mille plateaux

mémoire des lignes de fuite

pêcheur de nuit

Posted on | novembre 9, 2006 | Commentaires fermés

lignes_de_fuite.jpg

Joli titre (en VO c’est Night Fisher !) et belle couverture pour ce roman graphique que je n’ai pas lu encore.
De plus le site de R. Kikuo Johnson (né sur l’île de Maui, à Hawaï, en 1981) vaut le détour.

komma

Posted on | novembre 8, 2006 | Commentaires fermés

Le Prix Décembre a été attribué aujourd’hui à Pierre Guyotat pour Coma (Mercure de France) par sept voix contre une à Philippe Vilain pour Paris l’après-midi (Grasset).

Quelques liens pour saluer ce choix :

Sur Coma on peut lire Dominique Dussidour, Bertrand Leclair et le reste du beau dossier Guyotat de remue.net.

Et aussi, sur Guyotat :
- Notice du CiPM
- Notice Wikipedia
- Alain Leduc (Fabula)
- Valérian Lallement (Hermaphrodite)
- un entretien avec Michel Surya (Lire, décembre 2000)

surface et profondeurs

Posted on | novembre 6, 2006 | Commentaires fermés

Pierre Assouline, « la littérature » et leurs commentateurs respectifs s’interrogent sur l’utilité des lectures publiques.

Pour ma part, outre le fait que le rythme trop lent de la lecture à haute voix me gène souvent, je trouve très juste ce que Marcel Proust écrit en 1914 au sujet des lectures publiques :

Je ne lis bien que si je lis moi-même, et quand je suis seul. Ce qu’on me lit ne m’arrive qu’à travers la personne interposée du lecteur. Attentif à ce lecteur, à lui faire connaître mon impression, je n’ai pas le loisir, la possibilité, de la laisser se créer dans les profondeurs de mon être ; j’habite ma propre surface, et ne redescends qu’une fois seul, dans le trou où je vois un peu clair.

Marcel Proust (Correspondance, éd. Kolb, vol. 14, p. 156)

un muscle qui la courbe

Posted on | novembre 4, 2006 | Commentaires fermés

L’accommodation

Quand je lis, j’accommode : non seulement le cristallin de mes yeux, mais aussi celui de mon intellect, pour capter le bon niveau de signification (celui qui me convient). Une linguistique fine ne devrait plus s’occuper des « messages » (au diable les « messages » !) mais de ces accommodations, qui procèdent sans doute par niveaux et par seuils : chacun courbe son esprit, tel un œil, pour saisir dans la masse du texte cette intelligibilité-là, dont il a besoin pour connaître, pour jouir, etc. En cela la lecture est un travail : il y a un muscle qui la courbe. (…)

Roland Barthes par Roland Barthes (Seuil, 1975, p. 120)

rebond

Posted on | novembre 3, 2006 | Commentaires fermés

terraformation.jpeg

et grâce au billet de Chloé Delaume, qui annonce la parution de son prochain livre, La nuit je suis Buffy Summers, aux éditions è®e, je rebondis sur les nouveautés de cette excellente maison, et constate que le deuxième volume de Renews, intitulé Enfin! est paru.

Le principe, intéressant, de la série Renews est celui de livres collectifs sous forme de news non signées. Le premier volume, Terraformation (è®e, 2005), dont le sous-titre était « Modifier les conditions existantes à la surface d’une planète pour la rendre habitable », faisait une large part à une anticipation très intelligente ; Sylia Aire, Éric Arlix, Jacques Barbéri, Bruce Bégout, Claro, Chloé Delaume, Loïc Le Pivert, Jacques-François Marchandise, Jean-Charles Massera, Jérôme Mauche, Nathalie Quintane, Emmanuel Rabu et Yves Ramonet y avaient participé ; il est maintenant disponible gratuitement, avec quelques autres textes, sur le site de l’éditeur.

Le sous-titre de Enfin! est « Il vient de se passer quelque chose, c’est incontestable » et réunit Nathalie Blanc, Jérôme Game, Hugues Jallon, Bernard Joisten, Émily King, Natalia Krinerkopf, Onuma Nemon, Julie Pareau, Emmanuelle Pireyre, Lydie Salvayre et Philippe Vasset. On se précipite !

riquiqui, le néant

Posted on | octobre 31, 2006 | Commentaires fermés

huston_professeurs_de_desespoir.jpg

Je n’ai pas encore lu Lignes de faille, mais les romans et les essais de Nancy Huston peuvent tous être recommandés.
On peut commencer par :
Instruments des ténèbres (Actes sud, 1996)
L’Empreinte de l’ange (Actes sud, 1998)
ou Dolce agonia (Actes sud, 2001) pour les romans,
Journal de la création (Actes sud, 1990)
ou Professeurs de désespoir (Actes sud, 2004) pour les essais.
L’essentiel de ses livres sont publiés chez Actes sud.

