météo-poétique
Posted on | février 14, 2007 | Commentaires fermés
La nature c’est comme le reste, c’est pas plus beau ni plus pur qu’une ville, que les zones commerciales ou les zones industrielles, que les éoliennes hautes et arrogantes au-dessus des épicéas. Des fois même la nature elle est comme ça énervante et neurasthénique, à l’automne si moche et sale, boueuse et collante au printemps quand la neige poisse, arrogante avec le soleil intact de l’hiver, et ridicule si verte l’été. Pénible, ennuyeuse, comme tout le reste. Si pourtant le plateau me vient souvent autour de moi si beau, c’est juste parce que j’y vis. C’est bête, mais magnifique est l’endroit où on vit, ça dépend de comment on se lève, comment on regarde au-dehors, ça dépend de si on regarde. Il y a des jours, des matins ou des nuits, où le temps dans le paysage, où l’air dans les arbres est exactement, presque trivialement, en accord avec le temps dans notre corps, l’air dans notre humeur, on est maussade et dehors aussi, l’humidité se palpe de partout, de nous jusqu’aussi loin là-bas, où ne voient pas nos yeux, puisque le crachin nous interdit de voir. Il nous surprend jusque dans la cuisine, et on s’y attendait tellement. Que la pluie soit froide dans le cou ça ne nous enlève pas l’envie de pleurer, mais ça nous rend la dépression presque belle. (p. 61)
Je ne suis pas sûre que ce soit plus facile, je me souviens juste un peu trop fort de ma propre adolescence, de cette adversité qui me paraissait insurmontable. J’aimerais lui dire, à Nadège, mais comment lui parler. Même à Nadège c’est impossible, elle qui serre les cuisses ou les ouvre trop. J’aimerais lui dire, personne ne t’empêche de les ouvrir, tes cuisses, mais personne ne t’y oblige. Je ne peux pas lui expliquer, comment je ne pouvais pas, moi, ni les ouvrir, ni les fermer. Pour devenir ce que j’étais, je m’enfermais dans la salle d’eau. Je n’avais devant moi que des moments étroits. Et tout le reste du temps et de l’espace, il me fallait porter le sexe en avant pour avoir l’air d’être ce que je n’étais pas, avec en plus ce déplaisir de plaire aux filles à cause de mon air romanesque idiot, cet air qu’essaie de prendre Sébastien quand il referme son cartable résigné en regardant Nadège, puis en se retournant vers moi, vers elle. (p. 63)
Au-dessous des éoliennes, juste, au moment du paysage où le lac artificiel trouve son espace, émondé dans ma mémoire, je vois quelque chose dans les montagnes. Les nuages qui posent leur brume jusqu’au sol ne sont pas assez épais pour empêcher d’y voir, même loin, mais ils bouchent une sorte de transparence par endroits, et la renforcent à d’autres. Juste en face de moi, juste en face de nous, un rectangle, oui, un rectangle presque parfait, laisse filtrer le soleil. On dirait pas un filtre comme je sais pas, au bord de la mer par exemple. Non, ça fait comme ces filtres qu’on visse sur les objectifs des vieux réflex et qui changent les couleurs. Dans un cadre rectangulaire du paysage, toutes les couleurs ont changé, mais seulement à l’intérieur du cadre. C’est mon premier phénomène météo-poétique partagé avec les petits, Lise me dit regarde, mais les maternelle, debout d’un bloc, ont une agitation, une ébullition de cachet jeté dans l’eau, qui nous gâche tout. (p. 141-142)
Emmanuelle Pagano, Les Adolescents troglodytes (POL, 2007)
Emmanuelle Pagano est née en septembre 1969 dans l’Aveyron.
Elle a publié :
- Pour être chez moi, récit, publié sous le pseudonyme d’Emma Schaak (Rouergue, mars 2002)
- Pas devant les gens, roman ( La Martinière, février 2004)
- Le tiroir à cheveux (POL, 2005)
- Les Adolescents troglodytes (POL, 2007)
Elle a également un site internet Les corps empêchés qui comporte une partie blog : « dans la marge ».
