mille plateaux

mémoire des lignes de fuite

l’écrivain se prend pour la littérature

Posted on | mars 23, 2007 | Commentaires fermés

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L’écrivain est un personnage à peu près seul. Animal parfois médiocre, toujours isolé sur son radeau. Il n’a rien à faire avec personne. L’écriture repliée sur elle-même comme un chat roulé en boule au soleil. Ceux qui voyagent, ceux qui ne quittent jamais leur rue, célibataires ou pères de famille nombreuse. L’écriture est toujours une solitude insoluble dans la fréquentation des autres. Personne ne peut rien pour vous, et même l’écriture est indifférente, sourde aux sanglots des soldats qui montent à l’assaut la peur au ventre. Si vous écrivez, mieux vaut être un héros ou avoir l’audace des fous. Méditer sur l’écriture avant d’écrire, est une façon de ne pas écrire. Les méditateurs, la littérature leur tire douze balles dans le dos. (…)
- La littérature est mégalomane.
- Et de surcroît, l’écrivain se prend pour la littérature. La littérature qui s’imagine éternelle au milieu des galaxies et du temps. L’écrivain est un petit monsieur.
- En ce qui me concerne, je ne suis guère plus grand qu’un tabouret de comptoir.

Régis Jauffret, Microfictions (Gallimard, 2007, p. 509-510)

Régis Jauffret est le lauréat du Prix France Culture Télérama 2007 pour son roman Microfictions.

Le site de Télérama propose deux vidéos où l’auteur présente son livre et lit quatre de ses « microfictions » les plus réussies.

pourquoi je suis là ?

Posted on | mars 22, 2007 | Commentaires fermés

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Pourquoi sommes-nous là ? Mon père ne me répond pas. Seule cette question le désarme. Pourquoi, pourquoi m’as-tu amenée là ? Si l’un de mes parents me sollicite, je retorque par cette question. Fais la vaisselle. Non, pourquoi je suis là ? Fais la cuisine. Non, pourquoi je suis là ? Aide ta sœur, ne te conduis pas comme ça, ne lis pas, travaille, travaille dans la maison. Pourquoi vous m’avez amenée là ? J’ai toujours été en dehors.
À douze ans on me demande de rentrer. Rentre, tu es musulmane. À douze ans alors que je ne peux tenir chez moi, on me dit, Rentre. Rentre. Fais le ramadan. je quitte la maison, sac au dos et Black Boy de Richard Wright en poche pour toute compagnie. Me prenant pour un hobo en quête d’un lieu meilleur. Je ne sais combien de temps je disparais. Quatre, huit jours ? Je ne sais plus. Partout où je me présente on me dit que j’ai des parents. Partout on me dit qu’il faut que je rentre. On me le demande de tous cotés. On prévient ma mère. Je fais dire qu’au moindre reproche, je pars pour de bon. Je reviens. Je gagne la partie. Pas de ramadan et le droit de vivre autant que je le veux dans ma pièce du grenier. Il m’est toutefois interdit de me mettre à table avec les purs. Les pratiquants que sont ma mère, mon père et ma saur. Mes frères n’ont pas d’obligation religieuse. Je fais à cette occasion mon jeûne. Je refuse de manger le soir, même seule. Ma sœur, que mon entêtement scandalise, s’indigne et se dresse contre moi. Prenant à partie ma mère, lui reprochant notre accord, elle cogne à la porte de tous mes refuges. Elle cogne fort pour me dégager. Je ne crois pas en Dieu. Je ne peux pas, lui dis-je. Fais comme moi. Je ne veux pas de leur vie. Fais comme moi. N’obéis pas. Elle cogne toujours. Je ferme les veux. J’attends. Je ne la supporte plus. Prise de rage, de colère après elle, ses assauts permanents, la vulgarité de son comportement, son goût pour la querelle, ses excès orientaux, je l’empoigne pour la frapper, lui disant mon dégoût d’elle et de sa bêtise, elle se sauve, hurlant que je suis folle, qu’il faut m’interner, me lâchant des insultes que je refuse et que seule sa bouche sait prononcer. Arbi ak mweche affouwathim, Que Dieu bouffe ton foie. Ak mi ghnek, Qu’Il t’étrangle. Ak mi weth sou kavach, Qu’Il te frappe avec une hache. Thakzent. Pourriture. Je suis ébranlée. Ébranlée par ces mots qui m’arrivent des ténèbres. Ces scènes me plongent dans des coins de fadeurs tristes où seule ma mère me rejoint dans le silence. D’où viennent ces mots ? Qui les lui a appris ? Ma mère se tait. Je vois ma sœur comme un démon. Je honnis ce Dieu qui lui donne une telle licence. Je la hais, je la fuis. Je n’ai aucune indulgence. Je ne peux comprendre sa violence, je ne sais rien de ses années terribles en Algérie et de son enfance massacrée. Ce n’est que bien plus tard que je l’apprendrai. L’horreur de ce qu’elle a vécu je ne peux l’envisager enfant. Refoulant les fantômes qui nous assaillent par un combat sans merci, nous rivaliserons de luttes aveugles pour gagner en lucidité sur leurs méfaits. À ce moment je veux que la maison soit l’affaire de tous et non des seules femmes et filles. Je veux les mêmes droits que mes frères. Je ne ferai rien qui les soulage. Je le dis et je leur dis. Ce genre d’attitude ne souffre aucun compromis. J’ignore donc comment on fait le couscous et toutes ces bonnes choses que régulièrement mes sœurs font pour moi aujourd’hui.

