l’auteur est mort
Posted on | février 4, 2007 | Commentaires fermés
Comme institution, l’auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ; dépossédée, elle n’exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l’histoire littéraire, l’enseignement, l’opinion avaient à charge d’établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d’une certaine façon, je désire l’auteur : j’ai besoin de sa figure (qui n’est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a besoin de la mienne (sauf à « babiller »).
Roland Barthes, Le Plaisir du texte (Œuvres complètes, Seuil, 2002, tome IV, p. 235)
sa plus sournoise prison
Posted on | février 2, 2007 | Commentaires fermés
Ce que l’on a, un jour, appelé fiction n’existe plus et nul ne peut aujourd’hui nier les effets subversifs de cette catégorie d’écrits trop longtemps portée aux nues. En donnant de Ia réalité des représentations illusoires, en la distordant pour prétendument révéler son sens caché ou en abusant de cette manie qu’est l’invention d’histoires, les écrivains de fiction ont communiqué leurs frustrations à leurs semblables ; ils ont créé chez eux des souhaits démesurés et par contraste mis en valeur la monotonie de leur vie. Leur méthode se fondait sur l’utilisation excessive du processus d’identification qui leur permettait de magnifier les sentiments les plus ambigus, les plus contradictoires de leurs lecteurs et ainsi de les plonger dans l’incertitude et Ia consternation. Au cours des décennies passées, la fiction est apparue de plus en plus comme une menace pour l’évolution de l’humanité, ses écrivains comme les promulgateurs d’un malaise qui aurait dû demeurer entièrement le leur. L’imagination, nous le savons à présent, n’est pas un atout de l’être humain mais sa plus sournoise prison.
Céline Curiol, Permission (Actes sud, 2007, p. 100-101)
Née en 1975 à Lyon, Céline Curiol a publié auparavant Voix sans issue (Actes sud, 2005 ; Babel, 2006)
à lire :
- Vincent Roy, « Céline Curiol et Antoine Bello : sortir des prisons de verre », Le Monde des livres, 25 janvier 2007
- Agnès Séverin, « L’imagination, voilà l’ennemi », Le Figaro, 25 janvier 2007
un équivalent du silence
Posted on | janvier 22, 2007 | Commentaires fermés
Il faut bien vous l’avouer aussi : en ce qui me concerne particulièrement, j’ai longtemps pensé que si j’avais décidé d’écrire, c’était justement contre la parole orale, contre les bêtises que je venais de dire dans une conversation, contre les insuffisances d’expression au cours d’une conversation même un peu poussée. Ressentant cela avec une espèce de malaise et de honte, bien souvent c’était contre cela, contre la parole orale que je me décidais à écrire, c’est ce qui me jetait sur mon papier. Pourquoi ? Pour m’en corriger, pour me corriger de cela, de ces défaillances, de ces hontes, pour m’en venger, pour parvenir à une expression plus complexe, plus ferme ou plus réservée, plus ambiguë peut-être, peut-être pour me cacher aux yeux des autres et de moi-même, pour me duper peut-être, pour parvenir à un équivalent du silence.
Francis Ponge, «Tentative orale », Méthodes (Gallimard, 1961, p. 237-238) Œuvres complètes, tome 1 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Bernard Beugnot, p. 654.)
(il s’agit de l’une des nombreuses citations compilées avec bonheur par Jean-Pierre Martin ; celle-ci se trouve p. 175)
le défi au labyrinthe
Posted on | janvier 16, 2007 | Commentaires fermés
D’une part, il y a l’attitude aujourd’hui nécessaire pour affronter la complexité du réel, en refusant les visions simplistes qui ne font que confirmer nos habitudes de représentation du monde ; ce qui nous sert aujourd’hui, c’est la carte la plus détaillée possible du labyrinthe. D’autre part, il y a la fascination du labyrinthe en tant que tel, de la perte dans le labyrinthe, de la représentation de cette absence d’issues comme véritable condition de l’homme. Nous voulons porter notre attention critique sur la séparation des deux attitudes, tout en ayant présent à l’esprit qu’on ne peut pas toujours les distinguer avec une coupure nette (dans ce qui nous pousse à chercher l’issue, il y a toujours aussi une part (l’amour pour les labyrinthes en eux-mêmes ; et un certain acharnement à trouver l’issue fait aussi partie du jeu de la perte dans les labyrinthes).