En ligne aussi :
- Philippe De Jonckheere en parle très bien là et dans ce ricochet très drôle concernant une critique d’Alexis Lacroix
- un autre billet, dans un tout autre genre, chez Clarabel
- un article de Martine Laval pour Télérama
- et, aujourd’hui même, un article de Fabienne Swiatly dans remue.net.
entaille dans la grande fiction
Posted on | février 13, 2007 | Commentaires fermés
On nous dirait qu’ainsi va le monde. On nous dirait qu’ainsi il va, qu’il n’y a rien d’autre. À chercher. À trouver. Tous le diraient. Tous depuis toujours. On est si petit alors. On vient d’arriver. On nous dit ce qui est vrai. Que faire ? On dirait qu’on ferait semblant de croire que ce qui est donné pour vrai est le vrai. Que les mots ne sont pas vidés de leur sens. On ferait semblant de croire que ce qu’il faut, c’est être raisonnable, peut-être le croirait-on, peut-être le ferait-on, être raisonnable. De notre mieux. Quand même, on dirait qu’on aurait du mal à y croire. Mal d’y croire. Mais dans ce bruit qu’on entendrait, comment ne pas croire qu’on serait seul à souffrir ? On aurait mal et l’on se sentirait plus seul encore de croire que l’on est seul à avoir ce mal jusqu’à craindre parfois qu’il n’y ait pas d’issue, qu’il n’y a que ça souffrir, le cacher, être seul, faire semblant. Un temps peut-être on essaierait, l’on ferait semblant que tout va, qu’il y a plus malheureux, qu’il ne faut pas s’écouter, qu’on n’est jamais satisfait. On essaierait et pourtant toujours la souffrance serait là, nous arrachant la peau, nous découpant jusqu’à l’os, nous plongeant dans la plus haute solitude. On nous dirait, bien sûr, qu’il ne faut pas trop se poser de question que ça ne sert à rien, qu’ainsi va le monde. Que faire ? Alors on se tairait, l’on dissimulerait la souffrance dans nos corps pour ne pas devenir fous et parfois même on arriverait à croire cela, que ce serait la vérité. On dirait qu’on vivrait dans la Grande Fiction.
Écrire, gratter la surface lisse du monde, érafler la Grande Fiction, y découper des portes, des fenêtres ou même la poignarder, à chaque écrivain(e) sa méthode pour entamer ce mur, pour celles et ceux, évidemment, qui ne le cimentent pas plus. Le roman, entaille dans la trame serrée des mots usagés, couteau dans le récit consensuel des jours pour ouvrir au-dedans de nous les espaces qui ont été niés, fermés, déclarés inexistants. Le roman. Pas tous les romans. Combien de livres n’ont d’autre objet que d’épaissir la paroi opaque de la Grande Fiction, de renforcer son pouvoir en donnant au lecteur, lorsqu’il refermera le livre, le lâche soulagement qu’il aura peut-être eu peur, été touché, ému, etc., mais qu’il ne lui sera rien arrivé.
Louise Desbrusses, « Une entaille dans la Grande Fiction », Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007, p. 335-336)
Louise Desbrusses est l’auteur de L’Argent, L’Urgence (P.O.L. 2006)
et de Couronnes, Boucliers, Armures ( à paraître chez P.O.L.)
On peut lire en ligne un entretien (L’Internaute)
ceci tuera cela
Posted on | février 12, 2007 | Commentaires fermés
Après avoir lu les réponses de François Bon et de Berlol à un article où Francis Marmande (Le Monde, 8 février 2007) accuse la « toile cirée » d’internet de tuer la littérature, j’ai envie d’ajouter mon grain de sel en ricochant sur une autre expression. Comme trop souvent ceux qui accusent aujourd’hui internet de tous les maux, Francis Marmande cite en effet Victor Hugo :
« Oui, sans doute, voir le « Ceci tuera cela » de Hugo dans Notre-Dame de Paris. La Toile tuera le livre, vous avez raison, mais vous n’avez que raison. Cette mort promise du livre, de la littérature, du journal, plonge dans la joie sale qu’ont toujours éprouvée les nouveaux barbares devant ce qui les rassure. Rien à dire, rien à faire contre la conjuration des imbéciles et la revanche des 4 × 4. Vous avez raison, mais vous avez tort d’avoir raison. Nous n’avons que pauvrement raison d’avoir tort. »
… et comme chaque fois ce détournement d’intention et le fait que jamais personne ne pense à replacer cette citation dans son contexte hugolien m’agace.