Zahia Rahmani, France, récit d’une enfance (Sabine Wespieser, 2006, p. 91-93)

Zahia Rahmani est née le 25 septembre 1962 en Algérie.
Elle à publié :
- Moze (Sabine Wespieser, 2003)
- « Musulman » roman (Sabine Wespieser, 2005)
- France, récit d’une enfance (Sabine Wespieser, 2006)

On peut lire en ligne :
- une notice sur le site DzLit : littérature algérienne.
- un entretien avec Doreen Bodin pour Zone littéraire.

là-bas en ligne de mire

Posted on | mars 21, 2007 | Commentaires fermés

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Vous habitez ici. Vous travaillez ici. Vous vivez ici. Dans cet ici qu’avant vous nommiez là-bas.

Vous habitez la ville, vous occupez des chambres, des appartements, vous vivez dans des cités lointaines, des immeubles délabrés, des chambres d’hôtel et puis quelques foyers. Vous dites abandon, réquisitionnés. Vous dites marchands de sommeil.

Vous habitez cet abandon, vous l’avez investi avec d’autres, chacun a pris un logement et les choses débrouille se sont mises en place, rattraper l’électricité, remplacer carton les fenêtres. Tirer l’eau. Rafistoler. Remettre en état quand depuis longtemps c’était condamné fermé. Chacun a pris appartement ou c’est serré serré, un peu les uns sur les autres mais c’est bien comme ça. Vous êtes nombreux. Vous êtes là chez vous le temps que ça durera, peut-être que d’ici peu il vous faudra repartir aller voir plus loin, autre abandon ou alors vraie maison si la chance le veut. Si les papiers le veulent.

Vous êtes vous, multiples tu. (…)

Vous avez tenté. Vous avez parcouru du chemin pour parvenir. C’était long. Vous aviez là-bas en ligne de mire. En guise d’horizon. Vous aviez rêvé mieux.
Autre.
Vous aviez rêvé bonheur.