Nancy Huston est née en 1953 à Calgary, au Canada. Elle vit en France depuis l’âge de 20 ans ; elle a suivi les séminaires de Roland Barthes et vit aujourd’hui avec avec Tzvetan Todorov. Son écriture, à la fois très intelligente, très construite et terriblement fragile et émouvante, parvient comme bien peu à restituer l’infinie complexité de l’humanité.

Deux citations piochées dans mes tablettes numériques (pour donner envie) :

Sous ses airs intimidants d’illimité, le néant est en fait une chose étroite et étriquée, je dirais même plus, riquiqui. La vie humaine mérite des jugements moins simplistes que la dichotomie espoir/désespoir : tout à la fois merveilleuse et terrible, désopilante et atroce, noble et ignoble, bien et mal, elle est complexe, donc imprévisible, donc passionnante : c’est la condition de notre réflexion et la source exclusive de notre lumière. (Professeurs de désespoir, p. 352-353)

Ah ! la complexité insondable de ces interactions humaines, chacun de nous se baladant avec ses petits critères selon lesquels on juge les autres, tout en s’efforçant de répondre à leurs critères à eux – mais discrètement, sans en avoir l’air, en faisant semblant de n’être que soi-même et de n’avoir besoin de l’approbation de personne… Il n’y a aucun étalon-or, rien que ces perpétuels glissements, rajustements et compromis, chacun agitant absurdement le pied dans l’air à la recherche d’un bout de terre ferme où le poser… (Instruments des ténèbres)

On peut aussi lire en ligne une très belle présentation-rencontre de Nancy Huston en sorcière due à Mona Chollet, et voir là une photo que j’aime bien.

concessions

Posted on | octobre 29, 2006 | Commentaires fermés

Ne faites pas le fier. Respirer c’est déjà être consentant. D’autres concessions suivront, toutes emmanchées l’une à l’autre. En voici une. Suffit, arrêtons-la.

Henri Michaux, « Tranches de Savoir », Face aux verrous (Gallimard, 1992, p. 73)

faire avancer le schmilblick

Posted on | octobre 27, 2006 | Commentaires fermés

Ce soir (ou jamais!) parle ce soir d’internet. Je n’apprend pas grand chose, mais trouve sympatique le blogueur de service (qui sera bientôt publié), Ron l’infirmier. Il explique avec humour comment se procurer un appareil photo gratuit ou détourner le buzz pour attirer les lecteurs (ce qui marche en ce moment : proposer des vidéos de Florence Foresti). Sur le champ, je lui rend visite par chez lui, où il commente déjà sa prestation : quelle réactivité ! et waooh … déjà 63 commentaires : ça en jette !
ps : la technique Florence Foresti fait des émules.

Chez La littérature, un commentaire de FB, toujours curieux de qui se cache sous un pseudo, attire ma propre curiosité : « au fait, la littérature est-elle née le 16 décembre 1959 ? ». Est-ce que vous pensez à quelqu’un, FB, ou bien est-ce que c’était juste pour faire avancer le schmilblick (on trouve vraiment tout dans wikipedia) ?

invisibles

Posted on | octobre 23, 2006 | Commentaires fermés

boulin_roman_national.jpg

Autre premier roman, Supplément au roman national de Jean-Éric Boulin ne fait pas l’unanimité parmi les critiques. Il s’agit d’un portrait politique de la France, à travers quatre personnages emblématiques (Kamel Barek, terroriste, François Hollande, homme politique, Yann Guillois, assassin, et Le peuple) avec des anticipations (la guerre civile au printemps 2007 notamment) qu’on espère erronées. Le roman est parfois déservi par une écriture naturaliste jusqu’à la nausée, animée par la hargne mais sans beaucoup de nuances, parfois lassante dans la juxtapositions de propositions courtes et de longues énumérations ; mais il est efficace et dérangeant, car il a le mérite de prendre à bras le corps les problèmes de notre société. Jean-Éric Boulin décrit par exemple de façon très convaincante l’opposition radicale (et meurtrière de toute espérance), entre les visibles (ceux qui passent à la télé) et les invisibles (les autres, qui les regardent) :

