mille plateaux

mémoire des lignes de fuite

carrefours de sens

Posted on | février 25, 2007 | Commentaires fermés

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Plus ou moins consciemment, par suite des imperfections de sa perception puis de sa mémoire, l’écrivain sélectionne subjectivement, choisit, élimine, mais aussi valorise entre cent ou mille quelques éléments d’un spectacle (…)
S’il s’est produit une cassure, un changement radical dans l’histoire de l’art, c’est lorsque des peintres, bientôt suivis par des écrivains, ont cessé de prétendre représenter le monde visible mais seulement les impressions qu’ils en recevaient.
« Un homme en bonne santé, écrit Tolstoï, pense couramment, sent et se remémore un nombre incalculable de choses à la fois. » Cette remarque est à rapprocher de ces phrases de Flaubert, à propos d’Emma Bovary : « Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons s’échappait à la fois, d’un seul coup, comme les mille pièces d’un feu d’artifice. Elle aperçut nettement et par tableaux détachés son père, Léon, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues. » (…)
C’est bien là que réside l’un des paradoxes de l’écriture : la description de ce que l’on pourrait appeler un « paysage intérieur » apparemment statique, et dont la principale caractéristique est que rien n’y est proche ni lointain, se révèle être elle-même non pas statique mais au contraire dynamique : forcé par la configuration linéaire de la langue d’énumérer les unes après les autres les composantes de ce paysage (ce qui est déjà procéder à un choix préférentiel, à une valorisation subjective de certaines d’entre elles par rapport aux autres), l’écrivain, dès qu’il commence à tracer un mot sur le papier, touche aussitôt à ce prodigieux ensemble, ce prodigieux réseau de rapports établis dans et par cette langue qui, comme on l’a dit, « parle déjà avant nous » au moyen de ce qu’on appelle ses « figures », autrement dit les tropes , les métonymies et les métaphores dont aucune n’est l’effet du hasard mais au contraire partie constitutive de la connaissance du monde et des choses peu à peu acquises par l’homme.
Et si, suivant Chlovski, on s’accorde à définir le « fait littéraire » comme « le transfert d’un objet de sa perception habituelle dans la sphère d’une nouvelle perception », comment l’écrivain chercherait-il à déceler les mécanismes qui font s’associer en lui ce « nombre incalculable » de « tableaux » apparemment « détachés » qui le constitue en tant qu’ être sensible, sinon dans cette langue qui le constitue en tant qu’ être pensant et parlant et au sein de laquelle, dans sa sagesse et sa logique, nous sont déjà proposés d’innombrables transferts ou transports de sens ? Les mots, selon Lacan, ne sont pas seulement « signes » mais nœuds de significations ou encore, comme je l’ai écrit dans ma courte préface à Orion aveugle, carrefours de sens, de sorte que déjà par son vocabulaire la langue offre la possibilité de « combinaisons » en « nombre incalculable », grâce à quoi cette « aventure du récit » dans laquelle s’engage à ses risques et périls l’écrivain paraît finalement plus fiable que ces récits plus ou moins arbitraires que nous propose le roman naturaliste avec une assurance d’autant plus impérieuse qu’il sait la fragilité et la très discutable valeur de des moyens.

Claude Simon, Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 26-28)

deus ex machina

Posted on | février 24, 2007 | Commentaires fermés

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Si je ne peux accorder crédit à ce deus ex machina qui fait trop opportunément se rencontrer ou se manquer les personnages d’un récit, en revanche, il m’apparaît tout à fait crédible, parce que dans l’ordre sensible des choses, que Proust soit soudain transporté de la cour de l’Hôtel des Guermantes sur le parvis de Saint-Marc à Venise par la sensation de deux pavés inégaux sous son pied, crédible aussi que Molly Blum soit entraînée dans des rêveries érotiques par l’évocation des fruits juteux qu’elle se propose d’acheter le lendemain au marché, crédible encore que le malheureux Benjy de Faulkner hurle de souffrance lorsqu’il entend les joueurs de golf crier le mot « caddie », et tout cela parce qu’entre ces choses, ces réminiscences, ces sensations, existe une évidente communauté de qualités, autrement dit une certaine harmonie, qui, dans ces exemples, est le fait d’associations, d’assonances, mais peut aussi résulter, comme en peinture ou en musique, de contrastes, d’oppositions ou de dissonances.