La sentence « Ceci tuera cela » est en effet proférée dans Notre-Dame de Paris par le peu sympathique archidiacre de la cathédrale, Claude Frollo, en 1482 ; elle est ensuite développée par Hugo dans un long chapitre qui précise le sens de ces « paroles énigmatiques » : « ceci » c’est le livre et « cela » l’architecture religieuse ; l’écrivain applaudit à la victoire de « ceci », celle du livre, qui, depuis le moyen âge, s’est heureusement confirmée au moment où il écrit.
Quelques extraits de ce texte, qui de plus est très beau (et souvent pourrait fort bien décrire internet) à l’appui de ce propos :
Nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles énigmatiques de l’archidiacre : Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice.
À notre sens, cette pensée avait deux faces. C’était d’abord une pensée de prêtre. C’était l’effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l’imprimerie. C’était l’épouvante et l’éblouissement de l’homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. C’était la chaire et le manuscrit, la parole parlée et la parole écrite, s’alarmant de la parole imprimée ; quelque chose de pareil à la stupeur d’un passereau qui verrait l’ange Légion ouvrir ses six millions d’ailes. C’était le cri du prophète qui entend déjà bruire et fourmiller l’humanité émancipée, qui voit dans l’avenir l’intelligence saper la foi, l’opinion détrôner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du philosophe qui voit la pensée humaine, volatilisée par la presse, s’évaporer du récipient théocratique. Terreur du soldat qui examine le bélier d’airain et qui dit : La tour croulera. Cela signifiait qu’une puissance allait succéder à une autre puissance. Cela voulait dire : La presse tuera l’église.
Mais sous cette pensée, la première et la plus simple sans doute, il y en avait à notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la première moins facile à apercevoir et plus facile à contester, une vue, tout aussi philosophique, non plus du prêtre seulement, mais du savant et de l’artiste. C’était pressentiment que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode d’expression, que l’idée capitale de chaque génération ne s’écrirait plus avec la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l’archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu’un art allait détrôner un autre art. Elle voulait dire : L’imprimerie tuera l’architecture.
(…)
L’invention de l’imprimerie est le plus grand événement de l’histoire. C’est la révolution mère. C’est le mode d’expression de l’humanité qui se renouvelle totalement, c’est la pensée humaine qui dépouille une forme et en revêt une autre, c’est le complet et définitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, représente l’intelligence.
Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l’air. Du temps de l’architecture, elle se faisait montagne et s’emparait puissamment d’un siècle et d’un lieu. Maintenant elle se fait troupe d’oiseaux, s’éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l’air et de l’espace. Nous le répétons, qui ne voit que de cette façon elle est bien plus indélébile ? De solide qu’elle était elle devient vivace. Elle passe de la durée à l’immortalité. On peut démolir une masse, comment extirper l’ubiquité ? Vienne un déluge, la montagne aura disparu depuis longtemps sous les flots que les oiseaux voleront encore ; et, qu’une seule arche flotte à la surface du cataclysme, ils s’y poseront, surnageront avec elle, assisteront avec elle à la décrue des eaux, et le nouveau monde qui sortira de ce chaos verra en s’éveillant planer au-dessus de lui, ailée et vivante, la pensée du monde englouti.
Et quand on observe que ce mode d’expression est non seulement le plus conservateur, mais encore le plus simple, le plus commode, le plus praticable à tous, lorsqu’on songe qu’il ne traîne pas un gros bagage et ne remue pas un lourd attirail, quand on compare la pensée obligée pour se traduire en un édifice de mettre en mouvement quatre ou cinq autres arts et des tonnes d’or, toute une montagne de pierres, toute une forêt de charpentes, tout un peuple d’ouvriers, quand on la compare à la pensée qui se fait livre, et à qui il suffit d’un peu de papier, d’un peu d’encre et d’une plume, comment s’étonner que l’intelligence humaine ait quitté l’architecture pour l’imprimerie ? Coupez brusquement le lit primitif d’un fleuve d’un canal creusé au-dessous de son niveau, le fleuve désertera son lit.