Yann Guillois aurait pu être n’importe qui. Dans la rixe des ego, il ne partait pas le moins armé. Il n’a pas de réseaux mais peu importe. Il a dévoré des biographies. Il s’est passionné pour les leaders, les chefs de file, les responsables, les forces vives, et leur ascension au sommet d’organisations, leur goût du pouvoir, leurs duels en rase campagne, leur consommation de beaux corps, leur patience. Il avait cru lui aussi trouver les courants ascendants du libéralisme. Il était de leur trempe. De taille pour briguer une de ces vies intempestives, transatlantiques, mobiles comme des capitaux, racontées dans Public, Paris Match, les portraits du Monde, Figaroscope, des vies faites de mille des vôtres, où la mort n’a pas de prise. Les élus de la nouvelle ère fouissent comme jamais dans l’Histoire, sportifs, intellectuels, starlettes, politiques, patrons, titulaires d’une chaire, d’une révolte, d’une revendication, d’une organisation, spécialistes, vedettes altermondialistes, comiques, cumulant femmes, argent, narcissisme. La liste s’arrête quelque part. Leurs réussites tapissent le quotidien du peuple, des invisibles, les mortels, les exploités, les balayeurs, les professions intermédiaires, ceux qui pètent, puent, sans don, sans rien. Pour eux, le cancer, les odeurs d’aisselles, les bassins collés aux métros bondés, le multiethnique, la marque Dia, la peur, la mort, sans tambour ni trompette. (p. 74-75)

Yann Guillois a vu François Hollande à la télé, puis Michaël Youn, puis Jack Lang, puis Alain Finkielkraut puis Philippe Douste-Blazy puis Gérard Darmon puis Laurent Ruquier puis Arnaud Montebourg. Chez Ardisson, à Tout le monde en parle. Ça s’est fini par un karaoké. Sordide. La société est si lisse qu’elle ne laisse aucune prise.
Faire vivre notre pacte républicain. Les acquis sociaux. Le pitch. Les dernières tendances. La valeur travail. Yann Guillois exhorté à être compétitif. Les voix officielles rassurent. Les médias en patriotes scandent les vies d’événements. La société est enrôlée pour libérer des otages, lutter contre la myopathie, les accidents de la route, soutenir la candidature de Paris. À tour de rôle, les personnalités présentent leur actu. Des tombereaux de films. Chaque mercredi. Les mêmes écrivent. Tout le monde après en parlera. Le faux emplit l’époque comme du gaz hilarant. Société de congratulations. Irrespirable. Yann Guillois met sa tête dans l’écran, derrière la bienveillance. (p. 80-81)

