nous tuons tout ce qui nous aime
Posted on | août 13, 2007 | Commentaires fermés
Le titre de Thomas A. Ravier, ainsi que la large place faite au meurtre de la mère dans son essai, m’incite à relire « Sentiments filiaux d’un parricide », l’étrange article que Marcel Proust rédige pour Le Figaro (1er fév. 1907) sur Henri Van Blarenberghe, une assez vague connaissance qu’il avait rencontré une fois, avec qui il avait échangé quelques lettres et qui, dans un accès de démence, avait le 24 janvier 1907, tué sa mère avant de se suicider. En voici la fin :
(…) Si j’ai répété avec insistance ces grands noms tragiques, surtout ceux d’Ajax et d’Œdipe, le lecteur doit comprendre pourquoi, pourquoi aussi l’ai publié ces lettres et écrit cette page. J’ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l’éclabousse sans parvenir à la souiller. J’ai voulu aérer la chambre du crime d’un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse et que le pauvre parricide n’était pas une brute criminelle, un être en dehors de l’humanité, mais un noble exemplaire d’humanité, un homme d’esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que la plus inéluctable fatalité – disons pathologique pour parler comme tout le monde – a jeté – le plus malheureux des mortels – dans un crime et une expiation dignes de demeurer illustres.
« Je crois difficilement à la mort », dit Michelet dans une page admirable. Il est vrai qu’il le dit à propos d’une méduse, de qui la mort, si peu différente de sa vie, n’a rien d’incroyable, en sorte qu’on peut se demander si Michelet n’a pas fait qu’utiliser dans cette phrase un de ces « fonds de cuisine » que possèdent assez vite les grands écrivains et grâce à quoi ils sont assurés de pouvoir servir à l’improviste à leur clientèle le régal particulier qu’elle réclame d’eux. Mais si je crois sans difficulté à la mort d’une méduse, je ne puis croire facilement à la mort d’une personne, même à la simple éclipse, à la simple déchéance de sa raison. Notre sentiment de la continuité de l’âme est le plus fort. Quoi ! cet esprit qui, tout à !’heure, de ses vues dominait la vie, dominait la mort, nous inspirait tant de respect, le voilà dominé par la vie, par la mort, plus faible que notre esprit qui, quoiqu’il en ait, ne se peut plus incliner devant ce qui est si vite devenu un presque néant ! Il en est pour cela de la folie comme de l’affaiblissement des facultés chez le vieillard, comme de la mort. Quoi ? L’homme qui a écrit hier la lettre que je citais tout à l’heure, si élevée, si sage, cet homme aujourd’hui… ? Et même, pour descendre à des infiniments petits fort importants ici, l’homme qui très raisonnablement était attaché aux petites choses de l’existence, répondait si élégamment à une lettre, s’acquittait si exactement d’une démarche, tenait à l’opinion des autres, désirait leur paraître sinon influent, du moins aimable, qui conduisait avec tant de finesse et de loyauté son jeu sur l’échiquier social l… Je dis que cela est fort important ici, et si j’avais cité toute la première partie de la seconde lettre qui, à vrai dire, n’intéressait en apparence que moi, c’est que cette raison pratique semble plus exclusive encore de ce qui est arrivé que la belle et profonde tristesse des dernières lignes. Souvent, dans un esprit déjà dévasté., ce sont les maîtresses branches, la cime, qui survivent les dernières, quand toutes les ramifications plus basses sont déjà élaguées par le mal. Ici, la plante spirituelle est intacte. Et tout à l’heure en copiant ces lettres, j’aurais voulu pouvoir faire sentir l’extrême délicatesse, plus l’incroyable fermeté de la main qui avait tracé ces caractères, si nets et si fins…
- Qu’as-tu fait de moi ! qu’as-tu fait de moi ! Si nous voulions y penser, il n’y a peut-être pas une mère vraiment aimante qui ne pourrait, à son dernier jour, souvent bien avant, adresser ce reproche à son fils. Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l’inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. Si nous savions voir dans un corps chéri le lent travail de destruction poursuivi par la douloureuse tendresse qui l’anime, voir les yeux flétris, les cheveux longtemps restés indomptablement noirs, ensuite vaincus comme le reste et blanchissants, les artères durcies, les reins bouchés, le cœur forcé, vaincu le courage devant la vie, la marche alentie, alourdie, l’esprit qui sait qu’il n’a plus à espérer, alors qu’il rebondissait si inlassablement en invincibles espérances, la gaîté même, la gaîté innée et semblait-il immortelle, qui faisait si aimable compagnie avec la tristesse, à jamais tarie, peut-être celui qui saurait voir cela, dans ce moment tardif de lucidité que les vies les plus ensorcelées de chimère peuvent bien avoir, puisque celle même de don Quichotte eut le sien, peut-être celui-là, comme Henri van Blarenberghe quand il eut achevé sa mère à coups de poignard, reculerait devant l’horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil, pour mourir tout de suite. Chez la plupart des hommes, une vision si douloureuse (à supposer qu’ils puissent se hausser jusqu’à elle) s’efface bien vite aux premiers rayons de la joie de vivre. Mais quelle joie, quelle raison de vivre, quelle vie peuvent résister à cette vision ? D’elle ou de la joie, quelle est vraie, quel est « le Vrai » ?