(…)
Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit jusqu’ici d’une façon nécessairement incomplète et tronquée, le genre humain a deux livres, deux registres, deux testaments, la maçonnerie et l’imprimerie, la bible de pierre et la bible de papier. Sans doute, quand on contemple ces deux bibles si largement ouvertes dans les siècles, il est permis de regretter la majesté visible de l’écriture de granit, ces gigantesques alphabets formulés en colonnades, en pylônes, en obélisques, ces espèces de montagnes humaines qui couvrent le monde et le passé depuis la pyramide jusqu’au clocher, de Chéops à Strasbourg. Il faut relire le passé sur ces pages de marbre. Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le livre écrit par l’architecture ; mais il ne faut pas nier la grandeur de l’édifice qu’élève à son tour l’imprimerie.
Cet édifice est colossal. Je ne sais quel faiseur de statistique a calculé qu’en superposant l’un à l’autre tous les volumes sortis de la presse depuis Gutenberg on comblerait l’intervalle de la terre à la lune ; mais ce n’est pas de cette sorte de grandeur que nous voulons parler. Cependant, quand on cherche à recueillir dans sa pensée une image totale de l’ensemble des produits de l’imprimerie jusqu’à nos jours, cet ensemble ne nous apparaît-il pas comme une immense construction, appuyée sur le monde entier, à laquelle l’humanité travaille sans relâche, et dont la tête monstrueuse se perd dans les brumes profondes de l’avenir ? C’est la fourmilière des intelligences. C’est la ruche où toutes les imaginations, ces abeilles dorées, arrivent avec leur miel. L’édifice a mille étages, Çà et là, on voit déboucher sur ses rampes les cavernes ténébreuses de la science qui s’entrecoupent dans ses entrailles. Partout sur sa surface l’art fait luxurier à l’oeil ses arabesques, ses rosaces et ses dentelles. Là chaque oeuvre individuelle, si capricieuse et si isolée qu’elle semble, a sa place et sa saillie. L’harmonie résulte du tout. Depuis la cathédrale de Shakespeare jusqu’à la mosquée de Byron, mille clochetons s’encombrent pêle-mêle sur cette métropole de la pensée universelle. À sa base, on a récrit quelques anciens titres de l’humanité que l’architecture n’avait pas enregistrés. À gauche de l’entrée, on a scellé le vieux bas-relief en marbre blanc d’Homère, à droite la Bible polyglotte dresse ses sept têtes. L’hydre du Romancero se hérisse plus loin, et quelques autres formes hybrides, les Védas et les Niebelungen. Du reste le prodigieux édifice demeure toujours inachevé. La presse, cette machine géante, qui pompe sans relâche toute la sève intellectuelle de la société, vomit incessamment de nouveaux matériaux pour son oeuvre. Le genre humain tout entier est sur l’échafaudage. Chaque esprit est maçon. Le plus humble bouche son trou ou met sa pierre. Rétif de la Bretonne apporte sa hottée de plâtras. Tous les jours une nouvelle assise s’élève. Indépendamment du versement original et individuel de chaque écrivain, il y a des contingents collectifs. Le dix-huitième siècle donne l’Encyclopédie, la révolution donne le Moniteur. Certes, c’est là aussi une construction qui grandit et s’amoncelle en spirales sans fin ; là aussi il y a confusion des langues, activité incessante, labeur infatigable, concours acharné de l’humanité tout entière, refuge promis à l’intelligence contre un nouveau déluge, contre une submersion de barbares. C’est la seconde tour de Babel du genre humain.
Victor Hugo, Notre Dame de Paris (Livre Cinq, chapitre 2)
Sans vouloir faire parler les morts (quoique lui-même ait fait tourner les tables dans ce but) je gage que Victor Hugo (à qui je veux bien pour cela pardonner son « nos lectrices nous pardonneront… » peu féministe) se serait trouvé du côté de ceux que Marmande qualifie de « nouveaux barbares » et aurait vu dans la toile une troisième « tour de Babel » davantage qu’une « toile cirée » …
ce qui est fait
Posted on | février 11, 2007 | Commentaires fermés
J’ai souvenir de mon émotion quand je lisais Voyage en grande Garabagne, il y a plus de vingt ans. Tout au long de ma lecture, je me disais « j’ai une idée, je vais écrire ce livre », et j’étais tellement exalté par ce projet que je ne voyais pas l’évidence : qu’il était trop tard, que le Voyage en grande Garabagne n’était plus à écrire, que je le tenais entre les mains… Nous trouvons surtout dans les livres de nos écrivains favoris une partie de la besogne abattue. Ce qui est fait n’est plus à faire, et, d’ailleurs, rares sont les écrivains selon mon goût qui se posent en maîtres. Disciples et épigones sont de pénibles crampons. Mais peut-être, oui, alors, ces œuvres majeures délimitent-elles en creux la forme que pourra prendre la nôtre dans le voisinage de la leur : ce qui reste à faire.
