mille plateaux

mémoire des lignes de fuite

pourtant pas la guerre

Posted on | mars 11, 2007 | Commentaires fermés

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C’est pourtant pas la guerre. Elle prononcera plusieurs fois cette phrase, sur le même ton, elle qui a connu la guerre, celle de 40 : elle était une petite fille en 1940, difficile de croire qu’elle ait jamais été une fille : elle a une voix de vieux soudard, et encore moins une petite fille, son visage est à présent couvert de rides, une peau épaisse de tortue, plissée à mort, vous savez mon âge ? me demande-t-elle en me regardant, et droit dans les yeux est une formule assez bâclée pour dire qu’elle enfonce son regard dans le mien, ses yeux bleus, durs, presque féroces qui voudraient peut-être me faire peur, j’essaie de minimiser pour lui être agréable, de ne pas dire ce qui me vient à l’esprit, 200 ans ? 160 ? J’avais 11 ans en 1940, faites le compte. C’est pourtant pas la guerre, dira-t-elle à chaque fois qu’on entendra claquer des pétards ou brailler un peu fort, la fenêtre de la cuisine où elle me reçoit est ouverte sur l’été du quartier (il faut dire pour être tout à fait exacte que retentissent soudain plusieurs coups de feu : carabine? pistolet ? carabine, diagnostique-t-elle, elle s’y connaît en armes à feu). C’est pourtant pas la guerre, pourrait être le titre d’un roman d’un se passerait dans les quartiers. Elle répète la phrase à intervalles réguliers, si sèchement que je ne peux pas imaginer qu’elle est gâteuse. Le gâtisme serait du coté du gnangnan, ou alors réussit-elle à me taire peur ? Elle peut compter sur d’autres phrases en forme de slogans publicitaires qu’elle balance de temps à autre au-devant d’elle et sur lesquelles elle s’arc-boute pour ne pas s’effondrer. La peur, je devais pas la connaître, je connaissais que mon père. Elle m’apparaît alors tout entière, les veux en feu, montée sur les ergots de sa phrase caparaçonnée. (…) Vous gagnez des sous avec ça ? ses yeux bleus, durs, presque féroces. Mais elle aime bien que je l’interroge, elle aime bien que je prenne des notes dans mon carnet posé sur les genoux parce que j’ai peur de le salir sur sa table, et que nous soyons assises toutes les deux, elle l’interrogée et moi la scribe, de part et d’autre de l’étroite table de formica bleu, pour le peu que j’en vois, la table est encombrée de papiers, cendrier, casserole, récipients de toutes sortes, de sa tasse à café à elle, en métal, moi non merci je ne prends rien, encombrée comme la cuisine tout entière de boites et de sachets, je ne regarde pas trop. (…) Et c’est moi qui radote, elle ne l’a pas dit autant de fois, mais la phrase n’arrête pas de me battre dans les tempes, à chaque fois plus véhémente, plus hystérique, le p p de pourtant pas, pe pe, martelant de plus en plus fort, une cadence martiale qui se serait emballée et que j’entendrais de trop comme le cœur, la nuit, dont on préfèrerait ignorer le travail lancinant. (…) C’est pourtant pas la guerre. p t p l g. pe te pe le gue asséné par les sabots du cheval sur lequel elle se tient, emplumée et pailletée.

Maryline Desbiolles, C’est pourtant pas la guerre (Seuil, 2007, p. 9-14)

Maryline Desbiolles est née à Ugine en 1959, elle vit dans l’arrière-pays niçois.
Elle a publié :
Une femme de rien : roman (Mazarine, 1987)
Les bateaux-feux : récits (Alinéa, 1988)
Les chambres : nouvelles (Blandin, 1992)
Le premier été (Gardette/Le Noroît, 1994)
Quelques écarts : poèmes (Tarabuste, 1996)
Les tentations du paysage : poèmes (Tarabuste, 1997)
La seiche : roman (Seuil, 1998)
Anchise : roman (Seuil, 1999) Prix Fémina
Le Petit col des loups : roman (Seuil, 2001)
Amanscale : roman (Seuil, 2002)
Le goinfre : roman (Seuil, 2004)
Vous (Melville, 2004)
Manger avec Piero (Mercure de France, 2004)
Primo : roman (Seuil, 2005)
Les Corbeaux : pièce radiophonique (Seuil, 2007)