Ceux qui croient pouvoir vaincre les labyrinthes en fuyant leurs difficultés restent en dehors ; et demander à la littérature, à partir d’un labyrinthe donné, de fournir la clé pour en sortir est donc une requête peu pertinente. Ce que peut faire la littérature, c’est définir le meilleur comportement possible pour trouver l’issue, même si cette issue n’est rien d’autre que le passage d’un labyrinthe à l’autre. C’est le défi au labyrinthe que nous voulons sauver, une littérature du défi au labyrinthe dont nous voulons dégager le noyau et que nous voulons distinguer de la littérature de la reddition au labyrinthe.Italo Calvino, « Le défi au labyrinthe » (Il Menabo, 5, 1962).
Repris dans Défis aux labyrinthes. Textes et lectures critiques, 1 (Seuil, 2003, p. 115-116)
tout autre que je ne suis
Posted on | janvier 15, 2007 | Commentaires fermés
Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu’on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d’oublier au moins quelqu’une, suffit pour m’intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle ; car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu’un. Là-dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage : sachant mieux ce qu’il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu’ils disent ; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu’on juge de celui qui tombe là des nues : il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours : quand on vous parle, il faut répondre ; et si l’on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m’eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l’obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement ; mais c’est assez qu’il faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise infailliblement.
Ce qu’il y a de plus fatal est qu’au lieu de savoir me taire quand je n’ai rien à dire, c’est alors que, pour payer plus tôt ma dette, j’ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j’en pourrais citer, j’en prends un qui n’est pas de ma jeunesse, mais d’un temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j’en aurais pris l’aisance et le ton, si la chose eût été possible. (…)
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n’étant pas un sot, j’ai cependant souvent passé pour l’être, même chez des gens en état de bien juger : d’autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu’une occasion particulière a fait naître, n’est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu’on m’a vu faire, et qu’on attribue à une humeur sauvage que je n’ai point. J’aimerais la société comme un autre, si je n’étais sûr de m’y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j’ai pris d’écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n’aurait jamais su ce que je valais, on ne l’aurait pas soupçonné même ; (…)
Jean-Jacques Rousseau (Confessions, III, Gallimard, Pléiade, 1959, p. 115-116)
sur le fond de ténèbres
Posted on | janvier 12, 2007 | Commentaires fermés
Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc. C’était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L’une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes, comme animées soudain d’un mouvement propre, comme si l’arbre tout entier se réveillait, s’ébrouait, se secouait, après quoi tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité.
