mille plateaux

mémoire des lignes de fuite

à la surface de soi-même

Posted on | janvier 7, 2007 | Commentaires fermés

 

Les êtres qui en ont la possibilité – il est vrai que ce sont les artistes et j’étais convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais – ont aussi le devoir de vivre pour eux-mêmes ; or l’amitié leur est une dispense de ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode d’expression de l’amitié est une divagation superficielle, qui ne nous donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien dire que répéter indéfiniment le vide d’une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Et l’amitié n’est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus funeste. Car l’impression d’ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver auprès de leur ami, c’est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au lieu de poursuivre leur voyage de découverte dans les profondeurs, ceux d’entre nous dont la loi de développement est purement interne, cette impression d’ennui, l’amitié nous persuade de la rectifier quand nous nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles que notre ami nous a dites, de les considérer comme un précieux apport, alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut apporter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige, l’étage supérieur de leur frondaison.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur (Gallimard, 1988, Bibliothèque de la Pléiade, tome 2, p. 260)

pour goûter le pixel

Posted on | janvier 5, 2007 | Commentaires fermés

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Mes actes sont ceux d’un robot mal programmé qui aurait trouvé la faille de son système, qui se serait reprogrammé pour atteindre ce que les humains ne peuvent toucher du doigt. J’ai atterri dans cet enfer pour trouver quelque chose, un trésor que personne ne voit, dont personne ne connaît l’emplacement, mais dont je capte les vibrations. Quelque chose va se passer. Je ne sais pas quoi. Un tremblement de terre, une explosion, une invasion. Je suis peut-être le déclencheur, moi, l’observateur. Peut-être suis-je le nombril de ce monde qui me ressemble tant, qui ressemble à ma tête, aux cartes folles que je trace contre mes mondes imaginaires. Je ne suis pas venu ici pour rien, c’est une impulsion, un réflexe de survie. J’ai fait Reset. (p. 23-24)

L’image que j’ai de ce lieu, après toutes ces années à l’avoir vu dans mon téléviseur, est-elle si différente de la réalité. Nous connaissons par cœur les signes de notre civilisation, mais nous sommes incapables de nommer les arbres. Je suis l’enfant de tous les héros de cette ville.
Quand je vois, toutes les informations consécutives sont transmises à mon cerveau par vibration électrique dans le nerf optique. Analogie avec les vibrations électriques dans le câble d’une télévision : je suis une télévision, mon ventre est un magnétoscope, il ne s’agit plus de science-fiction, j’enregistre, je régurgite, je suis réel, j’existe, je suis là aujourd’hui. (p. 27-28)

Maintenant, je suis seul. Tout ce qui est là, dehors, est instrumental. Tout est là pour moi. En plissant les veux, je peux voir la grille partout. Lumineuse. Constellée d’informations, de nodes et de propositions. Elle s’adapte à mes besoins, je la plie pour en tirer le jus. Avec toutes ces choses, je dois recomposer une histoire, tout est lié, tous ces gens se sont croisés, à des intervalles différents. Tous ont croisé le chemin de la Corporation ou de l’Institut. Tous avaient été témoins du même événement : la fragmentation de notre univers. Le vrai et le faux n’ont plus d’importance. Nous sommes dans le plus faux que le faux. Deux négatifs qui donnent un positif. C’est ainsi. Nous avons excédé nos limites, et je suis le seul à pouvoir en tirer quelque chose. J’espère sincèrement me tromper. Cette immortalité me tuera. je ne pourrai pas supporter la solitude. Je n’ai pas de tour où m’enfermer, je ne veux pas être le Sauron de ce monde. (p. 239)