En ligne, sur C’est pour tant pas la guerre :
- la page Sitaudis
- un article de Christine Ferniot, Télérama, 13 janvier 2007
- une page d’Etonnants voyageurs

moléculaire défi

Posted on | mars 10, 2007 | Commentaires fermés

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Je ne résiste pas à l’envie de citer le S + 7 originel de Raymond Queneau, « La cimaise et la fraction » :

La cimaise et la fraction
La cimaise ayant chaponné tout l’éternueur
Se tuba fort dépurative quand la bixacée fut verdie :
Pas un sexué pétrographique morio de mouflette ou de verrat.
Elle alla crocher frange
Chez la fraction, sa volcanique
La processionnant de lui primer
Quelque gramen pour succomber
Jusqu’à la salanque nucléaire.
« Je vous peinerai, lui discorda-t-elle,
Avant l’apanage, folâtrerie d’Annamite !
Interlocutoire et priodonte. »
La fraction n’est pas prévisible :
C’est là son moléculaire défi.
« Que ferriez-vous au tendon cher ?
discorda-t-elle à cette énarthrose.
- Nuncapation et joyau à tout vendeur,
Je chaponnais, ne vous déploie.
- Vous chaponniez ? J’en suis fort alarmante.
Eh bien ! débagoulez maintenant. »

Ce « moléculaire défi » de la fraction est fort bien venu alors que l’on se demande si l’heure est venue de l’avènement de l’ordinateur quantique, qui sera peut-être capable de décrypter les « explosions combinatoires » et le « pliage des molécules » : pour l’heure « Orion » est tout juste capable de dresser le plan de table d’un « banquet de mariage particulièrement complexe » (tout cela aurait très certainement plu à Raymond Queneau !).

écrire fait aussi passer les minutes

Posted on | mars 9, 2007 | Commentaires fermés

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Après l’avoir écouté avec jubilation lire aux Jeudis de l’Oulipo sa version de « La cimaise et la fraction », je viens de terminer le roman d’Hervé Le Tellier, Je m’attache très facilement (Mille et une nuits, 2007). Le titre est emprunté à Romain Gary et l’histoire, nous dit la quatrième de couverture, est « le récit clinique de trois jours d’une Bérézina amoureuse », avec comme fil conducteur, sur le mode burlesque, le problème de l’âge de « notre héros » (auquel on s’attache très facilement !) :

Il convient, en ce début du récit, d’en dire un peu plus sur notre héros. Il va avoir cinquante ans. Il n’y a pas cinquante façons d’aborder la cinquantaine. Il y en a deux : dans la première, on se persuade que l’on est encore jeune ; dans la seconde, on se plaint d’être déjà vieux. Notre héros devrait refuser les deux, l’une par réalisme, l’autre par un acte de volonté inouï, mais il se contente d’un obstiné mouvement de balancier, selon les matins et les soirs. Il n’a pas tout à fait tort : après tout, dans dix ans, son taux de testostérone commencera sans doute à baisser, et en l’absence de béquilles médicamenteuses, cette question définitionnelle pourrait être définitivement réglée. Il suffira de dire que, si ce ne sont pas ses premières vieilles années, ce sont du moins ses dernières jeunes années. (p.10-11)

Une lectrice (ou un lecteur) se tromperait en imaginant le texte nouveau moins sincère que le premier jet, dont il ne diffère que par des détails. Au contraire, sur son clavier, notre héros précise sa pensée, il ajuste les mots pour tenter de cerner au plus près ses sentiments. Les phrases expulsent aussi le tragique, et il n’est pas mécontent du rôle salvateur qu’il leur fait jouer. Si notre héros avait conservé mémoire de ses lectures anciennes, il se souviendrait qu’Aristote déjà dans sa Poétique baptise « catharsis » cette purge des passions par l’exercice d’un art.
Certes.
Plus prosaïquement, écrire fait aussi passer les minutes, ce qui n’est pas peu. (p. 39-40)

