numérisation de l'univers
Posted on | avril 10, 2007 | Commentaires fermés
Dans la nouvelle d’A. Clarke, les étoiles s’éteignent une à une dès que sont comptabilisés tous les noms de Dieu. N’est-ce pas la même opération de numérisation de l’univers qu’ont entreprise les computers du monde entier, cette fois pour leur propre compte, sans tenir compte de Dieu, et ne faut-il pas prévoir la même extinction du monde au terme de ce calcul intégral de la réalité ?
(…)
Tout comme les étoiles du ciel, dans le récit d’Arthur Clarke, ainsi les étoiles du cerveau s’éteignent une à une, une fois mis en place le stockage de toutes les données. Mais peut-être cette plongée dans la zone de silence et de catalepsie est-elle une réaction de défense contre l’excès d’une mémoire artificielle ?
Jean Baudrillard, Cool Memories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p. 101 et p. 107)
pensée siliconée
Posted on | avril 9, 2007 | Commentaires fermés
« L’humanité ne pourra se penser comme telle que lorsqu’elle rencontrera une autre espèce consciente… » Il y a une grande présomption à ne vouloir se mesurer à quelque autre espèce que sur la base de la conscience. Celle-ci est un miroir déformant qui empêche de voir que la confrontation existe déjà hors-conscience, dans l’infra-humain, dans l’animal, dans le déroulement du monde sans nous, hors de nous. Pas besoin d’une espèce extra-terrestre pour cela : l’altérité est là, et elle est partout un défi à la conscience telle qu’elle se pense comme hégémonique, seule juge de l’existence du monde.
Il est possible que l’espèce humaine espère, par l’intelligence artificielle, inventer une autre race où elle puisse se réfléchir, comme dans un immense miroir. Mais elle ne ferait encore, en se réfléchissant, que vérifier son existence. Or la conscience suffit pour se connaître, mais elle ne suffit pas pour se penser. Pour cela, il faut que nous soyons défiés dans notre conscience même par tout ce qui ne jouit pas de cette conscience « supérieure », mais qui n’en fait pas moins, dans l’ordre du monde, jeu égal avec la conscience. La conscience n’est souveraine que dans les termes de la représentation du monde qu’elle impose, et qu’elle s’impose à elle-même. Dans l’ordre symbolique, elle ne peut que se mesurer à quelque chose de plus vaste.
(…)
Les seins siliconés, qui ne s’affaissent jamais, même à l’horizontale.
La pensée siliconée, celle qui ne s’avachit jamais, et qui tient debout toute seule, dans n’importe quel contexte.
Jean Baudrillard, Cool Memories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p. 49 et p. 90)
grenouille artificielle
Posted on | avril 8, 2007 | Commentaires fermés
Harry, le narrateur de Neurotwistin’, de Laurent Queyssi est une grenouille neurasthénique, fruit d’une expérience qui lui a donné un esprit humain : non seulement il parle mais il écrit des romans d’espionnage à succès.
Ce premier roman, paru en 2006, est désormais téléchargeable gratuitement sur le site de son éditeur , Les Moutons électriques, qui propose aussi un entretien de l’auteur avec André-François Ruaud.
Laurent Queyssi est né en 1975. Il est aussi journaliste et traducteur.
On peut également consulter en ligne son site et son blog.
tableaux détachés
Posted on | avril 6, 2007 | Commentaires fermés
Dans plusieurs entretiens et textes théoriques, Claude Simon cite (de mémoire précise-t-il) un passage de Madame Bovary, par exemple :
Il y a à ce sujet dans Madame Bovary une toute petite phrase d’une importance capitale, et qui a présidé à tout un aspect de l’évolution du roman contemporain. C’est celle-ci : « Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons, s’échappait à la fois, d’un seul coup (comme les mille pièces d’un feu d’artifices). Elle aperçut nettement et par tableaux détachés , son père, Léon, le cabinet de Lheureux ; leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues ». Comme vous le voyez, il introduit là pour la première fois dans le roman les notions de simultanéité et de discontinuité. (entretien Knapp, 1970)
Nous ne percevons le monde, je crois, que par fragments. Curieusement deux écrivains aussi différents que Tolstoï et Flaubert l’ont senti. Dans Guerre et Paix Tolstoï dit : Un homme en bonne santé perçoit, sent et se remémore en un seul instant un nombre de choses incalculable. Et Flaubert dit de madame Bovary (je cite de mémoire) : « Elle revit en un seul instant, comme les milles pièces d’un feu d’artifice, son père, sa chambre, le cabinet de Lheureux, par fragments détachés et par combinaisons. Par combinaisons ! » (entretien Lebrun, 1989)
J’ai, il y a quelques années, à l’occasion d’un colloque sur Proust, entendu avec stupeur (stupeur partagée par Barthes qui était présent et qui a, du coup, renoncé à prendre la parole) un éminent essayiste dire que Proust aurait, comme par une sorte de perversité maligne, « fragmenté le réel » pour déconcerter son lecteur. Or c’est exactement l’inverse : Proust a réussi à ordonner et «cristalliser» en un seul bloc cohérent tous ces petits fragments de « réalité » que nous sommes seulement capables d’appréhender et de retenir. Avant lui, Flaubert décrivant l’afflux de souvenirs qui submerge Emma malade « par tableaux détachés, d’un seul coup et comme les mille pièces d’un feu d’artifice » avait pressenti cette combinatoire. (entretien Calle, 1993)
ou encore dans son Discours de Stockholm.