Se pourrait-il que l’Occident tout entier soit condamné ? Je me plais à imaginer que, leurs principes et les puissantes nouvelles religions les empêchant de redevenir des colons, l’occident voudra accomplir sa soif de conquête dans des univers mieux maîtrisés. Cette virtualité que se crée l’occident est notre avenir. C’est très beau d’imaginer un peuple tout entier victime de sa propre création, son utopie de pixels devenue seule raison de vivre, son utopie de marques, de culture, de personnages. J’imagine ces nouveaux conquérants, venus piller les restes de notre décadence, qui trouveront ces humains béats de plaisirs, des casques sur les oreilles, la tête sur leurs bureaux, devant des écrans aux couleurs chamarrées. Je ne sais même pas s’ils prendront la peine de nous exécuter. Ils nous laisseront peut-être là, et profiteront de nos sécrétions pour taire des sérums, des baumes ou des recettes, toute notre salive et nos déchets, nos cacas de nez et notre sperme, elle leur servira à mettre en place une nouvelle économie. Je nous imagine tous, penchés sur nos machines, nos corps désarticulés à la merci du premier point de vue. Un continent tout entier, absent de son corps, enfui dans un monde où les pixels deviennent matière. Un monde où tu pourrais être qui tu veux, sans être esclave de tes gènes, de la carte organique. (p. 241)

La réalité virtuelle est une extension de notre imaginaire, et pour nous sauver de ce qu’ils nous font, nous devons la faire entrer dans le monde. C’est ainsi que nous combattrons. C’est ainsi que nous deviendrons des hommes. Nous n’avons besoin que de nos yeux, de nos oreilles. Nos sens vont devenir des armes. Je le sais maintenant, je suis le héraut de ce monde-là, celui que nos anciens craignent tant : le règne du moment présent. (p. 242)

Ce quartier me pleure, il sait qu’une fois que j’aurai tourné à ce coin de rue, il cessera d’être pour redevenir bouillie d’informations. Je viendrai le recomposer plus tard. Pour me signifier sa tristesse, il se fragmente en constellations d’atomes, de formes géométriques. Pixellisé, il pleut. Ce n’est pas la cendre des ruines fumantes d’un monde détruit par Godzilla. C’est la matière même qui se désagrège, qui tombe sur nos yeux fatigués. Je les entends déjà crier, les gens normaux, les simples joueurs, qui ne savent pas. Ils disent qu’il neige, ils lèvent les bras vers le ciel. Ce que je vois, moi, c’est le pixel, une pluie, scintillations, pépiements. J’entends les bruits d’oiseaux exotiques, toute la ville qui soupire. Combien sommes-nous aujourd’hui à la voir, cette neige artificielle, la réflexion du soleil sur les fragments du monde ? Je ne serai plus jamais passif. Je sais que je peux interagir. Mes doigts levés, comme pour dicter ma volonté à la fabrique de cette réalité, je pianote une dernière séquence. J’apprends à programmer ce flux, comme si j’avais toujours connu son langage. Il se calque sur mes résonnances, tous ces sons que j’ai emmagasinés, je les accorde, je le fais chanter, moi, le chef d’orchestre. Une galaxie de points se dessine lentement, carrés clignotants, multicolores. Ils sont striés de lignes, composés de carrés. L’ensemble trace une image dans le ciel, sur les bâtiments, sur la rue, à mes pieds. La copie d’une chute de neige, de plus en plus fine. Je tends la main pour décrocher un faux flocon. Elle ne fond pas dans ma main, je peux la voir, un long tube terminé par deux étoiles, les hélices qui lui servent à chuter. Ces minuscules hélicoptères pleuvent et se désintègrent. Elles sont merveilleuses, ces pastilles blanches, elles sont nos meilleures amies. Elles ne connaissent pas le mal, elles se contentent de tomber, de flotter et de composer la dentelle qui crisse sous nos pas. Il ne se passera rien de plus, l’évidence de la banalité, la nature qui se copie elle-même, pour la première fois, avec la même intensité. Je tends la langue, pour goûter le pixel. (p. 244)

David Calvo, Minuscules flocons de neige depuis dix minutes (Les moutons électriques, 2006)

pense-bête, repose-chat et fourre-tout

Posted on | janvier 2, 2007 | Commentaires fermés

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Un commentaire de Joël Perino me rappelle fort opportunément que les Vœux de Georges Perec sont disponibles en version hypertexte dans le désordre de Philippe De Jonckheere, si riche qu’on en oublie ce qu’il contient, notamment d’autres textes de et sur Perec, accessibles à partir par exemple de sa bibliothèque (il faut chercher!).