Il a toujours dix-sept ans. Mais jusqu’à quel âge, bon dieu, aura-t-il dix-sept ans ? Pourquoi son cœur ne vieillit-il pas comme sa peau, comme ses yeux ? Souffrira-t-il encore, dans dix ans, dans vingt ans, de passions qu’il ne pourra même plus espérer vivre ? Est-ce un signe de force, de faiblesse, de folie, de ne pas parvenir à vieillir ?
À ce jour, les réponses manquent. (p. 74)

Assis dans la voiture, très vite, trop vite, il écrit un petit poème sur son carnet de poche noir. Car, à ses heures, notre héros poétise. Il y possède un petit talent, et compense ses faiblesses stylistiques et l’approximation technique par un sens aigu de l’autodérision et une touchante simplicité. Son poème commence par :
Au coin de la A32,
et de la S70
ce qui en fait sans doute l’une des seules poésies en langue française où le chiffre 2 appelle une rime en « eux » : ce sera « amoureux » , ou « malheureux », ou les deux.
Résumons-le ici brièvement : notre héros y explique en vers de mirliton que 1) bien que blessé, il ne se résigne pas, 2) qu’il garde l’espoir de revoir notre héroïne à Paris. Une parabole météorologique conclut le poème avec une rime en « onde », qui n’est ni « blonde » ni « monde ».
Notre héros recopie son poème, d’une écriture fine, serrée, puis il déchire la page avec précaution et la range dans la poche de sa chemise, sans la plier. (p. 85-86)

Elle a trente ans, c’est presque vingt. Lui cinquante, autant dire soixante. Qu’il inverse cette logique morbide et tous deux auraient le même âge, mais l’heure n’est pas à l’optimisme. Il courbe l’échine devant l’absurde superstition du chiffre des dizaines. Lorsqu’il plonge dans cet état de liquéfaction mentale, d’abattement, notre héros se sent vieux à faner les fleurs rien qu’en les touchant. (p. 101)

Hervé Le Tellier est né en 1957.
Il est mathématicien, linguiste, journaliste, et membre de l’Oulipo depuis 1992.

- Quelques critiques sur le site de l’Oulipo
- Un portrait de Martine Laval dans Télérama, 7 février 2007.

une immense incertitude

Posted on | mars 8, 2007 | Commentaires fermés

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Si les hommes créent ou fantasment des machines intelligentes, c’est parce qu’ils désespèrent secrètement de leur intelligence, ou qu’ils succombent sous le poids d’une intelligence monstrueuse et inutile : ils l’exorcisent alors dans des machines pour pouvoir en jouer et en rire. Confier cette intelligence à des machines nous délivre en quelque sorte de toute prétention au savoir exhaustif, comme de confier le pouvoir à des hommes politiques nous permet de rire de toute prétention à gouverner les hommes. Si les hommes rêvent, contre toute évidence, de machines originales et géniales, c’est qu’ils désespèrent de leur originalité, ou qu’ils préfèrent s’en dessaisir et en jouir par machines interposées. Car ce qu’offrent ces machines, c’est d’abord le spectacle de la pensée, et les hommes, en les manipulant, s’adonnent au spectacle de la pensée plus qu’à la pensée même.

Ce n’est pas en vain qu’on les nomme virtuelles : c’est qu’elles maintiennent la pensée dans un suspense indéfini, lié à l’échéance d’un savoir exhaustif. L’acte de pensée y est indéfiniment différé. La question de la pensée ne peut même plus y être posée, pas plus que celle de la liberté des générations futures : elles traverseront la vie comme un espace aérien, attachées à leur siège. Ainsi les Hommes de l’Intelligence Artificielle traverseront leur espace mental attachés à leur computer. L’Homme Virtuel, immobile devant son ordinateur, fait l’amour par l’écran et ses cours par téléconférence. Il devient un handicapé moteur, et sans doute aussi cérébral. C’est à ce prix qu’il devient opérationnel. Comme on peut avancer que les lunettes ou les lentilles de contact deviendront un jour la prothèse intégrée d’une espèce d’où le regard aura disparu, ainsi peut-on craindre que l’intelligence artificielle et ses supports techniques deviennent la prothèse d’une espèce d’où la pensée aura disparu.