Or dans le texte définitif de Madame Bovary, point de « fragments » ni de « tableaux détachés » :
Elle resta perdue de stupeur, et n’ayant plus conscience d’elle-même que par le battement de ses artères, qu’elle croyait entendre s’échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde, et les sillons lui parurent d’immenses vagues brunes, qui déferlaient. Tout ce qu’il y avait dans sa tête de réminiscences, d’idées, s’échappait à la fois, d’un seul bond, comme les mille pièces d’un feu d’artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et parvint à se ressaisir, d’une manière confuse, il est vrai; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c’est-à-dire la question d’argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne.
La nuit tombait, des corneilles volaient.
Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l’air comme des balles fulminantes en s’aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d’eux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétraient; tout disparut. Elle reconnut les lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard.
Alors sa situation, telle qu’un abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d’héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l’allée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, III, 8
Dans la concordance en ligne, des « tableaux » (dans d’autres passages) mais toujours pas de « tableaux détachés ». On les retrouve, en revanche, dans les manuscrits de la séquence 196 (ainsi que d’autres séquences, d’ailleurs, comme si cette expression était une sorte d’indication scénaristique) : les « tableaux détachés » apparaissent dans le folio 194v, sont encore présents dans le folio 191v, mais raturés dans le folio 185. Dans la Pléiade Claude Simon, une note précise que l’écrivain cite une édition spécifique : Madame Bovary, nouvelle version précédée des scénarios inédits (texte établi par Jean Pommier et Gabrielle Leleu, Corti, 1949, p. 597).
qui pleurent comme des urnes
Posted on | avril 5, 2007 | Commentaires fermés
Allez, encore un petit passage de Flaubert, sur les lectures d’Emma, avec une autre métaphore étrange, celle des messieurs « qui pleurent comme des urnes » :
Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l’endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l’immensité ténébreuse de l’histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté. À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu’elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c’était une affaire; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C’était, derrière la balustrade d’un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d’étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l’attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D’autres, rêvant sur des sofas près d’un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée d’un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d’une cage gothique, ou, souriant la tête sur l’épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l’horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis; – le tout encadré d’une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l’eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d’acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Et l’abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d’Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, I, 6
ligne brisée
Posted on | avril 4, 2007 | Commentaires fermés
L’écrivain doit parler depuis son nuage de signes propres, particules chauffées à blanc par un invisible soleil. Non pas mendier, négocier – mais imposer, cela serait-il avec les armes de la plus fine des courtoisies (voyez Proust), le jamais-ouï dont il est l’esclave.
J’aime Proust pour son vice, qui est la langue, l’exceptionnelle faculté qui est la sienne d’élever chaque phrase à la plus délicate des cérémonies. Le retentissement émotionnel de cette œuvre de pianiste hors de pair est ce à quoi les œuvres de l’art peuvent prétendre de mieux. Il faut ainsi, absolument, s’exiler – sous peine de devenir proie, d’être dévoré. (p. 39)
Dans la vie comme dans la polémique, il y a deux voies : la ligne courbe et la ligne droite. Les malins suivent la ligne courbe, les innocents la ligne droite. En cela, la ligne droite est une force. Il y a une troisième voie : la ligne brisée. C’est la mienne. Elle n’a pas le bonheur de la ligne droite, ni la rondeur fuyante de la ligne courbe. La ligne brisée : une succession d’impulsions vives, vouées à la déception d’un mouvement, au départ d’un autre. (p. 43)
Jean-Paul Michel, La vérité, jusqu’à la faute (Verticales, 2007)
Jean-Paul Michel est né en 1948.