Claude Simon, Discours de Stockholm (Minuit, 1986, p. 22)

cette sacrée corde raide

Posted on | février 23, 2007 | Commentaires fermés

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Je n’écris pas pour les carabins. Ceux là savent qu’il ne se passe rien alors qu’un phénomène biologique comme les autres. De même que les militaires de métier savent qu’une maison coupée en deux, c’est une maison qui a reçu une bombe et que des tas de types morts, c’est tout simplement le résultat d’une concentration d’artillerie. Très bien. Ces gens savent ou sont censés savoir tant de choses qu’ils sont capables de tout résoudre sans aucun mystère. Vous essayez tant bien que mal de continuer sur cette sacrée corde raide, manquant de vous casser la gueule à chaque pas et ces types vous expliquent qu’il n’y a en réalité aucun danger, ni aucune difficulté, si vous connaissez les lois de l’équilibre. On les trouve dans tous les manuels.

Claude Simon, La Corde raide (Sagittaire, 1947, p. 60)

une poignée de verre pilé

Posted on | février 22, 2007 | Commentaires fermés

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ce fut ainsi que cela se passa, en tout cas ce fut cela qu’il vécut, lui : cette incohérence, cette juxtaposition brutale, apparemment absurde, de sensations, de visages, de paroles, d’actes. Comme un récit, des phrases dont la syntaxe, l’agencement ordonné – substantif, verbe, complément – seraient absents. Comme ce que devient n’importe quel article de journal (le terne, monotone et grisâtre alignement de menus caractères à quoi se réduit, aboutit toute l’agitation du monde) lorsque le regard tombe par hasard sur la feuille déchirée qui a servi à envelopper la botte de poireaux et qu’alors, par la magie de quelques lignes tronquées, incomplètes, la vie reprend sa superbe et altière indépendance, redevient ce foisonnement désordonné, sans commencement ni fin, ni ordre, les mots éclatant d’être de nouveau séparés, libérés de la syntaxe, de cette fade ordonnance, ce ciment bouche-trou indifféremment apte à tous usages et que le rédacteur de service verse comme une sauce, une gluante béchamelle pour relier, coller tant bien que mal ensemble, de façon à les rendre comestibles, les fragments éphémères et disparates de quelque chose d’aussi indigeste qu’une cartouche de dynamite ou une poignée de verre pilé : grâce à quoi (au grammairien, au rédacteur de service et à la philosophie rationaliste) chacun de nous peut avaler tous les matins, en même temps que les tartines de son petit déjeuner, sa lénifiante ration de meurtres, de violences et de folie ordonnés de cause à effet, quitte, si cela ne le satisfait pas (et apparemment, et contrairement à ce qu’il pense, cela ne le satisfait pas), à recourir en supplément aux bons offices des esprits, du marc de café, des cierges bénis, des hommes providentiels ou de la camisole de force. Dans son récit donc, ou plutôt chaque fois qu’il me parla plus tard de ces journées (car ce ne fut que par bribes qu’il me raconta tout cela, et peu à peu, et non pas à proprement parler sous la forme d’un récit mais quand la mémoire de tel ou tel détail lui revenait, sans que l’on sût jamais exactement pourquoi — si tant est que l’on sache jamais exactement ce qui fait ressurgir, intolérable et furieux, non pas le souvenir toujours rangé quelque part dans ce fourre-tout de la mémoire, mais, abolissant le temps, la sensation elle-même, chair et matière, jalouse, impérieuse, obsédante), (…)