L’intelligence artificielle est sans intelligence, parce qu’elle est sans artifice. Le véritable artifice, c’est celui du corps dans la passion, celui du signe dans la séduction, de l’ambivalence dans les gestes, de l’ellipse dans le langage, du masque dans le visage, du trait qui altère le sens, et que pour cette raison on appelle trait d’esprit. Ces machines intelligentes, elles, ne sont artificielles que dans le sens le plus pauvre, celui de décomposer les opérations de langage, de sexe, de savoir, en leurs éléments les plus simples, de les digitaliser pour les resynthétiser selon des modèles. Générer toutes les possibilités d’un programme ou d’un objet en puissance. Or l’artifice n’a rien à voir avec ce qui génère, mais avec ce qui altère la réalité. Il est la puissance de l’illusion. Ces machines, elles, n’ont que la candeur du calcul et de l’opérationnel, et les seuls jeux qu’elles proposent sont des jeux de commutation et de combinaison. C’est en cela qu’elles peuvent être dites vertueuses et non seulement virtuelles : c’est qu’elles ne succombent même pas à leur propre objet, et ne sont même pas séduites par leur propre savoir. Ce qui fait leur vertu, c’est leur transparence, leur fonctionnalité, leur absence de passion et d’artifice. L’Intelligence Artificielle est une machine célibataire.

Ce qui distinguera toujours le fonctionnement de l’homme et celui des machines, même les plus intelligentes, c’est l’ivresse de fonctionner, le plaisir. Inventer des machines qui aient du plaisir, voilà qui est heureusement encore au delà des pouvoirs de l’homme. Toutes sortes de prothèses peuvent aider à son plaisir, mais il ne peut en inventer qui jouiraient à sa place. Alors qu’il en invente qui travaillent, "pensent" ou se déplacent mieux que lui ou à sa place, il n’y a pas de prothèse, technique ou médiatique, du plaisir de l’homme, du plaisir d’être homme. Il faudrait pour cela que les machines aient une idée de l’homme, qu’elles puissent inventer l’homme, mais pour elles il est déjà trop tard, c’est lui qui les a inventées. C’est pourquoi l’homme peut excéder ce qu’il est, alors que les machines n’excèderont jamais ce qu’elles sont. Les plus intelligentes ne sont exactement que ce qu’elles sont, sauf peut-être dans l’accident et la défaillance, qu’on peut toujours leur imputer comme un désir obscur. Elles n’ont pas ce surcroît ironique de fonctionnement, cet excès de fonctionnement en quoi consistent le plaisir ou la souffrance, par où les hommes s’éloignent de leur définition et se rapprochent de leur fin. Hélas pour elle, jamais une machine n’excède sa propre opération, ce qui peut-être explique la mélancolie profonde des computers… toutes les machines sont célibataires. (pourtant la récente irruption des virus électroniques offre une anomalie remarquable : on dirait qu’il y a un malin plaisir des machines à amplifier, voire à produire des effets pervers, à excéder leur finalité par leur propre opération. Il y a là une péripétie ironique et passionnante. Il se peut que l’intelligence artificielle se parodie elle même dans cette pathologie virale, inaugurant par là une sorte d’intelligence véritable.)