Claude Simon, L’Acacia (Minuit, 1989, derniers mots, p. 380)
reconfigurer son dur
Posted on | janvier 11, 2007 | Commentaires fermés
« Après Pomme Q, vous ne regarderez plus votre ordinateur de la même façon » promet la quatrième de couv’ : et c’est vrai ! Le premier roman d’ Émilie Stone, journaliste, est une farce drôle et enlevée dont l’originalité est le narrateur : un ordinateur portable. Certes le style est assez basique mais d’entrée une « note de l’ordinateur » nous a malicieusement prévenus :
Vous ne vous imaginez pas les calculs effectués pour traduire mon langage binaire dans votre code humain à nuances. Si j’avais une tête, votre langue me l’aurait prise. Je vous demanderai donc un peu d’indulgence pour mon style parfois un peu binaire et mon accent informatique. Vous me devez bien ça, après tout ce que les miens font pour vous. (p. 14)
Le point du vue de l’ordinateur sur sa courte vie est dépaysant :
Je n’ai pas de nom. Juste un très long numéro de série. D’origine modeste et numérique, je suis né dans la tête d’un ingénieur américain protestant sous antidépresseurs et les mains d’une assembleuse taïwanaise confucéenne nettement moins bien payée. J’ai été conçu pour qu’un bobo urbain d’une capitale quelconque me tape sur le système, tant qu’il voudra. Le temps qu’un nouveau modèle lui donne une envie de faire de moi une occasion. (p. 9)
Au début, c’est vrai, vous faites attention. Vous nous protégez des chocs, de l’humidité, de la chaleur, (les mauvaises rencontres. Vous nous offrez de l’ombre, des barrettes de mémoire, des logiciels neufs, des programmes antivirus. Mais jamais rien pour nous remercier, non. Toujours pour mieux nous utiliser, sans nous abîmer, pour mieux nous revendre. Pourtant, nous remercier, vous pourriez. Seulement, à force de nous avoir sous la main dès que vous en avez besoin, vous ne réalisez plus tout ce que faisons pour vous. À longueur d’année, jour et nuit, vous nous allumez pour nous demander de l’aide pour écrire, dessiner, composer, calculer, jouer, vous masturber, classer vos photos de vacances, trouver une définition impossible, un billet d’avion en promotion la veille (les vacances, un coupe-faim illégal, une crème antirides du Népal, le régime sans régime, la version micro-ondes d’une recette (le votre grand-mère, (les barres d’or solides à prix cassé ou un partenaire sexuel consentant dans le quartier. Vous nous demandez de vous aider à vivre. Hommes, femmes, enfants, vieux beaux pervers, jeunes belles célibataires, chirurgien homo, chômeur bi, scénariste hétéro, on vous aide tous, sans distinction d’âge, de race, de sexe, ou (le religion. De plus en plus, (le plus en plus souvent, de plus en plus tôt. Pour tous ces « services rendus », on aurait pu compter sur un peu de considération de votre part. Erreur. À la moindre de nos défaillances, vous n’hésitez pas à nous insulter, à nous frapper même… Si une antenne « SOS ordinateurs battus » existait, elle serait débordée par son succès. D’après mes sources – à l’heure où vous les lirez ces données seront déjà dépassées par la réalité – un quart des humains britanniques ont vu un collègue frapper leur ordinateur, et un sur huit a entendu menacer gravement l’ensemble du département informatique. Je ne compte plus les potes qui se sont retrouvés les touches arrachées, l’écran explosé ; ceux qui ont fait des chutes mortelles d’escalier, sans mentionner les défenestrés… Si nous ne sommes pas tous des ordinateurs battus, compter sur la fidélité humaine reste un très mauvais calcul. Le jour ou vous craquez pour une machine plus jeune, plus puissante, plus mince, vous nous abandonnez sans hésiter. Sans même simuler le moindre regret. Quand vous ne voulez plus de nous, vous vous contentez de nous lâcher n’importe où, avec n’importe qui : parent réfractaire, enfant hyperactif, poubelle sans tri. Notre fin est forcément pathétique et notre heure de gloire courte : tous les dix-huit mois, une génération de machines deux fois plus puissantes débarque sur le marché. Un an et demi après notre naissance, nous passons, sans aucune assistance psychologique, du statut enviable de « nouveauté » à celui de bouffon d’ « occasion ». (p. 10-12)
de même que ce qu’il pense des humains :
J’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’aider, mais je ne peux pas reconfigurer son dur à lui. Je ne sais pas sous quel système d’exploitation il tournait, mais c’était un lent. (p. 31-32)
J’enregistrais, sans bien tout capter. Les données que j’accumulais défiaient la logique. En toute objectivité, c’était vraiment n’importe quoi, les humains. Et depuis longtemps. Ça faisait quand même des dizaines de milliers d’années que le modèle prouvait que fondamentalement quelque chose ne fonctionnait pas. Qui attendait quoi pour améliorer enfin sérieusement le modèle ? Plusieurs hypothèses : soit le fabricant avait mis la clef sous la porte, soit il était arrivé à son seuil d’incompétence, soit il trouvait son compte dans ce chaos. Seulement pour avoir le nom et l’adresse de ce fameux fabricant, rien n’avait l’air d’être plus compliqué à calculer. Impossible d’obtenir une réponse claire sur la question. Certains remettaient en cause l’existence même d’un fabricant… Même Google calait sur le sujet. (p. 34)
Émilie Stone, Pomme Q (Michalon, 2006)
post scriptum : Emilie Stone présente son roman dans buzz… littéraire.