Claude Simon, Le Vent : tentative de restitution d’un retable baroque (Minuit, 1957, p. 174-175)

un bloc de plexiglas

Posted on | février 21, 2007 | Commentaires fermés

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On dirait des gens obligés de se battre dans un couloir contre les parois duquel ils se cogneraient sans cesse, ou plutôt entre deux plaques de verre tellement rapprochées qu’à la fin ils semblent pris, immobilisés tels quels, comme ces animaux ou ces objets enfermés dans un bloc de plexiglas, encastrés les uns dans les autres par la pression des deux parois transparentes qui ne laissent plus subsister à la fin entre les combattants le moindre vide, tout espace (par exemple entre une cuirasse, un bouclier, une épaule, ou entre un bras levé et l’une de ces hautes coiffures surmontant les visages de leurs étranges cylindres allant en s’évasant, c’est-à-dire cylindre au départ, autour du front, puis coniques), tout espace, donc, intégralement rempli (par une portion de visage, un profil, un autre casque, un œil, le fer d’une hache), le ciel lui-même, au-dessus du moutonnement des têtes (découpé par les lances, roses, blanches, ou brunes, les courbes des étendards) aussi dur que du mortier, aussi matériel que le bleu des aciers, aussi impénétrable que les visages des combattants, les profils corbins ou prognathes empreints de cette impassibilité, de cette sérénité brutale qui constitue de tous temps l’apanage des puissants et de leur entourage (valets, portiers d’hôtel, chauffeurs de voitures de maîtres, gens de la haute couture), s’extériorisant dans un mélange de raffinements inouïs ou même agressivement ridicules (comme ces chapeaux, ces coiffures, ces plissés, ces pourpoints, ces jabots tuyautés, ces armures exagérément ornées), d’insolence, d’équivoques préciosités la belle jeunesse de Rome ces beaux danseurs si fleuris jaloux de conserver leur jolie figure ne soutiendraient pas l’éclat du fer brillant devant leurs yeux, le sol, où piétinent les jambes mêlées des chevaux et des fantassins, d’une couleur claire aussi, gris-vert, et rigoureusement plat comme celui, artificiellement damé, d’un terrain de jeu, d’une place ou d’une scène de théâtre

Claude Simon, La Bataille de Pharsale (Minuit, 1969, p. 104-105)

caractéristique flétrissure

Posted on | février 20, 2007 | Commentaires fermés

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chez della Francesca : cette caractéristique flétrissure de la plupart des visages et qui ne tient pas tant à la morphologie première (faciès de brutes — naturels dans la soldatesque —, d’empoisonneurs, de bellâtres, de gitons, comme, par exemple, dans la Défaite de Chosroès, le page qui souffle de la trompette, un adolescent à première vue mais, si on l’examine plus longuement, une lourdeur opaque dans le regard, et les poches sous les yeux, l’impassibilité) qu’à quelque chose qui les a prématurément, sournoisement usés, marqués. Comme une tare. La richesse. Ou le pouvoir. Expression semblable sur les photos de vedettes de cinéma ou de milliardaires. Comme une sorte de masque, plaqué. Second visage, en surimpression pour ainsi dire, superposé à des traits originellement beaux. Les femmes (la Vierge elle-même) pourvues de ces yeux aux paupières lourdes, dissimulatrices, à la fente sinueuse à travers lesquelles filtrent, plus fourbes que pudiques, des regards en coin. Leurs lèvres aussi aux moues hautaines, dédaigneuses. Femmes-enfants conscientes de leur prix. Tout d’ailleurs est de prix ici, avec ostentation, insolence : les armures, les vêtements, les couleurs raffinées, les coiffures aux formes extravagantes …

Claude Simon, La Bataille de Pharsale (Minuit, 1969, p. 153-154)