Emmanuel Darley, Le Bonheur (Actes sud, 2007, p. 11et 42)

Emmanuel Darley est né en 1963.
Il a publié trois romans :
Des petits garçons : roman (POL, 1993)
Un gâchis, roman (Verdier, 1997)
Un des malheurs (Verdier, 2003)

et des pièces de théâtre :
Badier Grégoire (Théâtre ouvert, 1998)
Une ombre : théâtre (Théâtre ouvert, 2000)
Souterrains : théâtre (Théâtre ouvert, 2001)
Indigents : théâtre (Actes Sud-Papiers, 2001)
Qui va là, suivi de Pas bouger : théâtre (Actes Sud-Papiers, 2002)
Plus d’école : théâtre (École des loisirs, 2002)
Là-haut, la lune (École des loisirs, 2003)
C’était mieux avant (Actes Sud-Papiers, 2004)
Flexible, hop hop! suivi d‘Être humain (Actes Sud-Papiers, 2005)
Quelqu’un manque (Espaces 34, 2006)
en ce moment à l’affiche : Flexible, hop hop!.

En ligne :
- Son site et son « journal pas du tout quotidien »
- Notice Actes sud
- Notice Verdier
- Page remue.net

spiraliser le monde

Posted on | mars 20, 2007 | Commentaires fermés

Le néogâteux gélatineux ne rit jamais. Avec condescendance, il jette dans la même opprobre la modernité qui n’est que bougisme et l’éloge de la jeunesse qui n’est que fasciste. Pour se dédouaner d’être réactionnaire, ce contorsionniste enfonce avec rage les portes ouvertes en affirmant qu’il n’y a pas de progrès en art, pour mieux masquer sa haine du neuf. Et pas de progrès en morale pour justifier son incapacité à la création. Il hurle les cheveux en l’air qu’il faut arrêter le train du renouveau qui écrase tout sur son passage. Il est prêt à se jeter sur les rails. Retenez-le, mes amis !
Assez de l’absurdité de la technique toute-puissante avec ses machineries maléfiques, ses clones nucléaires et ses puces génétiques qui démangent le monde et rendent les hommes étrangers à eux-mêmes.

Daniel Accursi, Le néogâtisme gélatineux (Gallimard, L’Infini, 2007, p. 21-22)

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« Le grand secret est là : la pensée se fait dans la bouche » (Tzara).
Les idées débouchent non pas du cogito cartésien ou de l’inconscient freudien mais de la bouche. Bouche de cratère, bouche de métro, bouche d’égout, bouche de cheval, bouche à bouche. Débordante, déconnante, voltigeante.
Picabia l’a dit : « Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction. »
La pensée n’est pas une ligne droite, une chaîne à la Descartes ou un moule kantien, mais une ronde endiablée comme dans un film de Max Ophuls. Elle danse, rock’n-rolle d’une idée à l’autre, fait des farandoles et des arabesques. Légère, aérienne, insouciante, insolente. Loin de cet esprit de sérieux qui assassine la vie. Cercle joyeux donc. En fait, c’est une spirale ubuesque qui monte comme un escalier en colimaçon et spiralise le monde.
Une spirale non pas pour aller quelque part, comme l’affirme toute la philosophie, obsédée par les points d’arrivée, les destinations, les finalités, les buts, les tout-le-monde-descend, mais Nulle Part, « là où il y a des arbres au pied des lits et de la neige blanche dans le ciel bleu » (Ubu).

Daniel Accursi, Le néogâtisme gélatineux (Gallimard, L’Infini, 2007, p. 99)

où sont passées mes pantoufles ?

Posted on | mars 19, 2007 | Commentaires fermés

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Esprit de sérieux
Le néogâteux gélatineux veut de la vertu, de la loi morale. des impératifs catégoriques, exige de l’esprit-de-sérieux, de la discipline, des tabous, des interdits, aspire à des pères, des repères, du bien, du mal, du sens univoque, des échelles de valeurs, des guerres saintes, des prières, des voitures de pompiers, des policiers partout, raffole des curés en soutanes, des nonnettes, de la sécurité pour tous, des écoles qui ânonnent, des maîtres en blouses grises, des dames-pipi, des académiciens qui plastronnent, des perroquets rouges, etc.
Le voilà donc ce discours mielleux du néogâtisme gélatineux, sirupeux, imbibé de moraline, proféré par les figures d’éponges professorales se prenant pour des prophètes de malheur. Recherche désespérée de la sagesse du style où sont passées mes pantoufles.
- Mais oui où sont-elles passées, bon sang ?
Discours d’âme morte pérorant du haut de la chaire, croyant dominer le monde avec ses clichés de grand-messe et son esprit de curé-rastaquouère. Et s’il y a une once de folie en lui ce n’est que la folie de la soupe phynancière, l’obsession du profit, l’acharnement du classement, de la hiérarchie indiciaire, la fièvre de l’irresponsabilité généralisée.