Fondateur et directeur des éditions William Blake & Co, il est notamment l’auteur de :
- Autour d’Eux, la vie sacrée, dans sa fraîcheur émouvante (William Blake & Co, 1992)
- Difficile conquête du calme (Joseph K., 1996)
- Le plus réel est ce hasard, et ce feu. Cérémonies et sacrifices 1 (Flammarion, 1997 et 2006)
- Pour nous, la Loi (Sur Hölderlin) (William Blake & Co, 1999)
- Défends-toi, Beauté violente ! Cérémonies et sacrifices 2 (Flammarion, 2001)
comme un chaudron fêlé
Posted on | avril 3, 2007 | Commentaires fermés
En surfant hier soir avec méfiance (1er avril oblige), j’ai pris conscience du fait que la méfiance envers le langage était souvent la règle en ligne (même le 2 avril), car tous les discours sur les informations non-validées d’internet y renforcent le soupçon qui pèse sur tout discours.
En écho à ce constat, l’un des seuls passages de Madame Bovary (dont je relis en ce moment mes passages préférés à cause de grâce à Berlol) où Flaubert se permet de laisser transparaître son point de vue, pour s’attrister du cynisme de Rodolphe et, au-delà, de l’insuffisance désespérante des mots :
Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857, II, 12
Texte dont, grâce à l’université de Rouen, on peut maintenant lire en ligne les brouillons et ratures successifs : 127v … 128 … 127 et 326.
Si on préfère le texte définitif, la version proposée par Wikisource est assez agréable à utiliser.
tout discours roule de tous côtés
Posted on | mars 30, 2007 | Commentaires fermés
Grâce à Daniel Bougnoux, j’ai relu ce que Platon écrit dans Phèdre à propos de l’invention de l’écriture, accusée (déjà !) de tuer la connaissance en fabriquant des « savants imaginaires » :
J’ai donc oui dire qu’il existait près de Naucratis, en Égypte, un des antiques dieux de ce pays, et qu’à ce dieu les Égyptiens consacrèrent l’oiseau qu’ils appelaient ibis. Ce dieu se nommait Thoth. C’est lui qui le premier inventa la science des nombres, le calcul, la géométrie, l’astronomie, le trictrac, les dés, et enfin l’écriture. Le roi Thamous régnait alors sur toute la contrée ; il habitait la grande ville de la Haute-Égypte que les Grecs appellent Thèbes l’égyptienne, comme ils nomment Ammon le dieu-roi Thamous. Thoth vint donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu’il avait inventés, et il lui dit qu’il fallait les répandre parmi les Égyptiens. Le roi lui demanda de quelle utilité serait chacun des arts. Le dieu le renseigna ; et, selon qu’il les jugeait être un bien ou un mal, le roi approuvait ou blâmait. On dit que Thamous fit à Thoth beaucoup d’observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les exposer. Mais, quand on en vint à l’écriture :
« Roi, lui dit Thoth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. »
Et le roi répondit :
« Très ingénieux Thoth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d’utilité ou de nocivité ils confèreront à ceux qui en feront usage. Et c’est ainsi que toi, père de l’écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu’elle peut apporter.
Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants. »
(…)
Ainsi donc, celui qui croit transmettre un art en le consignant dans un livre, comme celui qui pense, en recueillant cet écrit, acquérir un enseignement clair et solide, est vraiment plein de grande simplicité. Sans contredit, il ignore la prophétie d’Ammon, s’il se figure que des discours écrits puissent être quelque chose de plus qu’un moyen de réveiller le souvenir chez celui qui déjà connait ce qu’ils contiennent.
(…)
C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les œuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir.
Platon, Phèdre, 274c-275e
épars en molécules
Posted on | mars 29, 2007 | Commentaires fermés
sans oublier, cité par Jean-Pierre Enjalbert (Qui est vivant ?, Verticales, 2007, p. 53), le toujours vivant Diderot :
Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail.
Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland, 15 octobre 1759
la bonne question
Posted on | mars 28, 2007 | Commentaires fermés
Qui est vivant ? est le titre d’un recueil hors-commerce, « une manière de catalogue en chantier, en vigueur, en mouvement », constitué en grande partie d’inédits, proposé par les éditions Verticales (avalées l’an dernier par Gallimard mais toujours vivantes !)
De beaux textes d’auteurs que j’aime lire (ceux d’Olivia Rosenthal, Chloé Delaume, Régis Jauffret, Lydie Salvayre, Jean-Paul Michel, Claro, Yves Pagès, Philippe Adam, François Bégaudeau, Nicole Caligaris, etc.), mais aussi l’occasion de découvrir des écrivains dont je vais lire très vite d’autres livres, par exemple :
Henri Michaux est vivant.
Celui qui dit qu’il est mort, je le tue.Celui qui profère que Marcel Proust est d’un ennui à périr, je l’amerris.