Marcel Proust, fin de l’article « Sentiments filiaux d’un parricide ». Repris dans Contre Sainte-Beuve (Gallimard, Pléiade, p. 157-159)
se dispenser d'apparaître
Posted on | août 12, 2007 | Commentaires fermés
Le plus émouvant, ou pathétique, je ne sais pas, ce sont, en y réfléchissant, ces faux lecteurs de Proust depuis longtemps vrais personnages de son œuvre. Ils n’en ont aucune idée, bien entendu. Je déjeunais hier encore avec l’un d’eux (qui m’a longuement parlé de sa passion pour la Recherche). Legrandin, portable en plus. Très drôle, très instructif. (p. 35)
J’imagine d’ici le scandale si Proust, un beau jour, par je ne sais quel accident miraculeux, était lu : rien qu’une fois. Quelle catastrophe (financière), quel écroulement (des valeurs), quelle chute (de la bourse des croyances), quel bide (pour le film patrimonial). Mais ne rêvons pas. Il faut, cela se comprend, un corps très original pour lire Proust jusqu’au bout, plutôt, par exemple, qu’une grande culture comme Charlus. (p. 74)
Thomas A. Ravier, Éloge du matricide. Essai sur Proust (Gallimard, L’Infini, 2007)
L’essai de Thomas A. Ravier sur Marcel Proust est parfois un peu agaçant – lorsqu’il se proclame ainsi novateur et en rupture complète avec le reste de l’abondante critique proustienne tout en enfonçant des portes depuis longtemps ouvertes – mais il est aussi passionnant et très attachant – par son enthousiasme, une écriture pleine de surprises, et des découvertes inattendues au tournant d’un raisonnement, par exemple :
Marcel peut aussi se dispenser d‘apparaître. Au jeu du vingtième siècle on ne le prendra pas. La société se révèle progressivement être l’affirmation de toute vie humaine, dans le détail, comme simple apparence ? Il fallait s’attendre à cette accusation rancunière tourmentée – ces aigres épigrammes – des participants qui ne peuvent admettre l‘apparition soudaine dune distance rendue visible. Or, l’amitié est peut-être une manifestation lyrique de la surveillance sociale se nourrissant justement, chez les plus crédules, donc les plus dangereux, de cette distance. Il faut disparaître mais dans son style. L’invisible ami récuse cette politique non énigmatique de la transparence (qui sera celle, effroyable, des Verdurin). Proust, c’est embarrassant, réfute la figure du misanthrope officiel (lequel obéit sans s’en rendre compte au fantasme social de la confession identitaire) pour ne conserver du théâtre de la surface que le plaisir évanescent de la comédie pulsative. Il est beaucoup plus drôle que ça, beaucoup moins enfantin et, finalement, beaucoup moins sentimental. Plus vindicatif, plus venimeux : le reptile vous salue bien. L’ethnologue impitoyable du Ritz est aussi un joueur subtil qui annule rendez-vous après rendez-vous, se fait exempter d’un dîner, dispenser d’une fête, repousse pour la énième fois une visite, n’ouvre à personne, exige de ne pas être dérangé, déconseille à ses proches la fréquentation de son appartement et de son atmosphère malsaine ; ce qui n’empêche pas, sur un autre front, dix pages d’admonestations à un ami qui n’en « est pas un », ou de reprocher à Gide son absence d’affectivité, à Cocteau de le négliger, à Daudet de ne jamais venir le voir, à un duc quelconque sa froideur comme un obstacle au progrès de leur relation. Sa position d’agent du sens en cours d’invisibilisation est tout entière dans cette merveilleuse anecdote de Philippe Soupault : Marcel organise un dîner au Grand Hôtel de Cabourg, la soirée va durer, il offre des cigares à ses invités : « Messieurs, comme je ne peux supporter la fumée à cause de mon asthme, je suis obligé de vous demander de m’excuser. » Voilà en effet un rideau de fumée des plus fameux dans un décor curieusement coulissant. Et, en réaction, une poussée prévisible de crispations subjectives. (p. 20-21)