Daniel Accursi, Le néogâtisme gélatineux (Gallimard, L’Infini, 2007, p. 16-17)

Né en 1947, Daniel Accursi est enseignant et « chercheur en Pataphysique ». Il vit à Paris.

Pour que le Ha Ha explose la Gidouille, relisons aussi Alfred Jarry, mort il y a 100 ans déjà.

un paquet de littérature

Posted on | mars 18, 2007 | Commentaires fermés

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Dans « Total respect » (Journal de la semaine, Libération, samedi 10 février 2007), Régis Jauffret (entre deux piques très savoureuses adressées à l’un de nos candidats, mais assez de politique ici !) se livre à l’autopromotion, et c’est savoureux également :

Publicité
Pour mon livre Microfictions, 1 kg 60g, imprimé en Normandie par Roto Impression. Une sorte de catalogue général de l’humanité. Lisez-le, on parle sûrement de vous dedans. Idéal pour le métro, vous ingurgiterez une histoire complète entre deux stations. Le sac tyrolien sera préféré au sac à main, son poids pourrait à la longue l’endommager.
­ Nous conseillons à nos clients les plus cacochymes de débiter l’ouvrage avec un cutter.
Vous aurez soudain la surprise de constater que vous êtes à présent à la tête de dix petits livres d’une centaine de pages parfaitement légers et portatifs. La valeur vénale de chacun d’eux est d’à peine 2, 50 €… Vous prendrez conscience alors que vous avez fait l’acquisition d’un paquet de littérature vraiment économique, et armé d’une calculette vous découvrirez avec ravissement que chaque histoire vous a été vendue à un prix propre à faire soupirer d’aise votre porte-monnaie. À peine 2 centimes et demi d’euro chacune, soit tout juste 16 centimes de nos francs Pinay. Vous ne regretterez certes jamais votre achat, car la qualité du papier vous permettra après l’avoir lu de l’utiliser pour confectionner de succulentes papillotes de saumon à l’aneth et au citron. L’encre utilisée étant hypoallergénique, vous vous en servirez également à la salle de bains pour vous démaquiller et panser les petits bobos. Il est aussi adapté à tout usage corporel, qu’il soit périodique ou plus prosaïque et quotidien. Un livre dont le moelleux réjouira tout autant les papilles, que les épidermes les plus délicats, et les méninges les plus assoiffées de culture et de modernité.

Quoique quasiment cacochyme, je n’ose pas encore jouer du cutter, et suggère plutôt aux éditeurs de fournir, avec chaque ouvrage acheté, un fichier numérique qui tiendrait dans mon pda (et mon sac à main) sans m’arracher l’épaule et me permettrait de savourer tout au long de ma journée, dans les bus et les cafés parisiens, la prose de Jauffret !

synonyme godot

Posted on | mars 17, 2007 | Commentaires fermés

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J’oubliais, hier, le savoureux et flaubertien « Glossaire général et circonstancié des élections », dont voici quelques extraits :

Démocratie
Tonner contre ses dérives

Fonctionnaires
Sangsues. Y en a trop. Heureusement que Le Point nous informe régulièrement de leurs ravages.

Gauche-droite
Clivage que les gens de droite trouvent dépassé.

Grève
Prise d’otages.

Internet
The place to be.

-itude
Utilisé à satiété depuis la boulette chinoise de Ségolène Royal, ce suffixe permet d’identifier les blaireaux dans une soirée. Exemple : « Passe-moi le vin, je vais étancher ma soifitude / Fais quand même gaffe à ton alcoolitude (rires). »

Les Français
Entité canine à qui il ne manque que la parole, et à qui certains candidats se font fort de servir de porte-voix. Exemple : « Les Français savent que j’ai raison », Nicolas Sarkozy.