provisoires survivants
Posted on | janvier 10, 2007 | Commentaires fermés
Patraque, le dernier livre de Frédéric Boyer (dont je n’aime pas tous les livres) est très réussi : il ne raconte pas votre gastro-entérite post-réveillon ; mais comment c’est l’humanité tout entière qui l’est, patraque.
Chacun porte une petite boîte à chaussures, avec dans cette boîte quelque chose qu’il appelle « ma vie ». Où le possessif sonne comme une cloche fêlée. Mais personne ne peut regarder dans la boîte de l’autre et vérifier qu’il y ait bien le mot « vie » et non pas une mouche morte ou un jouet d’enfant abandonné. La seule chose troublante est qu’un jour ou l’autre le type laisse tomber sa boîte et qu’on n’entend plus parler de lui. (p. 28)
Faites le compte, mon vieux. Plus de deux cents milliards d’êtres humains se sont succédé sur la planète depuis les débuts de l’espèce. Environ…
C’est une idée folle. C’est une idée à la fois pénible et attendrissante. Douloureusement et nécessairement absurde. Ahurissante. Nous ne sommes rien d’autre que la patience, que la douceur de ces chiffres, rien d’autre que l’idiotie avec laquelle nous nous représentons cet infiniment fini de l’espèce, et qui fait de nous de provisoires survivants.
Aujourd’hui, le soldat homo sapiens sapiens commence à se sentir bien seul.
Le mot humanité parmi les étendards des espèces vivantes désigne la foule de celles et ceux qui souffrent d’insatisfaction chronique, qui savent que tout ça est vrai et qui la bouclent.
Depuis ses débuts, c’est chaque fois la même infirmité, un entêtement stupide dans la routine aveugle et sourde de l’espèce. Longtemps les enfants voudraient avoir l’âge qu’ils n’ont pas encore, devenir grands, et réalisent brutalement un jour qu’ils sont passés dans le camp adverse. Celui des adultes et de la mort qui fait de nous tous des orphelins trop vite grandis, et vivant dans le souvenir d’un crime qui se serait effacé. Aucun d’entre nous n’a jamais rien vu venir. On passe des nuits sans sommeil, on se prive de manger et boire, et le résultat est toujours le même…
On en prend plein la gueule. (p. 80-81)« L’existence est forcément dans l’erreur » (Voix lointaine de Marcel Proust)
L’existence comme la littérature occupe strictement le champ des erreurs.
Mais il est très difficile de découvrir l’erreur dans nos vies. Les explications psychologiques ou autres n’enlèvent jamais rien au fait que nous vivons dans l’erreur.
Le seul à avoir parfaitement compris ça, c’est le sorcier Marcel Proust. Une vie humaine n’a de récit que celui de ses erreurs.
Ça commence dans le noir et ça finit dans le noir. (p. 95-96)Quelqu’un s’emporte, là-bas.
- Je vais engueuler les humains, dit-il. Je vais immoler les grands hommes à tous les imbéciles, et les martyrs à tous les bourreaux… Gustave Flaubert a lancé ça, le 16 décembre 1852, à sa maîtresse Louise Collet qui aurait sans doute préféré recevoir une invitation à danser. (…)
Tous les hommes devraient un jour enfiler la peau de Flaubert fatigué et engueuler comme lui le genre humain. Engueuler le peuple innombrable des morts.