Des bibliothèques (de livres ou de liens) qui sont les nôtres, j’aime ce que Perec écrit :

Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l´illusion de l´achevé et le vertige de l´insaisissable. Au nom de l’achevé, nous voulons croire qu’un ordre unique existe qui nous permettrait d’accéder d’emblée au savoir ; au nom de l’insaisissable, nous voulons penser que l’ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.
Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil destinés à dissimuler l’usure des livres et des systèmes.
Entre les deux en tout cas il n’est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout.

Georges Perec, « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres », Penser/Classer (Hachette, Textes du XXe siècle, 1985, p. 42)

Petit florilège en ligne concernant Georges Perec :
- Bernard Magné, Petit lexique perecquien
- Jean-Bernard Guinot, Je me souviens de Georges Perec
- Gilles Carpentier, Georges Perec
- Association Georges Perec
- page Georges Perec de remue.net
- Le Cabinet d’amateur

voeux

Posted on | décembre 31, 2006 | Commentaires fermés

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La chute d’Icare

Pourquoi Icare est-il tombé ? Parce qu’il s’est trop approché du soleil ? Absolument pas. Icare avait bien étudié la question et il se tenait à une distance prudente. Mais l’une de ses ailes manifesta dès le départ un irrépressible attrait pour le sol et cela compromit tant et si bien sa tenue de vol qu’il finit par choir.

Georges Perec, Voeux (Seuil, Librairie du XXe siècle, 1989, p. 177)

(Ce texte fait partie des petits textes pour la plupart fondés sur des variations homophoniques que Georges Perec envoyait à ses amis à l’occasion de la nouvelle année : celui-ci est le n° 36 du « Cocktail Queneau » ; composé dans les premiers jours de 1981, il résulte d’une variation homophonique autour du titre Morale élémentaire : « Mort à l’aile aimant terre »)

Quelle plus belle couverture qu’un peu de Perec rendant hommage à Queneau (et illustrant à sa manière le mythe de Dédale et Icare s’enfuyant du labyrinthe crée par le premier) … pour souhaiter une très bonne année 2007 à tous les visiteurs de ces « lignes de fuite » issues d’un « labyrinthe ».

larmes existentielles

Posted on | décembre 29, 2006 | Commentaires fermés

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Vu également il y a quelques jours, in extremis avant qu’il ne soit désinstallé le 31 décembre, le Léviathan Thot qu’Ernesto Neto (né à Rio en 1964) a crée pour le Panthéon. Cette oeuvre est un exemple très réussi de la manière dont la cohabitation des contraires peut admirablement fonctionner et émouvoir : les formes féminines, organiques, vivantes de cette sculpture sont confrontées à l’architecture masculine et minérale du lieu ; nature et culture (dans ce temple du rationalisme qu’est le Panthéon), gravité et légèreté (les poids et contrepoids de la société-Léviathan), immobilité et mouvement s’opposent et se mêlent ; en plus, tous les enfants ont envie (et le droit) de toucher, et ça sent la lavande…

Dans le commentaire video très brillant (et drôle) qu’Ernesto Neto fait de son oeuvre, il explique avoir voulu notamment redonner son sens premier à l’architecture religieuse en croix en y inscrivant une forme humaine (corps dans la nef / tête dans le choeur / bras dans les transepts / esprit sous la coupole) et introduire dans ce temple de la raison des larmes humaines qui ne soient pas des larmes de tristesse mais des « larmes existentielles ».

Pour compléter, lire en ligne :
la présentation de cette oeuvre
« Clair et Neto », par Henri-François Debailleux dans Libération
et le commentaire de Lunettes rouges

imprégnation de l'espace

Posted on | décembre 28, 2006 | Commentaires fermés

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Yves Klein fait également l’objet d’une exposition très intelligente au Centre Georges Pompidou : davantage sans doute que les oeuvres exposées (ci-dessus Ci gît l’espace, 1960), sont surprenants car beaucoup moins connus les enregistrements visuels et sonores de l’artiste qui les accompagnent, par exemple cet étonnant « Manifeste de l’Hôtel Chelsea » (New York, 1961) ou Klein affirme notamment :

Ni les missiles, ni les fusées, ni les spoutniks ne feront de l’homme le « conquistador » de l’espace. Ces moyens-là ne relèvent que de la fantasmagorie des savants d’aujourd’hui qui sont toujours animés de l’esprit romantique et sentimental qui était celui du XIXe siècle. L’homme ne parviendra à prendre possession de l’espace qu’à travers les forces terrifiantes, quoiqu’empreintes de paix, de la sensibilité. Il ne pourra vraiment conquérir l’espace – ce qui est certainement son plus cher désir qu’après avoir réalisé l’imprégnation de l’espace par sa propre sensibilité. La sensibilité de l’homme est toute puissante sur la réalité immatérielle. Sa sensibilité peut même lire dans la mémoire de la nature, qu’il s’agisse du passé, du présent ou du futur ! C’est là notre véritable capacité d’action extra-dimensionnelle !