Porte-parole
A intérêt à fermer sa gueule.

Pragmatisme
Apanage de la droite. Contrairement à la gauche, toujours idéologique, la droite est pragmatique.

Programme
On attend de le voir. Exemple : « Moi je ne sais pas encore, j’attends de voir son programme. » Voir : Vote blanc.

Sarkozien de gauche
Dernier grand rôle de l’intellectuel médiatique. Et après on va rentrer à la maison, hein papy ? On va rentrer à la maison et boire une soupe. Voir : André Glucksman, Marc Weitzman, Pascal Bruckner, Alain Minc (liste non exhaustive).

Slogan
De préférence oxymorique pour ne fâcher personne. Exemples : « L’Ordre juste », « La Rupture tranquille », « Le Pénis vaginal ».

Thème (de campagne)
Ce dont on parle le plus. Synonyme : Insécurité.

Utile
Autre terme pour désigner Ségolène Royal. Exemple : « Moi au premier tour, je vote Utile. »

Vrai débat
Tout le monde l’attend, ne commence jamais. Synonyme : Godot.

Changer tranquillement la France de toutes nos forces, c’est possible (Inculte, mars 2007, p. 203-216)

et je me tape sur le cœur

Posted on | mars 15, 2007 | Commentaires fermés

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ROUSSELIN : Si je comparais l’Anarchie à un serpent, pour ne pas dire hydre ? Et le pouvoir… à un Vampire ? Non, c’est prétentieux ! Il faudrait cependant intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui enlèvent… comme : « fermer l’ère des révolutions, camarilla, droits imprescriptibles, virtuellement ; » et beaucoup de mots en isme : « parlementarisme, obscurantisme !… »
Calmons-nous ! un peu d’ordre. Les électeurs vont venir, tout est prêt ; on a constitué le bureau, hier au soir. Le voilà, le bureau ! Ici la place du Président (il montre la table, au milieu) ; des deux côtés les deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public!… Mais sur quoi m’appuierai-je ? Il me faudrait un tribune ! Oh ! je l’aurai, la tribune ! En attendant… (Il va prendre une chaise et la pose devant lui, sur la petite estrade) Bien ! et je placerai le verre d’eau, – car je commence à avoir une soif abominable – je placerai le verre d’eau là ! (Il prend le verre d’eau qui se trouve sur la table du Président, et le met sur sa chaise). Aurai-je assez de sucre ? (Regardant le bocal qui en est plein) Oui !
Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu’un prend la parole. Il m’interpelle pour me demander… par exemple… Mais d’abord qui m’interpelle ? Où est l’individu ? A ma droite, je suppose ! Alors, je tourne la tête brusquement !… Il doit être moins loin ? (Il va déranger une chaise, puis remonte). Je conserve mon air tranquille, et tout en enfonçant la main dans mon gilet… Si j’avais pris mon habit ? C’est plus commode pour le bras ! Une redingote vaut mieux, à cause de la simplicité. Cependant, le peuple, on a beau dire, aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate ? (Il se regarde dans une petite glace à main qu’il tire de sa poche.) Le col un peu plus bas. Pas trop, cependant ; on ressemble à un chanteur de romances. Oh ! ça ira – avec un mot de Murel, de temps à autre, pour me soutenir ! C’est égal ! Voilà une peur qui m’empoigne, et j’éprouve à l’épigastre… (Il boit) Ce n’est rien. Tous les grands orateurs ont cela à leurs débuts ! Allons, pas de faiblesses, ventrebleu ! un homme en vaut un autre, et j’en vaux plusieurs ! Il me monte à la tête… comme des bouillons ! et je me sens, ma parole, un toupet infernal !