Yann Guillois se rend sur le plateau de Tout le monde en parle, studio de La Plaine-Saint-Denis. Il arrive à passer les vigiles. L’émission est désormais en direct. Il enjambe des câbles dans une atmosphère bleutée, jusqu’à des néons signalant la place du public. Un assistant le met au milieu de gens cool. Un autre assistant, transpirant sous son casque, se met à taper dans ses mains. « On met le feu, on met le feu, allez. » Il y a beaucoup de femmes, demi-nues, qui sentent bon. Yann Guillois respire les épaules d’une brune devant lui. Il voit son visage de biais. Elle a tellement envie d’être étonnée.
Dans quelques instants, la société va se représenter. Le décor a la couleur d’une cascade.
On y va, lance le noir présentateur. Tout le monde se place. Yann Guillois est un peu tassé.
Il y a comme invités un sociologue, un politique, un présentateur de télévision, un jeune écrivain et quelqu’un qui a tout perdu. Le présentateur officie, l’autre distille des « vannes ». Ils parlent plus ou moins des Événements. L’homme politique parle de la crise française et dit se battre tous les jours pour la Sixième République. Le jeune écrivain renchérit, puis ajoute que la cocaïne décime. Une actrice de films pornographiques vient dire qu’elle assume sucer toutes ces bites. L’homme qui a tué sa femme en l’ayant prise pour la créature de Roswell fait état d’erreurs judiciaires à répétition. Le présentateur télé parle de ses mémoires après avoir eu un infarctus l’été dernier près de Ramatuelle. Cette clique vit plus ou moins sous perfusion médiatique. Ce soir, ils respirent, encore un peu, les yeux grands ouverts. Dans l’assistance, Yann Guillois voit des jeunes de vingt ans applaudir. L’envie sur leur visage fait mal à voir. Cette envie qui divise. Ils sont contents d’être là. À arpenter le vide, ils ne sont plus qu’à un mètre. Les invités commencent à s’embrasser. C’est bientôt fini. Le présentateur a maintenant sous le bras une pile de livres. Il y aura encore deux ou trois vannes, à tout casser. Après, ça sera karaoké.
Les visibles se regardent entre eux. Ils dessinent un cercle lumineux qu’accentuent les projecteurs. Ils se congratulent. Cette bonne humeur qu’autorisent deux centimètres de lévitation au-dessus du peuple. Ils ont sauvé leur peau de l’ennui, de la marque Dia, du SMIC, des RER jaunes, de l’invisibilité, de la frustration. Leur vie est une oeuvre qui, des invisibles, ne réfléchira rien. Dans une semaine, il y en aura une dizaine d’autres, sortis de la nuit autour, puis une dizaine d’autres. Pour des milliers de paroles vaines, de livres, de films, de DVD, à vendre. À vendre. Yann Guillois discerne la conspiration du monde à son malheur. Personne n’a objectivement intérêt au réarmement du langage. Pour parler des profondeurs vivantes, des souffrances qui s’en détachent pour remonter muettes à la surface. Parce que ce qu’elles ont de détraqué et de systématique menacerait le Tout. L’air du temps tiendra longtemps. La condition de Yann Guillois, cette société invivable aux hommes, la misère du monde ne seront jamais à l’ordre du jour.
Au milieu du karaoké, il se lève du public resté dans l’obscurité. Très raide, il sort un revolver de sa poche. En face de lui, l’animateur a le réflexe de se jeter sous son pupitre. Yann Guillois tire dans des têtes qui en étaient à rire. Trois d’entre elles tombent, dans la multiplication des cris, avant qu’une main ne frappe son bras. Ses trois dernières balles se perdent dans le décor.
L’événement a un retentissement extraordinaire. L’homme politique n’a pas survécu à ses blessures. L’homme qui avait tout perdu ne perdra plus. L’écrivain ne fera plus de pornographie. Les journaux du soir ouvrent sur le drame. Éditions spéciales repoussant les divertissements encore plus tard. Démocratie et violence. C’est le sujet qu’avait eu à traiter François Hollande à l’épreuve de culture générale de l’ENA. Il se rend sur place. Interrogé sur TF1, il en parle très bien. (p. 144-147)

Jean-Éric Boulin, Supplément au roman national (Stock, 2006)

Jean-Éric Boulin est né en 1978.
Pour se faire une idée, on peut l’écouter dans Répliques (France Culture, 7 octobre) (l’émission qui m’a donné envie de le lire car Boulin a le grand mérite de parvenir à ne pas se laisse instrumentaliser par Alain Finkielkraut !) et lire en ligne quelques critiques :
- Daniel Rondeau (TV5)
- Michel Abescat (Télerama)
- Marc de Launay (Zone littéraire)
- blog Culture cafe (pour les commentaires assasins assez divertissants).

je cesse d'être moi

Posted on | octobre 20, 2006 | Commentaires fermés

marienske_rhesus.jpg

Les premiers romans sont un des plaisirs de la rentrée littéraire : on rêve devant les piles des libraires d’être surpris, de découvrir de nouvelles voix, d’avoir la possibilité de se faire une idée par soi-même sur des auteurs tout neufs, pas encore rangés par les médias dans telle ou telle petite case.

Rhésus d’Héléna Marienské, dont on ne sait pas grand chose sinon qu’elle enseigne la littérature, est une excellente surprise : drôle et intelligent, subversif dans son propos (les vieux ont le droit d’être méchants, de se découvrir bisexuels et de s’éclater sur des jeux videos) et truffé de citations (de la Princesse de Clèves à Perec, de Beckett à l‘Illiade), jubilatoire dans l’écriture, d’une construction rigoureuse mais pleine de lignes de fuite.

Pour se faire une idée avant de la lire on peut feuilleter les premières pages et consulter la revue de presse proposée par son éditeur P.O.L, dont l’Agenda permet également de connaître les interventions des uns et des autres. On peut aussi lire un entretien (Evene) ou voir l’écrivain essayer en vain de parler de son roman (!) dans l’émission de Frédéric Taddéï Ce soir (ou jamais!) (19 octobre).