Celui qui moque le fou sans œuvre, le sage sans production, celui qui hue le griot sans papier, je lui saute sur le steak chevalin pour le noyer dans la rivière d’Auteuil. Je lui coupe l’alimentation, je l’enrhume, je le tousse, je l’escogriffe, je l’embastille en lui-même, je lui pile le logo, je lui sectionne la talonnette d’Achille, les trompettes de Falloppio et les organes, présents ou potentiels, des intelligences.
Car celui qui par trois fois aura trespassé, saura peut-être distinguer entre le vif et l’ordure. (p. 36)
Écrire, pour certains, procède d’une faille, d’une lézarde, d’une zébrure dans le tissu même de la vie. Ces instants éclairants que je viens de vivre, ces personnages hauts en couleur que je viens de rencontrer, cette scène spectaculaire à laquelle j’ai assisté… tout se passe comme s’ils n’étaient pas pleinement achevés. Pour qu’il le soient, il leur faut encore un écho, une réplique, la projection de ce qu’ils sont sur un autre écran. Comme si la vie possédait en elle-même un défaut essentiel, et que seule la réplique de certains de ses fragments pouvait dissiper ce sentiment…
Celui qui tente d’écrire n’est donc pas plus vivant que les autres ; à tout prendre, il le serait plutôt un peu moins, car ce défaut, c’est aussi le sien. C’est pourquoi Kafka nous dit que, de tous les membres de la tribu, il est le plus faible. Par l’écho qu’il tente de donner à la vie, il ne veut pas surpasser les autres, mais simplement les rejoindre – car il a tendance à supposer qu’ils habitent simplement, directement, ce lieu de vie qu’il s’efforce d’atteindre par littérature interposée. (p. 63)
Est vivant celui dont le cerveau cadastral (découpeur de régions, roi des idées claires, mais pas trop, hein ? !, sachez, Sire, qu’une lumière excessive tue les ombres, écrase les reliefs),
marche
synapse dans la synapse
avec le cerveau des émotions (hou, le vilain mot, pour certains),
les deux s’épaulant l’un l’autre.
Vous avez noté ?
(…) Nous dirons qu’un vivant saura tantôt goûter, tantôt gloser, sans que l’un ne chasse l’autre. (p. 66)
Donc vivants. Et ici. Au coude à coude avec les autres, marchant aux mêmes cadences, mais pas tous, il y en a souvent un, une, pour faire démailler les autres, une chaussure mal arrimée, une valise à roulettes traînée et poussée, un trop vieux, parfois un SDF distancé, dis-tant, encore plus opaque que nous, et qui se fout de tout. Plus opaque et plus épais que nous, la foule le contourne, un roc fiché dans cette coulée humaine. (…)
Il ne faut pas se retourner et voir le troupeau derrière, la force obstinée. Vie sans corps, élémentaire comme l’amibe. (…)
Mais, ici, la vie est étrange, presque absente, nouée dans le grand organisme de la foule, qui produit du mouvement, mais pas de l’existence. (…)
Il y a les moments où on ne s’appartient plus, les moments de foule si dense, où on a à peine la marge de tanguer sur son propre pas et de heurter l’épaule du voisin, et juste après, lorsque les trajectoires peuvent à nouveau s’impulser, revient le règne de la force et de la brutalité, les pas qui coupent, talonnent, tranchent, écrasent, dépassent, louvoient ; on mesure la pression sociale d’être dominant. Moi-même enfoncée comme un clou dans la trajectoire de l’autre, je me demande comment font les grandes nuées de martinets dans les cieux d’été, si compacts entre eux, et pourtant virant et tournant à la corde sans que jamais le moindre heurt ne vienne troubler le mouvement. (p. 168-171)
www.ki-vit-vend.com
Qui sommes-nous,
Créatifs, à but lucratif, notre vocation est d’organiser des happenings tonitruants, de promouvoir les Ego, en les plaçant sur le devant de la scène, en deux temps, trois événements.Rendez-vous sur notre espace perso et notre forum-événement de l’année : Qui est vivant ?
Vous y trouverez les divers avis, et dénonciations variées et anonymes qui nous sont parvenus afin de nous aider à résoudre cette question. Ces différents documents, y compris quelques petites poésies affligeantes et moroses, oeuvres d’internautes privés d’oméga 3, sont consultables, à tout moment, sur : no$ archive$ pavante$. Quant aux oméga, il suffit de cliquer sur le lien monsaumon.com pour vous en procurer.La mise du prix « Qui est vivant ? »
Devant l’affluence et la divergence des points de vue nous avons dû nous résoudre à faire appel à une sommité, pour les départager. Par sommité, nous désignons notre source, notre mine de pensée, le moteur de nos inspirations culturelles : Google dont personne ne songera à nier ni la supériorité, ni la polyvalence. (p. 187)
(ces liens là ne mènent à rien, dommage, ce pourrait-être amusant)