« Et c’est à moi que ceci s’adresse, Monsieur ! » Celui-là est en face ; marquons-le ! (Il dérange une chaise et la pose au milieu.) « A moi que ceci s’adresse à moi ! » Avec les deux mains sur la poitrine, en me baissant un peu. « A moi, qui, pendant quarante ans… à moi, dont le patriotisme… à moi que… à moi pour lequel… » puis, tout à coup : « Ah ! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur ! » Et on reste sans bouger ! Il réplique : « Vos preuves alors ! donnez vos preuves ! Ah ! prenez garde ! On ne se joue pas de la crédulité publique ! » Il ne trouve rien. « Vous vous taisez ! ce silence vous condamne ! J’en prends acte ! » Un peu d’ironie maintenant ! On lui lance quelque chose de caustique, avec un rire de supériorité. « Ah! ah ! » Essayons le rire de supériorité. « Ah ! ah ! ah! je m’avoue vaincu, effectivement ! Parfait ! » Mais deux autres qui sont là ! – je les reconnaîtrai, – s’écrient que je m’insurge contre nos institutions, ou n’importe quoi. Alors, d’un ton furieux : « Mais vous niez le progrès ! » Développement du mot progrès : « Depuis l’astronome avec son télescope qui pour le hardi nautonnier… jusqu’au modeste villageois baignant de ses sueurs… le prolétaire de nos villes… l’artiste dont l’inspiration… » Et je continue jusqu’à une phrase, où je trouve le moyen d’introduire le mot « bourgeoisie ». Tout de suite, éloge de la bourgeoisie, le tiers Etat, les cahiers, 89, notre commerce, richesse nationale, développement du bien-être par l’ascension progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier : « Eh bien ! et le peuple, qu’en faites-vous ? » Je pars : « Ah ! le peuple, il est grand ! » ; et je le flagorne, je lui en fourre par-dessus les oreilles ! J’exalte Jean-Jacques Rousseau qui avait été domestique, Jacquart tisserand, Marceau tailleur ; tous les tisserands, tous les domestiques et tous les tailleurs seront flattés. Et, après que j’ai tonné contre la corruption des riches : « Que lui reproche-t-on, au peuple ? c’est d’être pauvre ! » Tableau enragé de sa misère ; bravos ! « Ah ! pour qui connaît ses vertus, combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire ! Et ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main la main calleuse de l’ouvrier ! parce que son étreinte, pour être un peu rude, n’en est que plus sympathique ! parce que toutes les différences de rang, de titre et de fortune sont, Dieu merci ! surannés, et que rien n’est comparable à l’affection d’un homme de cœur !… » Et je me tape sur le cœur ! bravo ! bravo ! bravo !
UN GARÇON DE CAFE : M. Rousselin, ils arrivent !
ROUSSELIN : Retirons-nous, que je n’aie pas l’air… Aurai-je le temps d’aller chercher mon habit ? Oui ! – en courant (Il sort)

Gustave Flaubert, Le Candidat (1874), Acte III, scène 1

Cette pièce est rééditée par les éditions Le mot et le reste ; on peut aussi la lire en ligne grâce à Jean-Benoît Guinot.

ornithorynque de la paix

Posted on | mars 13, 2007 | Commentaires fermés

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Et, si guerre il y a pourtant, pourquoi ne pas se plonger dans le parodique Bréviaire des artificiers de Mathias Énard, dont le sous-titre est :

« Manuel de terrorisme à l’usage des débutants
indiquant les conditions de temps et d’argent
pour y parvenir, les études à suivre, les examens à subir,
les aptitudes et les facultés nécessaires pour réussir,
les moyens d’établissement, les chances d’avancement et de
succès dans cette profession, le tout illustré de planches et
de figures, enrichi d’exemples et d’interludes divertissants,
propres à délasser l’âme dans l’étude. »

et où la dérision naît du décalage consistant à parler de la fascination-répulsion de l’époque contemporaine pour la figure du terroriste avec des mots du siècle des Lumières. Les illustrations très encyclopédiques de Pierre Marquès font partie intégrante du jeu.