une mince pellicule de couleur

Posted on | février 19, 2007 | Commentaires fermés

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Quoique les règles de la perspective soient apparemment observées pour suggérer au spectateur la sensation de profondeur, le peintre s’est contradictoirement attaché à multiplier les artifices qui ont pour résultat de détruire cet effet de façon que le géant se trouve partie intégrante du magma de terre, de feuillage, d’eau et de ciel qui l’entoure. Orion ne s’avance pas debout sur un chemin, son corps dans un axe vertical au plan de celui-ci, comme par exemple une pièce d’un jeu d’échecs debout sur une case de l’échiquier, entourée d’air et de vide de tous côtés. Il apparaît, au contraire, comme une figure de bas-relief, collé au décor qui est censé l’encadrer ou lui servir de fond. Le corps gigantesque saille ou s’enfonce selon ses parties dans cette nature dont il ne se détache jamais. Selon les endroits, le sol, les rameaux des arbres, les nuages, sont habilement éclairés ou assombris de sorte que tantôt les parties du corps dans l’ombre (le bras droit, le dos) ou dans la lumière (l’épaule et le bras gauche tâtonnant en avant, la jambe gauche tendue en arrière) se découpent nettement, tantôt d’autres parties (la jambe droite portée en avant, le milieu du corps, la main qui tient l’arc) se confondent avec eux. De ce fait le paysage perd toute dimension perpendiculaire à la toile. Au contraire il se bossèle, se creuse, projette en avant certains de ses éléments non pas selon leur proximité ou leur éloignement rationnel, mais selon les seuls besoins de cette rhétorique. Il cesse d’être ciel, cailloux, feuilles, pour se faire environnement, ou plutôt gangue. Ce ne sont pas des masses gazeuses, minérales ou végétales plus ou moins proches, à la façon des plans d’un décor, mais de simples accidents de lumière (ou de couleur) s’accrochant aux reliefs (saillies) d’une même et unique pâte moulée en ronde bosse. Si les objets lointains, comme par exemple la colline à l’horizon, au flanc de laquelle le chemin reparaît, s’élève en serpentant, sont bien dessinés à une échelle plus petite, ils sont par contre ramenés au premier plan par la vigueur des contrastes et des accents. Le rocher qui surplombe la colline, aux pans violemment éclairés ou obscurs, le bouillonnement tumultueux des nuées aux noirs replis, sont de la même nature que le dos musculeux, rocheux du géant englué dans cette même argile où le créateur a pétri indifféremment les formes du monde vivant et inanimé. La curieuse disposition des nuages vient encore confirmer au visiteur du musée qu’il ne contemple pas un spectacle à trois dimensions. Ils imitent les circonvolutions intestinales et cartonneuses de ces nuées parmi lesquelles trônent les vierges et les saints des retables baroques, leurs pieds de marbre posés comme sur des coussins sur leurs tourbillons taillés au ciseau dans la pierre ou moulés dans le stuc et qui serpentent entre les colonnes torses, se mêlent aux plis des linceuls pendant hors des sépulcres, aux draperies qui déploient leurs tonnes de porphyre en d’aériens baldaquins claquant au vent d’imaginaires tempêtes et soutenus par des angelots. Autour de la tête d’Orion (et non pas derrière) ils enroulent leurs lourdes volutes avec lesquelles se confondent les plis flottants de la tunique du serviteur perché sur ses épaules, désignant de son doigt au visage aveugle un but idéal, fait seulement, comme le doigt lui-même, les paupières closes, les épaules bosselées et les empreintes des pieds monumentaux dans la poussière du chemin, d’une mince pellicule de couleur.

Claude Simon, Orion aveugle (Skira, 1970, p. 127-129)

réseau de correspondances

Posted on | février 18, 2007 | Commentaires fermés

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Dans Les jeunes filles en fleurs, Proust, parlant des repas qu’il prend avec sa grand-mère dans la salle à manger du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec, écrit ceci :
« Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l’idée que j’étais sur la pointe extrême de la terre, je m’efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d’y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours ou y était servi quelque vaste poisson, monstre marin qui, au contraire des couteaux et des fourchettes, était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l’Océan, au temps des Cimmeriens, et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer ».
Avant d’aller plus loin dans l’étude de ce texte étonnant, ce que l’on peut tout de suite noter c’est à quel point une telle description illustre la définition proposée par Chklovski, c’est à dire que par le travail de la langue un poisson bouilli posé sur un plat est soudain arraché à son contexte dans le monde quotidien (les couteaux, les fourchettes, un déjeuner vers 1900 dans la salle à manger d’un hôtel) pour être transporté dans un cadre aux tout autres dimensions.
Les mots que Proust a choisis pour en parler (et notons encore au passage la sélection qu’ils constituent, car pas plus qu’il ne nous précise son espèce, Proust ne nous dit ni la couleur de sa peau, ni sa forme particulière, ni sa saveur, etc. …), les mots, donc, employés (convoqués) pour cette description (soit : vaste, monstre, marin, époques primitives, vie, afflux, Cimmérien, innombrable, vertèbres, bleu, rose, construit, nature, plan, architecture, cathédrale, mer), ont le pouvoir de susciter soudain dans cette banale salle à manger de Palace tout un ensemble de majestueuses résonances ou harmoniques mettant en jeu les concepts de préhistoire, de biologie et de structure qui font que, soudain nous prenons conscience que cet objet n’est pas un accident isolé mais un élément de cette immense et rigoureuse organisation dans l’espace et le temps qu’est le monde auquel il est étroitement lié par tout un réseau de correspondances qui font de lui un véritable monument.
Assis avec Proust, sa grand-mère et une marquise bavarde à cette table d’un grand hôtel normand, nous sommes soudain pénétrés, comme devant une peinture de Cézanne ou de Rubens, par ce sentiment pour ainsi dire cosmique que tout dans la nature se commande, est organisation, dépendances, rapports.
(…) ce que nous montre Proust (et en ceci il apparait comme le grand écrivain révolutionnaire du XXe siècle, l’écrivain véritablement sub-versif, c’est-à-dire renversant sens dessus-dessous l’optique romanesque traditionnelle), c’est le prodigieux dynamisme de la description qui, littéralement, projette autour d’elle, comme une pieuvre, des tentacules dans toutes les directions, sélectionne et convoque des matériaux, les assemble, les organise.