Éric Chevillard, « Des crabes, des anges et des monstres. Entretien avec Mathieu Larnaudie », Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007, p. 109)
méconnaître un dieu
Posted on | février 9, 2007 | Commentaires fermés
Puisque ce « passage secret » (il le reste même s’il a été souvent cité et étudié) figure dans mes tablettes numériques (il m’est cher et secret aussi), j’espère que Jean-François Paillard ne m’en voudra pas de le rendre moins secret en le citant in extenso :
Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d’un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais, cette fois, il resta incomplet. Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois ; de sorte que, mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec, un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme De Villeparisis, un personnage de roman et les trois vieux arbres, la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.
Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts, allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m’eût fallu être seul. Que j’aurais voulu pouvoir m’écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m’isolais de mes parents ! Il me semblait même que j’aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l’objet n’était que pressenti, que j’avais à créer, moi-même, je ne l’éprouvais que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à sa seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme De Villeparisis s’en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je pus ramener à moi. Cependant tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés ? Il n’y avait aucun lieu autour de Combray où une allée s’ouvrît ainsi. Le site qu’ils me rappelaient, il n’y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j’étais allé, une année, avec ma grand’mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que, comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance ? N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi en qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille, soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l’apparence duquel je le pressentais, comme cela m’était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j’avais désiré connaître et qui, du jour où je l’avais connu, m’avait paru tout superficiel, comme Balbec ? N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente, mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin ? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux, comme tels arbres, telle touffe d’herbe que j’avais vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu’un passé lointain, de sorte que, sollicité par eux d’approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir ? Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensée et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l’espace ? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi ; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt, à un croisement de route, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m’eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie.
Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : « ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant ». En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir – trop tard, mais pour toujours – je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en revanche, je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus. Et quand, la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme De Villeparisis me demandait pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir à moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu.
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, À la Recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, 1988, II, p. 76-79)
J’ai cherché en vain l’« épouvantail », et fini par conclure qu’il était l’irruption, dans le souvenir d’une lecture, d’une métaphore de l’écrivain contemporain au « statut » si précaire (tout cela est très proustien) ! En revanche grâce à lui je me suis interrogée sur la « ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles » que je n’avais pas remarquée lors de mes précédentes lectures : les « Nornes » selon la note (que wikipedia permet de compléter) sont « les déesses du Destin dans la mythologie scandinave ».
l'épouvantail d'hudimesnil
Posted on | février 9, 2007 | Commentaires fermés
Jean-François Paillard parle également fort bien de ses propres « machines romanesques » dans un entretien avec Fabienne Swiatly proposé par remue.net :