Mon maître, lorsqu’il travaillait, déambulait en robe de chambre et en pantoufles dans notre demeure, absorbé dans ses pensées, s’arrêtant par instants pour tracer des croquis obscurs sur de grandes feuilles de papier. Il buvait fréquemment de généreuses rasades de rhum, boisson qu’il adorait. La plupart du temps il ne paraissait pas avoir besoin de moi. Je m’ennuyais de ne pas avoir à le servir et m’allongeais donc souvent devant la télévision pour me distraire, comme il est coutume dans notre île des Caraïbes. Je laissais divaguer mon esprit. Je pensais que mon maître ne prêtait aucune attention aux programmes que je pouvais regarder, mais un soir, alors qu’on donnait une émission consacrée à la destruction des tours, il me réprimanda ainsi :
« Ces Arabes sont des peigne-culs, Virgilio mon ami, ils ne méritent pas ton admiration. Évidemment, en bon nègre abruti par le petit écran, ton erreur est compréhensible. Il t’est facile de les idolâtrer pour des raisons futiles, la destruction de bâtiments affreux, la performance inédite de l’aviation civile, le sens de l’ordre et de l’organisation qu’on dit si rare dans ces pays lointains, ou même la gifle retentissante que ces David ont infligé à Goliath. Soit. Mais leur geste, Virgilio, le sens de leur geste est ridicule. Sans parler de leurs lunettes de soleil. Des peigne-culs. Des ignares. La débauche de moyens, de flammes, de symboles, de déclarations pompeuses, tout cela est aussi oiseux et déplacé qu’un terrain de golf à Riyad.

Mathias Énard, Bréviaire des artificiers (Verticales, 2007, p. 17-18)

Mathias Enard est né à Niort en 1972.
Après des études d’arabe et de persan et de longs séjours au Moyen-Orient, il s’installe en 2000 à Barcelone. Il y anime plusieurs revues culturelles ; il participe aussi au comité de rédaction de la revue Inculte. Il a publié :
- La Perfection du tir (Actes Sud, 2003) Prix des cinq continents de la francophonie, Prix Edmée de La Rochefoucauld
- Remonter l’Orénoque (Actes Sud, 2005)
On peut lire en ligne un entretien (aVoir-aLire, 2003)

ariane ma sœur

Posted on | mars 12, 2007 | Commentaires fermés

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Maryline Desbiolles, à propos de ce quartier de l’Ariane qu’elle évoque dans son roman, émet à propos d’Ariane abandonnée à Naxos (celle-ci, de Daumier, nous change des nudités alanguies qui la représentent en général) une série d’hypothèses qui en tant que webmestre d’un labyrinthe ne peuvent que m’intéresser :