Claude Simon, « Roman, description et action » (Conférence, 1980, p. 17-18)

soustraction du sens

Posted on | février 16, 2007 | Commentaires fermés

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Dans Logique du sens, Deleuze expliquait que le sens ne serait pas quelque chose de planqué qu’il s’agirait de débusquer. Il n’y a pas de dévoilement à opérer, parce qu’il n’y a rien à dévoiler. Le sens n’est tapi nulle part ; n’attend pas qu’on vienne le chercher. Il ne précède pas le texte – n’en constitue ni l’arrière fond ni le programme. Le sens est production, c’est-à-dire qu’il s’élabore au fil de l’écriture, dans des directions hétéroclites, souvent à l’insu de l’auteur lui-même. L’interprétation – le sens qu’on assigne à un texte – intervient certes en cours de processus (du moins en partie pour l’auteur), mais surtout lors de son achèvement – interprétation qui est le fait du lecteur, du commentateur, du critique.
Pour aller vite, on peut diviser les écrivains en deux catégories. Ceux pour qui le sens doit précéder l’écriture ; pour qui le roman est avant tout usine à message. Cette pulsion autoritaire (il s’agit bien de cadenasser d’avance le texte) trouve souvent sa limite avec l’intervention du lecteur, cet intrus, dont l’interprétation peut contredire les assignations de l’auteur. Le cas échéant, l’auteur se plaindra de : 1) la cuistrerie du lecteur ; 2) la mauvaise compréhension de son œuvre ; 3) la trahison du sens. La deuxième catégorie d’écrivains laisse sa chance au produit. Non pas délivrer un sens avant même d’avoir écrit ; non pas tordre le texte en fonction du sens à assigner : mais autoriser le texte en cours d’écriture à produire du sens – quitte à ce que cette production lui échappe. En d’autres termes : maintenir les possibles.
Pour aller plus loin, disons que puisque le sens finira toujours par être produit, avec ou sans l’assentiment de l’auteur, autant envisager l’écriture comme une opération de soustraction du sens. Ce qui veut dire retirer tout ce qui va dans le sens de la clôture.
Il y aurait à cela deux obstacles : le premier tient à la tentation utilitariste qui demande au roman, s’il n’est pas agréable, d’être a tout le moins utile. Le second est dans le roman lui-même (dans sa version classique), qui déroule une histoire et s’achemine donc vers sa clôture. Une mécanique est mise en place que seules les péripéties pourraient venir contrecarrer, rendre hasardeuse (le héros va-t-il s’en tirer ? Oui, si l’auteur n’invente pas une énième péripétie, qui sera cette fois trop lourde à encaisser et qui aura raison de la liberté du personnage).
La tradition moderne inventera autre chose : au lieu de dérouler une histoire, elle la dépliera (à la façon de Faulkner dans Le Bruit et La Fureur). Elle inventera un rapport au temps qui permettra de passer d’une date à une autre, d’une heure à une autre, brisant tout lien de nécessité. Ou qui en tout cas empêchera que le lecteur s’y accroche comme un noyé à la première branche qui pend. Claude Simon, par exemple, intitule un chapitre de L’Acacia « 1982-1945 ». Ce faisant, les auteurs de la modernité parviennent à faire que le roman se glisse par un trou de souris, et débouche ou découvre des espaces infinis. Qu’il arpente et n’a pas fini d’arpenter, le sens n’étant plus dicté par la langue qu’il parle (comme dans le roman classique prisonnier de sa forme). Où le sens serait plutôt inventé par la langue installée dans l’ouvert. Cet ouvert n’est pas une chose acquise, mais bien une chose à conquérir toujours. Il ne s’oppose pas à un fermé, il est plein dehors.
Voilà peut-être la leçon d’écrivains comme Claude Simon et Juan Benet : la clôture du sens ou la clôture par le sens sont renvoyés hors de l’œuvre, dans l’espace-temps où le livre sera médité par le lecteur désireux de comprendre ce qu’il a lu à partir du point de totalité qu’il aura gagné. Comme on atteint un panorama, un belvédère. Et il y parviendra (chacun se constitue un parcours, comme après une projection de Mulholland Drive) bon an mal an, sans s’en rendre compte – il faut du temps avant de comprendre cela : que la lecture a tenu sans ce belvédère, sans cette mise en perspective. La matière du livre, de chaque page, suffisant à embarquer le lecteur. Non que ces pages ou ces passages soient autonomes. Mais déconnectés de la perspective – ce que Proust avait déjà fait à coup de phrases si longues qu’il transformait tout lecteur en explorateur myope de son œuvre – ils proposent, ces passages, une épaisseur ou une richesse de signifiants que la perspective n’est pas encore venue réduire, instrumentaliser. Moment magique mimé par Proust lorsque le narrateur se réveille et met du temps à ordonner ses perceptions. Le réveil contre la clôture : voilà où on voulait en venir.