Le célibat de la machine entraine celui de l’homme Télematique. Tout comme il se donne devant son computer ou son wordprocessor le spectacle de son cerveau et de son intelligence, l’Homme Télématique se donne devant son minitel rose le spectacle de ses phantasmes et d’une jouissance virtuelle. Dans les deux cas, jouissance ou intelligence, il les exorcise dans l’interface avec la machine. L’AUTRE, l’interlocuteur sexuel ou cognitif, n’est jamais réellement visé, dans une traversée de l’écran évocatrice de la traversée du miroir. Ce qui est visé, c’est l’écran lui même comme lieu de l’interface. La machine (l’écran interactif) transforme le processus de communication, de relation de l’un à l’autre, en un processus de commutation, c’est à dire de réversibilité du même au même. Le secret de l’interface, c’est que l’Autre y est virtuellement le Même – l’altérité étant subrepticement confisquée par la machine. Ainsi le cycle le plus vraisemblable de la communication est-il celui des minitélistes roses qui passent de l’écran à l’échange téléphonique, puis au face à face, et puis quoi faire ? Eh bien, "on se téléphone", et puis on repasse au minitel, tellement plus érotique finalement, parce qu’ésotérique et transparent à la fois, forme pure de la communication, puisque sans promiscuité que celle de l’écran et d’un texte électronique en filigrane de la vie, nouvelle caverne platonicienne où voir défiler les ombres du plaisir charnel. Pourquoi se parler, quand il est si facile de communiquer ? (…)

Suis-je un homme suis-je une machine ? Dans le rapport du travailleur aux machines traditionnelles, il n’y a aucune ambiguïté. Le travailleur est toujours de quelque façon étranger à la machine, et donc aliéné par elle. Il garde sa qualité précieuse d’homme aliéné. Tandis que les nouvelles technologies, les nouvelles machines, les nouvelles images, les écrans interactifs, ne m’aliènent pas du tout. Ils forment avec moi un circuit intégré. Vidéo, télé, computer, minitel, ce sont, telles les lentilles de contact, des prothèses transparentes qui sont comme intégrées au corps jusqu’à en faire génétiquement partie, comme les stimulateurs cardiaques, ou ce fameux "papoula" de K. Dick, petit implant publicitaire greffé dans le corps à la naissance et qui sert de signal d’alarme biologique. Toutes nos relations, volontaires ou non, avec les réseaux et les écrans quels qu’ils soient; la forme même de la communication et de l’information est du même ordre : celle d’une structure asservie, non pas aliénée, celle d’un circuit intégré. La qualité d’homme ou de machine est indécidable. Le succès fantastique de l’IA ne vient-il pas du fait qu’elle nous délivre de l’intelligence réelle, du fait qu’en hypertrophiant le phénom

être vivant

Posted on | mars 7, 2007 | Commentaires fermés

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Personne au fond ne se reconnaît vraiment le droit de vivre. Mais ce verdict de mort reste en général bien au chaud, caché derrière la difficulté de vivre. Si celle-ci parfois est levée, la mort est là soudain, d’une façon inintelligible.
(Cool memories, Galilée, 1987)

Être vivant, c’est garder la possibilité de mourir. Ce qui n’est pas vrai en sens inverse. C’est pourquoi il vaut mieux être vivant que mort.
(Cool memories, 4, Galilée, 2000, p. 83)

Jean Baudrillard est mort.

super-héros ou dilettante

Posted on | mars 6, 2007 | Commentaires fermés

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Écrivain (en 10 leçons) de Philippe Ségur (Buchet Chastel, 2007) est un roman très drôle, qui commence par :

Ma vocation d’écrivain est une conséquence directe de mon échec dans la carrière de super-héros. (p. 13)
Ma mère m’a beaucoup soutenu dans mes débuts de super-héros. Elle me trouvait beau. Elle me trouvait intelligent. Nous tombions assez facilement d’accord sur le fait que j’étais promis à une haute destinée. Nous ne divergions que sur les modalités pour y parvenir. Je tenais par-dessus tout à la combinaison rouge et cornue de Daredevil. Elle préférait le casoar des élèves de Saint-Cyr ou le bicorne des polytechniciens. Je lui disais : « Maman, tu veux me rendre ridicule. » Elle me répondait : « De la blague. Trouve-toi d’abord une bonne situation, tu feras super-héros ensuite. » Je dois admettre qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Peu de super-héros poussent le perfectionnisme jusqu’à se dissimuler en garçons coiffeurs ou en videurs de boîte de nuit. (p. 15)
A l’âge de onze ans, ma vie a connu un véritable tournant. Je me suis mis à écrire. L’écriture est une activité nettement moins dangereuse que de se promener dans la cour de son immeuble un mercredi après-midi en tenue de Méga-Condom. J’ai pu m’y livrer sans dommage avec une grande ardeur. Ma mère ne voyait pas d’un très bon œil cette nouvelle passion. « De la blague, disait-elle. Trouve-toi d’abord une bonne situation, tu feras écrivain ensuite. » Elle considérait les gens de lettres comme des saltimbanques, des crève-la-faim qui ne tenaient rien de solide. D’ailleurs la plupart mouraient jeunes, ce qui prouvait à quel point ils étaient incapables. Les seuls qui trouvaient grâce à ses yeux avaient un vrai métier. Ils étaient ambassadeurs, ministres, chirurgiens. Ils écrivaient des livres à temps perdu, pour se distraire. L’absence de soucis matériels était la condition préalable d’une bonne création. Généralement, elle la rendait même superflue et ainsi tout rentrait dans l’ordre. (p. 18)