Et si, décidément, c’était Ariane qui avait abandonné Thésée en se donnant au sommeil, si Dionysos était le sommeil prenant Ariane ? Après avoir fait l’amour avec Thésée, Ariane se tourne sur le côté et s’endort. On la voit au Louvre, elle a passé son bras (le marbre derrière sa tête, ses seins haut placés sous l’étoffe plissée, ses cuisses, ses genoux rapprochés, elle crawle doucement dans la mer oublieuse et tiède. Elle n’a rien de fragile, rien de pathétique, rien d’abandonné. Ariane n’est pas laissée à elle-même sur l’île de Naxos où elle s’était réfugiée avec Thésée. Ariane est une île. Ariane s’est tournée sur le coté, Thésée ne dort pas, il a les yeux ouverts. Il a cru qu’Ariane était sa douce moitié et qu’il l’épouserait parfaîtement sur l’île de Naxos, mais il n’y a pas de place pour lui, dans son sommeil Ariane remplit toute l’île, elle est une île, elle le repousse sur le rivage, nuitamment Thésée reprend la mer avec les jeunes Athéniens qu’il a sauvés du Minotaure. Sur le chemin du retour à Athènes, Thésée s’arrête à Délos, une autre île, très petite, vide d’Ariane, il consacre dans le temple une statue d’Aphrodite qu’Ariane lui a donnée, et danse avec les jeunes Athéniens une danse compliquée où il mime sa descente dans le labyrinthe. Le Minotaure n’était qu’une baudruche qu’il a d’ailleurs tuée, qu’il a dégonflée à coups de poing. Le caché, l’obscur, le compliqué, il y a un fil qui vous y conduit, un fil donné par l’amoureuse, mais l’amoureuse elle-même, mais l’évidence d’une île, comment l’aborder ? Thésée qui est descendu dans le labyrinthe, qui a tué le Minotaure, délivré ses jeunes victimes, puis est remonté vers la lumière, Thésée n’a pas su aller jusqu’à Ariane allongée à coté de lui. Et tout à sa douleur d’avoir perdu sa moitié, Thésée oublie de changer les voiles noires de son bateau, de les remplacer par des voiles blanches, signe de victoire, comme son père, Égée, lui avait demandé de le faire. Le vieil homme guette le retour du héros, à la vue des voiles noires il croit que son fils a trouvé la mort chez les Crétois et se jette dans la mer. Thésée a-t-il vraiment oublié de changer les voiles ? La mort d’Égée est-elle une méprise ? Thésée n’a-t-il pas connu la défaite ? Il n’a pas su épouser Ariane, il n’a pas su se débrouiller avec la lumière retrouvée (quelquefois ce n’est pas une pelote de fil que donne Ariane à Thésée mais une couronne lumineuse, Ariane est liée à la lumière). La mer dans laquelle s’est jeté le père de Thésée a pris son nom, la mer Égée, la mer de la défaite des hommes, la mer au goût d’amertume où s’abîment ceux que l’île a rejetés. Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette mer d’amertume de l’image des trottoirs de l’Ariane où les hommes se tiennent debout entre eux, des hommes jeunes, obscurs, la mine renfrognée, l’air de ne pas être à toucher avec des pincettes. Dans les histoires qu’on m’a racontées à l’Ariane les hommes, souvent, n’ont pas le beau rôle, abandon, duplicité, alcoolisme, violence, beaucoup de violence, mais je ne peux m’empêcher d’y voir le signe d’une défaite. Trop de frères à l’Ariane, trop de sœurs compatissantes qui délivrent, parfois à leur corps défendant, une pelote de fil pour cheminer dans l’obscurité, trop de sœurs aimantes. L’amoureuse n’est pas une sœur, pas même une alliée, l’amoureuse n’est pas une semblable mais une intruse. Trop de semblables à l’Ariane. Il arrive, et c’est sans doute injuste, que ce soit Thésée que je plaigne, Thésée cherchant sa route sur les mers, condamné à se battre, à prouver sa valeur, cependant que dort Ariane pleine de son magnifique abandon. Ariane donne le fil à Thésée mais à condition qu’il l’épouse, sa générosité n’est pas folle. Elle se garde bien de descendre avec Thésée dans le labyrinthe, elle le laisse seul s’aventurer dans les plis de l’obscurité, comme il navigue seul pour rentrer à Athènes sur les plis de la mer. La sœur d’Ariane, Phèdre, qui bien plus tard épouse Thésée mais s’éprend d’Hippolyte, le fils de Thésée, Phèdre plus violemment passionnée, plus noire, dit au jeune homme en guise de déclaration d’amour qu’elle n’aurait pas hésité, elle, à descendre dans le labyrinthe. Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue Se serait avec vous retrouvée ou perdue. Ces deux vers m’ont toujours émue, même et surtout en classe de quatrième quand je les découvris et ne les compris pas. La répétition du « avec vous » est poignante. Avec vous avec vous. Monsieur M’Boup connaît-il Phèdre par cœur ? Saurait-il me la réciter et bercer la mélancolie qui me gagne ? Avec vous avec vous. Les voiles noires sont sur mes épaules. Les femmes sont effrayantes, bornées comme des îles, les hommes sont perdus, et Phèdre qui, par amour, s’est faite homme en descendant avec vous dans le labyrinthe, et Phèdre qui outrepasse les limites de son sexe, Phèdre qui outre. Phèdre va mourir.

Maryline Desbiolles, C’est pourtant pas la guerre (Seuil, 2007, p. 65-68)

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