(…) Au point où en est aujourd’hui la « Fiction », je pense qu’un roman est une expérience narrative qui doit tout tenter, même l’impossible, le présomptueux, le « plus grand que soi », la confusion, l’autodérision, l’énorme etc. Un écrivain n’a rien à perdre à s’amuser vraiment, à « convoquer » Proust pour en faire une sorte de créature tutélaire ou à essayer les trucs et ficelles de poètes (Michaux en tête pour ce qui me concerne). Le passage qui fait référence à l’épouvantail croisé sur le chemin du narrateur : « Comme lui, j’étais cette grotesque apparition, cet impossible narrateur qui agite ses bras désespérés, cherchant à se hisser jusqu’au lecteur, semblant lui dire : Reste, reste un instant, car ce que tu n’apprends pas de moi maintenant, tu ne le sauras jamais » est une phrase empruntée presque mot pour mot à La Recherche du temps perdu. Elle apparaît en conclusion d’un des textes les plus profonds que j’aie jamais lus, narrant la descente en calèche du narrateur vers Hudimesnil. Ce texte, qui a trait à l’indéchiffrable énigme du « statut de l’auteur » fait précisément l’objet d’une discussion assez lamentable entre le narrateur de »Pique-nique » et une de ses « créatures », Damiana Legowisko. (…)
machines romanesques
Posted on | février 8, 2007 | Commentaires fermés
Pour le volume Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007), Philippe Vasset propose un beau texte intitulé « Machines romanesques » (p. 55-60) :
-> (…) Pour mes deux premiers textes, je pensais avoir mis en place une forme nouvelle, baptisée « Machines » (j’avais négocié pour que cet intitulé apparaisse en-dessous du fatal « roman » sur la couverture de mes livres). Je me suis bien gardé d’expliciter cette appellation car mon projet était alors assez flou (il l’est toujours un peu). En gros, il s’agissait d’écrire un équivalent textuel du Centre Pompidou et de rendre toute la structure du livre visible, de façon à ce que le lecteur s’intéresse plus à elle qu’à l’intrigue (les personnages étaient transparents, les histoires incomplètes, trouées, et le moteur du texte était, dans un cas, le fonctionnement d’un logiciel et, dans l’autre, le déploiement d’une carte). Le livre devait apparaître comme la production d’un mécanisme plus vaste, aux potentialités presque illimitées et dont le lecteur serait invité à se saisir pour en faire, à son tour, usage (tout ceux qui écrivent aujourd’hui sans comprendre que leurs lecteurs sont capables de faire aussi bien qu’eux, sinon mieux, ne produisent que des livres vains).
-> Bien sûr, mes « Machines » manquent leur but, et même d’assez loin, mais ça n’est pas très grave : je préfère prendre un risque et rater un texte plutôt que faire comme si je savais ce que je faisais, comme si le monde n’avait pas changé et que la littérature y jouait toujours un rôle, comme s’il suffisait d’inventer des personnages « attachants » et des histoires « captivantes » pour faire un texte qui soit autre chose que du papier imprimé. Tous les livres que j’aime aujourd’hui ont des ambitions bien au-dessus de leurs forces : la plupart du temps, ils tombent â côté, mais ces demi-échecs valent cent fois mieux que la littérature d’ameublement qui vient chaque septembre couvrir les tables des librairies.
-> Pour laisser s’épanouir ces formes inachevées, pour permettre la coexistence et l’interpénétration réciproque du réel et de la fiction, pour ouvrir le texte à ses lecteurs, ils nous faudrait, au lieu du roman, une forme plus proche de ce que l’art contemporain appelle installation, c’est-à-dire une juxtaposition d’éléments entre lesquels on puisse circuler, un texte préparé comme l’étaient il y a cinquante ans les pianos, bref, une machine.
-> Armés comme des pièges, ces assemblages textuels permettraient, plus sûrement que ne le peut le roman, d’appréhender les métamorphoses de la fiction. Ils révéleraient la petite économie fictionnelle qui court en arrière-plan de nos vies, la persistance presque rétinienne de certaines scènes et personnages, la multiplication à l’infini de nos avatars, et le nuage de noms et de qualificatifs qui partout nous accompagne. Eux seuls pourraient capter la langue concassée, hantée, confuse à force d’ellipse et de raccourcis qui est la nôtre et montrer que celle-ci vient toujours après : après les images et après la musique que l’on écoute sans cesse.
C’est l’occasion d’inciter à lire ses trois romans :
- Exemplaire de démonstration, Machine I (Fayard, 2003 ; Pocket, 2005)
dont on peut lire en ligne des extraits (remue.net)
- Carte muette, Machine II (Fayard, 2004 ; Pocket, 2006 )
- Bandes alternées (Fayard, 2006)
Philippe Vasset est né en 1972. Il est rédacteur en chef d’Africa Energy Intelligence et membre de la rédaction d’Intelligence Online.
oreille absolue
Posted on | février 8, 2007 | Commentaires fermés
Merci à buzz littéraire de mettre en ligne un (trop) court extrait de l’intervention de Régis Jauffret lors du colloque Enjeux contemporains du roman.
la femme qui rit
Posted on | février 7, 2007 | Commentaires fermés
Le court essai un peu énigmatique d’Isabelle Sorente, La femme qui rit. Le marché noir de la réalité (Descartes & Cie, 2007) rappelle que « la femme » n’existe pas ; mais, comme le souligne le (joli!) titre, que les femmes sont plus à même d’accepter, et de supporter, les mutations à venir pour l’humain : si l’intelligence humaine, par exemple, se voyait dépassée par l’intelligence artificielle, peut-être ne serait-ce pour les femmes, à qui l’homme n’a consenti l’intelligence que depuis finalement assez peu de temps, que matière à éclater de rire.