Dans l’épilogue de Rhésus, intitulé « D’après moi » on comprend qu’écrire pour Héléna Marienské c’est oublier avec jubilation la pesanteur du moi (« je non-suis avec passion », écrit-elle) :

Mais que d’efforts pour vivre interminablement avec moi. Je m’amadoue, pourtant, me leurre et m’apprivoise, je me compose un reflet flatté de moi qui serait acceptable. Soulagement, pendant les quelques instants où je coïncide avec ce moi mieux. Mais crotte et purin, le moi est là, gros bloc, et le reflet bientôt se brise comme un miroir à l’impact du granit lancé à toute force, et je tombe tête en bas sur un sol en ciment. Le crâne s’ouvre et à sa suite le corps se fend en deux. La colonne vertébrale, seule, reste pointée vers le ciel, cocasse paratonnerre de quel orage ? Je ne sais, tandis que s’effondrent avec symétrie mon moi gauche et mon moi droit. Vite la mort, que je me repose de toutes ces avanies. Mais sitôt qu’il a touché terre, mon corps recouvre sors unité, l’esprit suit, et le tour est joué.
Je suis sans cesse encombré d’un moi qui n’est pas celui que j’aurais emporté, si l’on m’avait donné le choix. On m’a fait une méchante blague.
Les spécialistes du moi ont apporté à ce cas critique quelques améliorations. Qu’ils en soient ici remerciés. Mais las ! Las ! Cautère et jambe de bois… tout cela n’a pas tenu devant la vie.
Le pire est qu’on ne me plaint pas, bien au contraire, rares sont les consolateurs. On pense sans doute que je suis satisfaite du paquet. On n’imagine pas cette fâcherie de toujours, ces réconciliations sans lendemain. Cours fermés à toutes les compassions, cours de pierre ! Je sais, les mouches souffrent aussi. Les plaint-on ?
On n’imagine pas les nuits difficiles, les abattements, les désespoirs. Comment imaginerait-on ce misérable fatras puisque je sourie? Car j’ai été dotée d’un moi au regard affable. Il semble tout heureux, tout béatement satisfait de lui et de son sort. Le masque du bonheur fut livré en même temps que le sujet malingre et souffreteux qu’il dissimule. Il est si étroitement collé à la peau que l’arracher serait sans doute dangereux. Reste donc le moi qui fait risette et ferait presque le malin, mettrait du baume sur les plaies du monde…
Certains donc louchent vers moi, m’imaginent enviable, et m’envient. Comme la jalousie confère à la méchanceté l’efficace d’un virus, ils se déchainent par hordes, et m’accablent. On m’ôterait volontiers, dans la mêlée, tout le fruit de mon travail, on m’amputerait de mes muscles ou de mes avoirs, on me déglinguerait bien la gueule, quitte à ne pas être poli. Je dois montrer les dents, ce qui m’afflige car je ne me suis guère remise des imperfections de ma denture, qui égalent presque celles de mon âme.
Je me trouve engagée dans des combats que je n’aurais pas voulus mais nécessaires a ma survie sociale. C’est épuisant et grotesque. Encore que je ne crache pas sur les joutes, après tout, comme diversion. Et donc, à la première alerte, je sors les oriflammes et les artilleries, prête à toutes les batailles.

Mais parfois, pour éviter tous les embarras afférents au moi et les épuisements de la guerre, je cesse d’être moi. Je non-suis alors avec passion. Je deviens platane, écorce, ongle, forêt, odeur, tubercule ou biscuit, état, lumière, chaleur. Le moi lumière tiède est extatique, et je ne le quitte qu’à regret. Autre moi que je voudrais ne jamais quitter : le moi musique, prélude et fugue, mais le bruit rond des gouttes de pluie sur le zinc du toit est presque aussi bien.
Je suis souvent envahie par tout autre que moi. Ce tout autre s’infiltre par la bouche et les oreilles, sans doute même par la peau, car je suis poreuse. Les manoeuvres d’approche ne m’alertent guère, je vois venir sans crainte ce qui va dominer le moi chétif, l’occuper corps et âme, tendrement l’asservir, lui ôter toute force et tout désir d’agir hors de son emprise. Ainsi fit Rhésus.

Héléna Marienské, Rhésus (P.O.L, 2006, p. 311-314)

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