Pour lire le reste de cette conférence, voir le dossier de l’exposition (Centre Georges Pompidou).

rapprocher et confronter

Posted on | décembre 27, 2006 | Commentaires fermés

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Pour le plaisir, l’incipit de la préface manuscrite d‘Orion aveugle, qui montre bien comment l’écriture de Simon s’apparente au travail de Rauschenberg, tout en étant très différente, car les mots en effet sont un « matériau » très particulier :

Je ne connais pour ma part d’autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c’est-à-dire mot après mot, par le cheminement même de l’écriture.
Avant que je me mette à tracer des signes sur le papier il n’y a rien, sauf un magma informe de sensations plus ou moins confuses, de souvenirs plus ou moins précis accumulés, et un vague – très vague – projet.
C’est seulement en écrivant que quelque chose se produit, dans tous les sens du terme. Ce qu’il y a pour moi de fascinant, c’est que ce quelque chose est toujours infiniment plus riche que ce que je me proposais de faire.
Il semble donc que la feuille blanche et l’écriture jouent un rôle au moins aussi important que mes intentions, comme si la lenteur de l’acte matériel d’écrire était nécessaire pour que les images aient le temps de venir s’amasser (cependant, parfois, celles-ci arrivent plus vite, et je suis obligé de m’interrompre pour les noter rapidement en marge). Ou peut-être ai-je besoin de voir les mots, comme épinglés, présents, et dans l’impossibilité de m’échapper ?..
Pourtant ce ne sont pas des matériaux existant en soi comme les pierres d’un mur, une tache de couleur – qui ne renvoie qu’à elle-même, ou du bronze – que l’on peut toucher. Eux, d’une manière ou d’une autre, ils renvoient toujours à des choses. Mais peut-être le rôle créateur qu’ils jouent tient-il justement à ce pluriel.
Si aucune goutte de sang n’est jamais tombée de la déchirure d’une page où est décrit le corps d’un personnage, si celle où est raconté un incendie n’a jamais brûlé personne, si le mot sang n’est pas du sang, si le mot feu n’est pas le feu, si la description est impuissante à reproduire les choses et dit toujours d’autres objets que les objets que nous percevons autour de nous, les mots possèdent par contre ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars.
Parce que ce qui est souvent sans rapports immédiats dans le temps des horloges ou l’espace mesurable peut se trouver rassemblé et ordonné au sein du langage dans une étroite contiguïté.
Une épingle, un cortège, une ligne d’autobus, un complot, un clown, un Etat, un chapitre n’ont que (c’est-à-dire ont) ceci de commun : une tête. L’un après l’autre les mots éclatent comme autant de chandelles romaines, déployant leurs gerbes dans toutes les directions. Ils sont autant de carrefours où plusieurs routes s’entrecroisent. Et si, plutôt que de vouloir contenir, domestiquer chacune de ces explosions, ou traverser rapidement ces carrefours en ayant déjà décidé du chemin à suivre, on s’arrête et on examine ce qui apparaît à leur lueur ou dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoupçonnés de résonances et d’échos se révèlent.

Claude Simon, Orion aveugle (Skira, 1970)

machines signifiantes

Posted on | décembre 26, 2006 | Commentaires fermés

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Pour quelques jours encore le Centre Georges Pompidou expose les Combines (1953-1964) de Robert Rauschenberg (né en 1925).
J’ai découvert Robert Rauschenberg grâce à Claude Simon, qui dans les Corps conducteurs évoque notamment Charlene (1954, ci-dessus) et Canyon (1959).
J’aime l’alchimie (intime et universelle, signifiante et énigmatique) qui réunit dans ses « combinaisons » des reproductions de Piero della Francesca ou Hokusai, les ailes d’Icare, des photographies d’actualité et la chèvre tuée dans son enfance par son père.
J’aime aussi que le terme qu’il choisit pour désigner ses oeuvres – « combines » – soit celui qui désigne alors dans son Texas natal une machine agricole multifonction, du type moissonneuse-batteuse (où l’on retrouve Claude Simon).