Que passe la femme sous le manteau, la jupe ? La femme, le sexe : de cette réalité je ne connais rien, sauf l’intimité de mon travestissement. Quand je dis femme, je pose l’inconnue.
C’est tout.
De la Femme, du rôle, je sais quelques postures. Après tout, je la joue depuis la naissance. Elle, chiffre 2 de ma carte vitale. Elle, mon personnage. Ou elles, mes personnages ? (Le bordel, déjà.) Le pluriel semble moins injuste, mais dans mes personnages, il y a aussi des ils, et des ni l’un ni l’autre.
Alors disons Elle, la Femme et ses postures. (p. 29)
Une joie immense attend, dans le ventre des femmes, elle attend l’heure des causes désespérées. Elle est le joker de l’humain, lové en elle pour lui. Lorsque l’asservissement devient la norme, alors la femme rit. C’est un rire inespéré. Ça n’est pas un déchaînement. Ça n’est pas un soupir, ni un gémissement. Peut-être un cri. Peut-être un regard qui défaille en silence. Presque rien. Mais cet œil qui défaille est ouvert sur l’abîme, la jouissance travestie soudain se révèle, le sexe n’est pas, le visage n’est pas…
Une joie qui dresse les cheveux sur la tête.
(…) Plus on l’insulte, plus la femme rit.
C’est un rire presque imperceptible, à peine si la femme l’entend. Sous l’insulte, elle perçoit autre chose, un manque de mots pour dire ce qu’elle est. Un aveu devant un autre monde. L’insulte sous le manteau signifie, Bon voyage ! C’est un rire faible, terrifiant, Bon voyage !
Ce pourrait être un cri, qui proclame en l’humain la faillite du réel, l’illusion de l’humain. L’exclamation du voyageur face à la Terra Incognita. Si c’était un mot, ce pourrait être ça, Terre ! Mais ça ne proclame rien. Ça ne dit rien. C’est détaché de ça aussi. Dans la nuit, c’est le seul éclat. C’est un rire. Parfois, on l’entend. (p. 49-51)
Isabelle Sorente est née en 1971 à Marseille.
Elle est polytechnicienne et journaliste.
Elle a a publié des nouvelles, deux pièces de théâtre (Hard copy, 2001, L’Ogre, 2004) et quatre romans :
- L (Lattès, 2001)
- La prière de septembre (Lattès, 2002)
- Le Coeur de l’ogre (Lattès, 2003)
- Panique (Grasset, 2006)
- un texte à lire en ligne « Je suis une créature » (15 juin 2004).
étranges estampes
Posted on | février 5, 2007 | Commentaires fermés
J’ai la mauvaise habitude d’aller voir les expositions à la dernière minute : il est donc aujourd’hui trop tard pour aller voir à la Fondation Cartier les installations de Tabaimo, de son vrai nom Ayako Tabata, née en 1975 à Hyogo.
Les trois installations proposées (quatre autres sont présentées grâce à des vidéos) mettent en scène des films d’animation à l’atmosphère très singulière, qui ont la particularité d’être dessinés à la main et d’unir les couleurs et certains thèmes des estampes du 19ème siècle à la technologie informatique. Dans Japanese Commuter Train (2001) le spectateur pénètre le décor banal des wagons d’un train de banlieue où se déroulent des scènes d’une inquiétante étrangeté : une femme s’envole par la fenêtre, des bras trop entreprenants sont coupés comme des queues de lézard, des passagers transformés en sushis, etc. ; dans Haunted House (2003), il peut s’adonner au plaisir du voyeurisme en promenant son regard, à travers une longue vue, sur les façades et fenêtres anonymes d’une ville. J’ai trouvé ces expériences émouvantes et troublantes, d’autant qu’à la sortie le boulevard Raspail nocturne exposant les larges baies vitrées de ses ateliers d’artistes transformés en appartements bourgeois permettait de poursuivre l’observation voyeuriste.
Dans sa Boîte à images, KA, même s’il se montre un peu critique, décrit ces œuvres de manière approfondie (comme à son habitude), et en propose de nombreuses reproductions.