une barrière insurmontable
Posted on | décembre 9, 2006 | Commentaires fermés
Ne sachant que faire le soir, j’ai relu ce journal, et il m’a passablement amusé. Si ceux dont je parle le lisaient, aucun ne serait content. Cependant aucun n’écrirait autrement sur ses amis, s’il écrivait pour lui-même. En le commençant je me suis fait une loi d’écrire tout ce que j’éprouverais. Je l’ai observée, cette loi, du mieux que j’ai pu, et cependant telle est l’influence de l’habitude de parler pour la galerie que quelquefois je ne l’ai pas complètement observée. Bizarre espèce humaine ! qui ne peut jamais être complètement indépendante ! Les autres sont les autres, on ne fera jamais qu’ils soient soi. Ce journal, cet espèce de secret ignoré de tout le monde, cet auditeur si discret que je suis sûr de retrouver tous les soirs, est devenu pour moi une sensation dont j’ai une sorte de besoin ; je ne lui confie toutefois pas tout, mais j’y écris assez pour y retrouver mes impressions et pour me les retracer quand je n’ai rien de mieux à faire. Les autres sont-ils ce que je suis ? Je l’ignore. Certainement, si je me montrais à eux ce que je suis, ils me croiraient fou. Mais s’ils se montraient à moi ce qu’ils sont, peut-être les croirais-je fous aussi. Il y a entre nous et ce qui n’est pas nous une barrière insurmontable. On met un caractère, comme on met un habit, pour recevoir.
Benjamin Constant, Journal, 27 frimaire an XIII (18 décembre 1804) (Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 428)
le fil de notre labyrinthe
Posted on | décembre 8, 2006 | Commentaires fermés
Le journal intime n’est prolixe que sur les choses un peu impersonnelles, et n’est pas exact ni complet dans les sujets intimes, du moins un journal masculin. Des pages non destinées à la flamme en deviennent discrètes. Et d’ailleurs une sorte de gêne et de pudeur particulière empêche un homme de parler avec grâce ou même de parler de ses émotions les plus cachées. Nous agissons à l’inverse du romancier, qui développe, agrandit, met en relief les sentiments mystérieux de ses personnages ; nous voulons plutôt dépister la curiosité possible du prochain tout en conservant le fil de notre labyrinthe.
Henri-Frédéric Amiel, Journal, 16 juin 1866
On peut consulter en ligne un site sur Henri-Frédéric Amiel, qui comporte une page « Amiel et le blog », et qui a annonce l’ambitieux projet de numériser et de mettre en ligne l’exemplaire et volumineux Journal d’Amiel ; dans la page « Ce qu’ils en pensent », est intéressant notamment ce qu’écrit Philippe Lejeune :
« (…) la numérisation pourrait remédier aux insuffisances de l’édition actuelle : on pourrait réintégrer les journaux de vacances qu’Amiel avait maintenus à l’écart, et qui font des trous horribles dans la trame de son journal… (…)
Mon enthousiasme montant encore, je vois à l’horizon une oeuvre virtuelle gigantesque dont jamais Amiel n’aurait pu rêver, un labyrinthe, à laquelle son écriture fragmentaire et simultanément multiple se prête merveilleusement, un hyper-Amiel total !…
Dans tous les cas, il ne s’agit pas de simplement numériser l’édition en douze volumes, ça manquerait vraiment d’imagination, mais d’en faire le socle d’une construction beaucoup plus ambitieuse et qui serait, tout en restant absolument fidèle à Amiel, une création totalement originale, sans équivalent. (…) »
brèves
Posted on | décembre 7, 2006 | Commentaires fermés
Quelques billets amusants à signaler dans la blogosphère (ou du moins ma blogosphère) :
::: les bonnes recettes de KA (dont la Boîte à images est irremplaçable, je le redis ici)
::: un double pastiche de Christine Angot très réussi
::: je déteste Noël, mais j’aime les bulles d’introduction (par Une Jeune fille bien dont le blog est à conseiller) et surtout la chute de ce billet de Buzz littéraire pas très utile sur le fond.
