je n’ai pas spécialement honte de ta culture ; seulement de l’effroi quand elle voyage. En employant tes mots à l’autre bout du monde, je tremble de peur. Comment s’exprimer en ta langue officielle sans être suspecté de collaborer à tes actes dédaigneux ? (p. 61-62)
Ariel Kenig est né le 24 juin 1983. Il a déjà publié des pièces de théâtre et deux romans : Camping Atlantic (Denoël, 2005) et La pause (Denoël, 2006).
frères d'ombre
Posted on | avril 12, 2007 | Commentaires fermés
Du plus loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie en situation irrégulière. Il me semblait qu’à tout moment quelqu’un pouvait surgir chez moi en hurlant : Police ! Contrôle d’identité ! Et me contraindre à le suivre. C’était absurde, personne n’avait songé à me mettre à la porte, mon casier judiciaire était vierge et je n’envisageais aucune action terroriste (…) Mes parents, des juifs d’Afrique du Nord qui avaient émigré en France a l’âge de dix-sept ans, m’avaient élevée dans la crainte. Juifs, ils voulaient se faire discrets ; immigrés naturalisés au début des années 60, ils se sentaient inférieurs aux « vrais » Français comme s’il en existait des faux, détenteurs de papiers falsifiés, arborant des sourires factices, des citoyens de seconde zone, en somme, catégorie dans laquelle ils se rangeaient instinctivement sans que personne les eût identifiés comme tels, Sur l’échelle de l’étrangeté, mes parents comptaient double. Aussi, quand, le mois dernier, j’ai été arrêtée par erreur avec des immigrés clandestins lors d’un contrôle d’identité sauvage opéré par des policiers en civil, je me suis laissé prendre, je ne me suis presque pas rebellée, j’avais anticipé ce moment, mon éducation m’y avait, d’une certaine façon, préparée. (p. 11-12)
Moi, je le savais, je l’ai compris très tôt, je le sentais instinctivement sans avoir été évincée d’aucun groupe, sans avoir été méprisée : jamais personne ne nous aimerait autant que nous le souhaitions. Nous voulions tout : être acceptés des autres sans pour autant nous mêler à eux, être intégrés sans renoncer à nos coutumes, sans oublier nos racines cosmopolites, devenir de parfaits Français, des fruits de l’école républicaine, des citoyens responsables, tout en sachant que nous n’en serions jamais, et quel dilemme ! Nous nous sentions différents, nous nous déplacions en meutes, bêtes sauvages et blessées, nous avions été mordus, nous nous méfiions, nous avions peur mais les caresses nous manquaient et nous nous approchions, farouches, sans nous livrer complètement, nous nous faufilions dans l’espoir qu’on nous acceptât enfin, qu’on nous aimât, et nous étions ces chiens geignards, collants, susceptibles – voilà ce que nos peurs avaient fait de nous, et je les comprenais, ces exilés soumis, honteux, je les aimais, je me reconnaissais en eux, ils étaient mes frères d’ombre, mes pères de misère, je les admirais, timorés et loqueteux, j’aimais leur fierté excessive, leur réserve, les larmes qu’ils ravalaient et l’amour qu’ils portaient à la liberté, cet amour qui les poussait à la fuite, à l’abandon, qui les menait à la mort, à la maladie, à la solitude, et ils étaient nos derniers héros ces hommes qui quittaient tout pour être libres, leur pays, leur famille et les femmes qu’ils aimaient, car qui étions-nous pour les juger, nous qui avions été bercés par ces mots Liberté, Égalité, Fraternité, qui étions-nous pour leur refuser l’accès à cette terre, la nôtre ? Quelle sorte de monstres à visage humain étions-nous devenus pour les chasser par la force, par le jeu inique des lois, par la tentation corruptrice de nos peurs, eux que nous abandonnions à la déshérence comme des terres infécondes, et qu’avaient-ils à nous prendre que nous ne pouvions leur offrir ? La liberté, nous l’avions dévoyée. (p. 78-79)
Karine Tuil, Douce France (Grasset, 2007)
Karine Tuil a été autorisée à visiter l’un des plus modernes des « centres de rétention administrative », celui du Mesnil-Amelot près de Roissy, expérience qu’elle a « romancée » dans Douce France.
Elle est née le 3 mai 1972 à Paris et est l’auteur de :
- Pour le pire (Plon, 2000)
- Interdit (Plon, 2001)
- Du sexe féminin (Plon, 2002)
- Tout sur mon frère (Grasset, 2003)
- Quand j’étais drôle (Grasset, 2005)
on peut lire en ligne :
- le commentaire éclairé de Réseau Éducation Sans Frontières
- un entretien dans Zone littéraire
- un autre entretien dans Le Mague
… et, pour mettre en perspective, suivre le conseil de Daniel Schneidermann.