Les hommes se racontent qu’ils sont des hommes. Ils jouent ce rôle-là depuis des millénaires. Ils sont tous intimement persuadés d’être des hommes. Certains jours un peu moins. Pour les hommes, l’humanité c’est comme au cinéma. Ils rêvent à moitié le rôle qu’ils ne jouent pas très bien. (p. 108-110)L’humanité se sait superficielle mais par profondeur. Elle s’ennuie sur les terrasses ensoleillées comme au fond d’un vieux divan devant les mêmes séries télé. Plus les connaissances s’accumulent, plus l’humanité ressemble à une petite fille anorexique. Elle assiste, impuissante, à l’obésité mondiale. (p. 147)
Et si ce que nous tenions à cacher à tout prix était notre ressemblance commune ? Qu’il n’y ait pas tant de différences que ça entre nous ? Cet air ancien, vite stupide, que chaque visage humain porte sur lui. (Regardez-vous dans la glace.) (p. 149)
Frédéric Boyer, Patraque (POL, 2006)
les livres que l'on n'a pas lu
Posted on | janvier 8, 2007 | Commentaires fermés
S’agissant de lecture, voici un livre dont je peux en toute bonne conscience parler sans l’avoir (encore) lu : Pierre Bayard, dont j’ai beaucoup aimé les précédents essais, qui regorgent de surprises, de romanesque et de paradoxes (Comment améliorer les œuvres ratées ? (Minuit, 2000), Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? (Minuit, 2004), Demain est écrit (Minuit, 2005)), publie Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (Minuit, 2007).
Livres Hebdo (n° 671, 5 janvier 2007), propose (pas en ligne malheureusement) un entretien avec Jean-Maurice de Montremy où Pierre Bayard décrit la « non-lecture » comme une des clés de la lecture, effleure les concepts alléchants de « bibliothèque collective », de « livre-écran » et de « livre intérieur » et affirme qu’ « un critique éprouvé se distingue, en effet, du tout venant par sa maîtrise de la non-lecture. (…) La véritable critique est, en fin de compte, la création d’un autre livre. »
Il nous offre également deux citations d’oscar Wilde : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique : on se laisse tellement influencer. »
et de Robert Musil : « Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la table des matières. »
Je vais sans doute lire ce livre : jamais, décidément, je ne serais une bonne critique (tant mieux) ni une bonne bibliothécaire (plus gênant, ça!).
la lecture est une amitié
Posted on | janvier 7, 2007 | Commentaires fermés
Spécialement pour les commentateurs de mon précédent billet, un petit bonus proustien (sans statue ni boulons, s’entend!) :
Sans doute, l’amitié, l’amitié qui a égard aux individus, est une chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C’est de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence, gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont stériles et fatigantes. De plus, – dès les premières relations de sympathie, d’admiration, de reconnaissance, – les premières paroles que nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent autour de nous les premiers fils d’une toile d’habitudes, d’une véritable manière d’être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser dans les amitiés suivantes ; sans compter que pendant ce temps-là les paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : Qu’ont-ils pensé de nous ? – N’avons-nous pas manqué de tact ? – Avons-nous plu ? – et la peur d’être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture. Pas de déférence non plus ; nous ne rions de ce que dit Molière que dans la mesure exacte où nous le trouvons drôle ; quand il nous ennuie nous n’avons pas peur d’avoir l’air ennuyé, et quand nous avons décidément assez d’être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement que s’il n’avait ni génie ni célébrité. L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l’auteur et la nôtre il n’interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent par la pensée de l’auteur qui en a retiré tout ce qui n’était pas elle-même jusqu’à le rendre son image fidèle, chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l’inflexion unique d’une personnalité ; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu’ils mêlent à la pensée d’éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l’auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de chacun sans avoir besoin qu’ils soient admirables, car c’est un grand plaisir pour l’esprit de distinguer ces peintures profondes et d’aimer d’une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même.
Marcel Proust, Journées de lecture (Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Bibliothèque de ma Pléiade, 1971, p. 186-187)
« go back — keep looking »