et finit par :

Un dilettante, ça ne gagne pas sa vie, un dilettante.
Un dilettante, ça s’amuse tout le temps.
Dix heures par jour la semaine.
Et les dimanches. Et les congés.
Allez expliquer ça aux gens réellement utiles à la société. Aux fabricants de dossiers, aux organisateurs de réunions. Allez vous justifier devant les producteurs de nécessités premières. Allez leur dire que les livres sont votre raison de vivre. Allez leur dire qu’ils vous ont sauvé la vie. Tâchez de leur faire comprendre cette petite chose de dix heures par jour, dimanche compris, congés itou, cette chose infime, pas commercialisable. Ils vous regarderont avec un air de compréhension et de bonté, avec ce fichu air de compassion qu’ils ont tous pour les poètes. Il y en a même un ou deux qui vous diront : « tu as raison. » Ils feront : « moi aussi, j’ai un hobby. » Ils feront : « dès que j’ai une minute à la maison, je bricole. »
Pauvre poète, pauvre fou.
Essayez donc d’écrire deux fois plus pour oublier ça. (p. 185-188)

Philippe Ségur est né en mai 1964 dans le Tarn.
Il enseigne le droit à l’université et a publié :
Métaphysique du chien (Buchet-Chastel, 2002)
Autoportrait à l’ouvre-boîte (Buchet-Chastel, 2003)
Poétique de l’égorgeur (Buchet-Chastel, 2004)
Seulement l’amour (Buchet-Chastel, 2005)
Écrivain (en 10 leçons) (Buchet Chastel, 2007)
Messal : poèmes (n & b éditions, 2007)

On peut consulter en ligne :
- son site
- le blog de Clarabel
- une page du site netcomete.

fenêtres nocturnes

Posted on | mars 5, 2007 | Commentaires fermés

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Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par-delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ?» Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

Charles Baudelaire, « Les fenêtres », Le Spleen de Paris

falsification efficace

Posted on | mars 1, 2007 | Commentaires fermés

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Le deuxième roman d’Antoine Bello, Les falsificateurs, décrit la réalité mondiale comme le terrain de jeu d’une organisation secrète internationale, le CFR (Consortium de falsification du réel) qui recrute de jeunes génies du mensonge, eux-mêmes en proie au doute et ignorants des buts de l’entreprise : c’est à la fois un thriller efficace, un roman d’initiation, une réflexion sur ce qu’est une fiction et une parabole sur l’histoire / Histoire, vouée à être réécrite, falsifiée. Petit extrait des cours d’efficacité dans la falsification donnés à l’académie du CFR :

On croit plus facilement à une histoire que l’on aime. Ceci dit, attention, tout le monde n’a pas les mêmes goûts. Certains aimeront une histoire parce qu’elle les fait rire, d’autres au contraire parce qu’elle les fait pleurer. Certains parce qu’elle les fait réfléchir, d’autres au contraire parce qu’elle leur fait oublier leurs soucis. Par conséquent, la façon dont vous racontez une histoire doit impérativement dépendre du public à qui vous la destinez. Si, comme c’est le plus souvent le cas, vous vous adressez à plusieurs publics distincts, racontez-leur la même histoire, mais de façon différente. Et surtout, raccrochez-vous aussi souvent que possible à des canevas narratifs universels : le challenger qui défie les champions et l’emporte à la surprise générale, l’homme sans passé qui revient venger les siens, la jeune femme qui rompt avec un milliardaire pour épouser l’ami d’enfance qui l’aimait en secret, etc.