Collectif Inculte, « Soustraction du sens », Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007, p. 113-115)

le titanic après l'iceberg

Posted on | février 15, 2007 | Commentaires fermés

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je pose aujourd’hui que ce qu’on appelle roman (officiel) ce qu’on offre en tant que roman (officiel) ce qu’on achète en tant que roman (officiel) ce qu’on critique en tant que roman (officiel) ce dont on parle comme étant de l’ordre du roman (officiel) dans la presse et dans l’édition en France en général n’est pas de l’ordre du roman et moins encore de l’ordre du contemporain mais autre chose

je pose que ce qu’on nous offre en tant que roman (officiel) cet autre chose est en général aussi pertinent que Druon pétitionnant pour rebâtir les Tuileries et aussi contemporain que les écrits des Émigrés en 1815 qui n’avaient rien appris ni rien compris ce qui dans la description la dénonciation l’appréhension du monde dans lequel on vit dans lequel on est revient à faire jouer l’orchestre du Titanic après qu’il a heurté l’iceberg

je pose que cet autre chose ces textes en général appelés romans (officiels) par les éditeurs et les journalistes dénaturent ce qu’est le roman et que ce sont des produits culturels c’est-à-dire des produits destinés à la vente et qu’il n’est donc plus possible de parler de roman contemporain visible ou reconnaissable en France au risque de mélanger les aveux les confessions les relations de viol d’inceste d’euthanasie les histoires de la Première Guerre mondiale les histoires de la Deuxième Guerre mondiale et pourquoi pas si la langue était tentait osait quelque chose qui ressemble au réel se remette en question si la langue

Emmanuel Adely, « Sans titre », Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007, p. 37-38)

Emmanuel Adely est né à Paris en 1962.
Il a publié :
- Les Cintres, roman (Minuit, 1993)
- Dix-sept fragments de désirs (Fata Morgana, 1999)
- Agar-agar, roman (Stock, 1999)
- Jean, Jeanne, Jeanne, roman (Stock, 2000)
- Fanfare, roman (Stock, 2002)
- Mad about the boy, roman (Joëlle Losfeld, 2003)
- Mon amour, roman (Joëlle Losfeld, 2005)
- « Edition limitée » (Inventaire/Invention, 2006)

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