::: et pour ceux qui aiment jouer à détourner les sondages de Livres Hebdo : il y en a un nouveau « TV : votre émission culturelle préférée ? » (avec Ce soir (ou jamais) dedans spécialement pour Berlol)
votre propre rond-de-cuir
Posted on | décembre 6, 2006 | Commentaires fermés
Le journal est une dentelle, ou une toile d’araignée. Il est apparemment fait de plus de vide que de plein. Mais pour moi qui écris, les points de repère discrets que j’inscris sur le papier tiennent en suspens autour d’eux, invisible, un monde d’autres souvenirs. Par association d’idées, par allusion, leur ombre, leur virtualité vont flotter un certain temps. Ils s’évaporeront peu à peu, comme une fleur qui perd son parfum. C’est une caractéristique étonnante du journal, qui l’oppose à presque tous les autres textes : aucun lecteur externe ne peut en avoir la même lecture que son auteur, alors qu’on le lit justement pour connaître son intimité. Vous ne saurez jamais vraiment ce que le texte de mon journal signifie pour moi. Le discontinu explicité renvoie à un continuum implicite dont j’ai seul la clef, sans avoir pour cela besoin d’aucun chiffrage. Aussi, pour approcher de la vérité du journal d’un autre, faut-il en lire beaucoup, et longtemps. Un journal est une chambre obscure où l’on entre en venant d’un extérieur très éclairé. C’est tout noir, on n’y voit goutte, mais si on y reste une demi-heure peu à peu des contours, des silhouettes se dégagent de l’ombre, on devine les objets…C’est comme l’apprentissage d’une langue étrangère, avec son implicite et ses connotations.
(…) placé au sommet aigu de l’instant, le diariste doit chaque jour décider s’il continue ou discontinue son journal. On n’emploie plus guère aujourd’hui le verbe « discontinuer » de cette manière transitive, dans un sens qui hésite entre suspendre, interrompre et arrêter, mais qui indique le remords d’être infidèle à la continuité vue comme valeur. Il arrive qu’on décide de discontinuer son journal : mais le plus souvent c’est après coup qu’on constate, navré, qu’on l’a fait : « Cher Journal, comment ai-je pu t’abandonner depuis… un mois, deux ans… » En fait, on s’en était fort bien passé, et c’est la résurgence du besoin d’écrire qui vous fait percevoir comme une infidélité votre heureuse négligence. Pourquoi dis-je « heureuse » ? Parce qu’il n’est pas évident que la continuité à tout prix soit une valeur. Le journal unifie la personnalité, mais il peut aussi l’ossifier, la rigidifier. Vous devenez votre propre rond-de-cuir. Parfois il faut savoir se quitter des yeux, s’oublier, se lancer dans le monde et dans l’avenir. Il y a différents degrés dans la manière de « discontinuer » son journal : manière douce, la négligence ; manière moyenne, la suspension volontaire ; manière forte, l’arrêt définitif ; manière violente : la destruction.
Philippe Lejeune, « Continu et discontinu ». Conférence à la Villa Gillet, le 2 avril 2003
Reprise p. 73-90 dans Signes de vie. Le pacte autobiographique, 2 (Seuil, 2005)
Philippe Lejeune propose depuis plusieurs années en ligne, avec son site Autopacte, des ressources très riches (textes critiques inédits ou non, bibliographies, anthologie) concernant le journal intime. Il faut visiter aussi le site de l’Association pour l’Autobiographie (ou APA), dont il est l’un des fondateurs.
paperolles et hypertexte
Posted on | décembre 5, 2006 | Commentaires fermés
Dans le bloc-notes de son fascinant Désordre, Philippe De Jonckheere apporte également des réponses intéressantes et singulières à des questions sur l’ « écriture en ligne », en convoquant notamment ce cher Marcel et sa dévouée Céleste (sans -ine, il me semble) :
« Écrire au clavier versus écrire avec un stylo permet notamment de faire enfler le texte par son milieu, encore qu’avec de belles paperolles collées et cousues, avec grâce et componction, par Célestine on puisse très bien écrire un roman hypertexte sur le papier. »
… certes cela nous aurait privé de belles paperolles, mais Proust aurait tellement apprécié le copier-coller ; et j’ai la faiblesse de penser qu’il aurait sans doute adoré aussi récolter des informations grâce à Google (lui qui réveillait ses amies en pleine nuit pour connaître le nom exact d’une fleur vue dans leur parterre), glaner des bribes de vécu en parcourant les blogs (lui qui aimait aller interroger sur les travers de la nature humaine prostituées et garçons d’étage du Ritz), pouvoir continuer à vivre la nuit dans les réseaux (lui qui ne se couchait de bonne heure qu’assez tard le lendemain matin).