Antoine Bello, Les falsificateurs (Gallimard, 2007, p. 142-143)

Antoine Bello est né le 25 mars 1970 à Boston.
Il vit à New York, dirige le groupe Ubiqus et a crée rankopedia.
Il a publié auparavant :
- Les Funambules, nouvelles (Gallimard, 1998)
- Éloge de la pièce manquante (Gallimard, Série noire, 2000)

on peut lire en ligne :
- un entretien avec Sabrina Champenois, « C’est lui tout caché » (Libération, 12 février 2007)
- un entretien avec Bernard Strainchamps (Bibliosurf)
- un article d’Isabelle Rüf, « Quand les mots changent les choses » (Le Temps, 3 février 2007)

entassement non panoramique

Posted on | février 27, 2007 | Commentaires fermés

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Un dernier détail de Piero della Francesca pour vous remercier d’avoir continué à lire et animer par vos commentaires les lignes de fuite pendant mon absence !

Je veux voir la boîte d’albâtre mystérieuse et translucide qu’y tient Marie-Madeleine comme une antidote à la déprimante « fosse à bitume » de François Bon, métaphore injustement négative pour rendre compte de l’entassement vertical des billets des blogs, en sédiments certes éphémères mais pas davantage promis à l’oubli que toutes les autres humaines créations.

Sans doute ce texte intéressant est-il très juste sur plusieurs points, mais il me semble accuser les blogs d’évolutions qui sont celles d’internet en général : en se démocratisant, les formes d’expression en ligne se sont aussi standardisées, et il n’est plus temps d’opposer des sites dont la forme serait travaillée et personnelle à des blogs sans personnalité … ici comme là on trouve quelques pépites et beaucoup de déchets.

Je préfère pour ma part parcourir le chaos bavard d’internet comme Orion – aveugle et égaré – les carrefours de sens … ou comme Michaux le dictionnaire :

Une de mes joies de toujours, c’est dans un état détaché, souvent sorti d’un découragement, de contempler un entassement non panoramique des efforts de l’humanité. Je prends donc un dictionnaire. Tous ces bourgeons humains, dans leur foule alphabétique (je ne lis aucune définition) bien plus qu’aucune grande idée, m’émeuvent et m’agrandissent tout en m’humiliant justement.
Étincelles du monde du dehors et du dedans, j’y contemple la multitude d’être homme, la vie aux infinies impressions et vouloir être, et j’observe que ce n’est pas en vain que le monde humain existe. Même je succombe bientôt à ces myriades d’orbites.

Henri Michaux, « Idées de traverses » (1942) dans Passages (Gallimard, p. 19-20)

fonds commun

Posted on | février 26, 2007 | Commentaires fermés

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C’est à la recherche de ce jeu que l’on pourrait peut-être concevoir un engagement de l’écriture, qui, chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l’homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer celui-ci. Le chemin suivi sera alors, on s’en doute, bien différent de celui du romancier qui, à partir d’un « commencement », arrive à une « fin ». Cet autre, frayé à grand-peine par un explorateur dans une contrée inconnue (s’égarant, revenant sur ses pas, guidé – ou trompé – par la ressemblance de certains lieux pourtant différents ou, au contraire, les différents aspects du même lieu), cet autre se recoupe fréquemment, repasse par des carrefours déjà traversés, et il peut même arriver (c’est le plus logique) qu’à la fin de cette investigation dans le présent des images et des émotions dont aucune n’est plus loin ni plus près que l’autre (car les mots possèdent ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars dans le temps des horloges et l’espace mesurable), il peut arriver que l’on soit ramené à la base de départ, seulement plus riche d’avoir indiqué quelques directions, jeté quelques passerelles, être peut-être parvenu, par l’approfondissement acharné du particulier et sans prétendre avoir tout dit, à ce « fonds commun » où chacun pourra reconnaitre un peu – ou beaucoup – de lui-même.

Claude Simon, Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 30-31)

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