Quelques citations glanées sur les murs de l’exposition :

Si vous ne changez pas d’état d’esprit lorsque vous êtes face à un tableau que vous n’avez jamais vu, soit vous êtes sacrément entêté soit le tableau n’est pas très bon.

J’essaie de contrôler mes habitudes de voir, de les contrarier à la recherche d’une grande fraîcheur.
J’essaie de ne pas être familier avec ce que je fais.

Un tableau ressemble davantage au monde réel s’il est réalisé avec des éléments du monde réel.

L’erreur c’est d’isoler la peinture, c’est de la classifier. J’ai employé des matériaux autres que la peinture, afin qu’on puisse voir les choses d’une manière neuve, fraîche.

Je les appelle « combines », c’est à dire œuvres combinées, combinaisons. Je veux ainsi éviter les catégories. Si j’avais appelé peintures ce que je fais, on m’aurait dit que c’étaient des sculptures, et si j’avais appelé cela des sculptures, on m’aurait dit qu’il s’agissait de bas reliefs ou de peintures.

Robert Rauschenberg, entretien avec André Parinaud (1961) dans Robert Rauschenberg, œuvres de 1949 à 1968 (Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1968, p. 723-726)

l'empire de la passivité moderne

Posted on | décembre 25, 2006 | Commentaires fermés

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Spécialement pour Berlol (!) encore un peu de « péremptoire » debordien :

12. Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenue par sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence.
13. Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire.
(…)

69. Dans l’image de l’unification heureuse de la société par la consommation, la division réelle est seulement suspendue jusqu’au prochain non-accomplissement dans le consommable. Chaque produit particulier qui doit représenter l’espoir d’un raccourci fulgurant pour accéder enfin à la terre promise de la consommation totale est présenté cérémonieusement à son tour comme la singularité décisive. Mais comme dans le cas de la diffusion instantanée des modes de prénoms apparemment aristocratiques qui vont se trouver portés par presque tous les individus du même âge, l’objet dont on attend un pouvoir singulier n’a pu être proposé à la dévotion des masses que parce qu’il avait été tiré à un assez grand nombre d’exemplaires pour être consommé massivement. Le caractère prestigieux de ce produit quelconque ne lui vient que d’avoir été placé un moment au centre de la vie sociale, comme le mystère révélé de la finalité de la production. L’objet qui était prestigieux dans le spectacle devient vulgaire à l’instant où il entre chez ce consommateur, en même temps que chez tous les autres. Il révèle trop tard sa pauvreté essentielle, qu’il tient naturellement de la misère de sa production. Mais déjà c’est un autre objet qui porte la justification du système et l’exigence d’être reconnu.

Guy Debord, La Société du spectacle (1967) (Gallimard, Folio, p. 20 et p. 63-64)

et quelques liens :
- La Société du spectacle (1967)
- Commentaires sur la Société du spectacle (1988)
- Cinq films de Guy Debord
- Vincent Kaufmann, Guy Debord (ADPF, 2003)
- Notice Guy Debord (Wikipedia)
- Page Guy Debord (Revue des Ressources)

la publicité du temps

Posted on | décembre 24, 2006 | Commentaires fermés

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154. Cette époque, qui se montre à elle-même son temps comme étant essentiellement le retour précipité de multiples festivités, est également une époque sans fête. Ce qui était, dans le temps cyclique, le moment de la participation d’une communauté à la dépense luxueuse de la vie, est impossible pour la société sans communauté et sans luxe. Quand ses pseudo-fêtes vulgarisées, parodies du dialogue et du don, incitent à un surplus de dépense économique, elles ne ramènent que la déception toujours compensée par la promesse d’une déception nouvelle. Le temps de la survie moderne doit, dans le spectacle, se vanter d’autant plus hautement que sa valeur d’usage s’est réduite. La réalité du temps a été remplacée par la publicité du temps.

Guy Debord, La Société du spectacle (1967) (Gallimard, Folio, p. 154)

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