engoncé avec mille autres
Posted on | décembre 4, 2006 | Commentaires fermés
Sur les blogs encore, une réfexion que je me fait souvent, fort bien formulée par François Bon :
2182
Difficulté à comprendre l’engouement pour les blogs : une maquette tellement sommaire, le même graphisme pour tout le monde, et la partie vivante, celle du texte personnel, coincée en colonne du milieu. Ce n’est pas plus difficile de construire un site à sa façon, que paramétrer un blog tout fait, où vous êtes engoncés avec mille autres de même façon, par définition. L’art de la typographie, depuis Gutenberg et l’imprimerie de Claude Nourry à Lyon pour laquelle Rabelais a composé le Pantagruel, c’est de construire une occupation de la page en rapport au texte proposé, pour qu’il circule et soit lu. Le paramétrage graphique d’une page-écran, les contraintes encore très restrictives de polices, d’écartement des lignes, d’intensité du noir texte ou du blanc page (jamais à 100% ni l’un ni l’autre), comment le confier à des centrales de blogs, avec navigation chronologique comme seul découpage ?
« de 1035 à 1051 sur 10 000 : segments séparés d’une suite en construction » (tiers livre, le blog/journal) (j’attends avec impatience le reste des segments!)
ce que je vis d'oublier
Posted on | décembre 3, 2006 | Commentaires fermés
Au dossier aussi cette citation de Valéry (qui écrit aussi ailleurs (Cahiers, XX, 678) : « Ces cahiers sont mon vice » ) :
Journal de Moi
Je n’écris pas « mon journal » – Il m’ennuierait trop d’écrire CE que je vis d’oublier ; CE qui ne coûte rien que la peine immense d’écrire ce qui ne coûte rien ; CE qui n’est ni laid ni beau, ni vrai ni faux (s’il est complet) – ni même moi ni autre – et qui est, pour autrui, aussi arbitraire qu’il le veut.Paul Valéry (Cahiers, XXIII, p.
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Quand je parcours les Cahiers de Valéry je rêve au blog qu’il aurait sans doute tenu avec jubilation : tout y est (dénis d’intime, liens hypertexte, catégories, croquis …) sauf l’outil informatique.
ricochets d'intime
Posted on | décembre 3, 2006 | Commentaires fermés
ce ne sera pas moi, ça ne fait rien, je dirai que c’est moi, ce sera peut-être moi.
Samuel Beckett (L’innommable, Minuit, p. 103)
Invités le 30 novembre dernier à la Bnf (par mon intermédiaire, mais (ceci n’étant pas un journal intime) je n’en ferai (presque) pas état) pour une journée d’étude sur le journal intime, Patrick Rebollar, Laure Limongi et Philippe De Jonckheere en évoquent les débats dans leurs blogs respectifs. Patrick Rebollar et Laure Limongi proposent également en ligne leurs notes préparatoires, qui sont passionnantes. De Patrick Rebollar, je me permet de porter également au dossier cet intéressant billet ; j’ajouterai aussi ce qu’écrivait par rebond sur l’intime Jean-Claude Bourdais dans son Journal de Thiron-Gardais (Quoique, à la limite…) les 9 septembre et 11 novembre derniers.
post scriptum du 4 décembre : les débats se poursuivent ce jour dans le Journal LittéRéticulaire.
christine est morte
Posted on | décembre 2, 2006 | Commentaires fermés
« Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, on est fait pour être heureux dans le travail … dans notre travail de cinéma. »
(François Truffaut, La nuit américaine)
Claude Jade, la Christine de Baisers volés, Domicile conjugal et L’Amour en fuite, est morte. Cela me rend triste… alors j’en profite pour glisser ici cette citation et cette photo.
droit de n'avoir rien à dire
Posted on | décembre 1, 2006 | Commentaires fermés
Le couple déborde
On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer.
Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée sans que l’homme dise « Qu’est-ce que tu as ? exprime-toi… », et l’homme sans que la femme…, etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun intérêt. Or ce qu’on appelle le sens d’une proposition, c’est l’intérêt qu’elle présente. Il n’y a pas d’autre définition du sens, et ça ne fait qu’un avec la nouveauté d’une proposition. On peut écouter des gens pendant des heures : aucun intérêt… C’est pour ça que c’est tellement difficile de discuter, c’est pour ça qu’il n’y a pas lieu de discuter, jamais. On ne va pas dire à quelqu’un : « Ça n’a aucun intérêt, ce que tu dis ! » On peut lui dire : « C’est faux. » Mais ce n’est jamais faux, ce que dit quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça n’a aucune importance. C’est que ça a été mille fois dit. Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis. Même en mathématiques : Poincaré disait que beaucoup de théories mathématiques n’ont aucune importance, aucun intérêt. Il ne disait pas qu’elles étaient fausses, c’était pire.
Gilles Deleuze, « Les intercesseurs » (extrait), Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 176-177.