Dans la comédie universelle passive, nous savons que la plupart demeurent sur la scène à s’exhiber. Acteur social, certes, mais le script est de plus en plus monotone, pauvre, répétitif, impersonnel, bâclé. Il y a l’observé et l’observateur, c’est la loi, elle est dure, elle dure. Or l’observé l’est toujours sexuellement : Charlus, Jupien ou même Swann sont sexuellement observés, surveillés justement par où ils s’imaginent dans l’illicite, la question de leurs naïves activités érotiques. Et voilà que Proust, lui, s’appuie férocement sur son corps pour démontrer que la liberté dans la volupté, comme la clandestinité sexuelle, n’existent que si elles sont un moyen de connaissance, et peu, sinon jamais, par leur représentation audacieuse. Chaque fois, curieusement, que son narrateur approche d’une source d’activité sexuelle, c’est pour être le témoin paisible de ce qui se dit, ou plutôt ne se dit pas. Or, c’est cette faculté de se trouver systématiquement au point d’émission de la mystification sexuelle qui est, je crois, une des grandes révolutions de Proust baudelairien (et non balzacien). Et elle est peut-être le résultat concret de cette détermination effervescente et musicale dans la variation ironique. Juif ou catholique ? Romancier ou essayiste ? Homo ou hétéro ? Proust n’aura jamais choisi (c’est embêtant). C’est, au sens propre, son style. Passons les frontières ! Tout le problème est là. Nous sentons dans un monde, nous pensons, et surtout nous nommons dans un autre. Quelquefois, là où les muscles plongent et tordent leurs ramifications, aspirant cette vie nouvelle, un corps surgit pour faire sauter ces barrières sociales et culturelles. Ce sera, contrairement à l’opinion familiale, Guermantes et Méséglise, autant dire Jérusalem et Athènes. Proust sait donc parfaitement ce qu’il dit, il n’est pas fou ou exagérément dans la sorcellerie littéraire lorsqu’il écrit à Jacques Boulanger : « Les romanciers devinent à travers les murs. » Le romancier dévie, devine à travers les murs, les murmures, l’amour de la mère, la mire de la mort. (p. 61-62)
Thomas A. Ravier est né en 1969. Il a publié aussi de très intéressants romans :
Au bord de l’amer (Le Talus d’approche, 1994)
Original remix (Le Lys dans la vallée) (Julliard, 1999)
Emma Jordan (Moeurs du Béton) (Julliard, 2002)
Les aubes sont navrantes (Gallimard, L’Infini, 2005)
Le scandale McEnroe (Gallimard, L’Infini, 2006)
à lire aussi, sur Éloge du matricide, un bel article de Marc Pautrel
de nuit sur ma ligne de jour
Posted on | août 10, 2007 | Commentaires fermés
Mardi – On peut se laisser entraîner par la ligne de fuite, le bord extérieur du rail converti par les pointillés, la chaussée, longer le trottoir, bifurquer, sauter à pieds joints dans les stries, disparaître. Mais l’œil se lasse et retourne aux fenêtres, ne sait pas se contenter du ballast, des grilles et des voies à vélo. Il exige le clocher de l’hôpital, quelques ardoises fluides, le ciel large qu’il ne reverra pas de la journée.
(…)
Samedi soir – Métro La Chapelle, sur le quai. Expérience inédite, je sors du cinéma et me retrouve de nuit sur ma ligne de jour. À travers la verrière, en attendant la rame qui ne vient pas, je surprends les pièces éclairées dont je ne distingue rien le matin. Salon chatoyant, jouets, rideau jaune. Teintures au mur, ficus, tableaux. À ma gauche, la pointe illuminée du Sacré-Cœur. Devant moi, les arbres aux dents jaunes flashés par les spots. Nous attendons toujours. Et que suis-je allée voir pour la quatrième fois, délaissant les films de la rentrée qui pourtant me tentaient ? Fenêtre sur cour, sans blague, c’est maintenant que le lien se fait.
Dans le métro. Durant quelques secondes je n’y pense pas, je sors Penser/classer de Perec et je commence à lire, plaquée contre la porte vitrée. Puis je lève les yeux et les fenêtres du matin s’imposent, m’envoient par saccades, par bouffées, un halo orange, les ombres d’une persienne, la vision fugitive d’une bibliothèque – comme si les gens qui vivent le nez sur le métro ne lisaient pas ! Pourquoi derrière mes cent fenêtres personne ne lit-il jamais ?
Anne Savelli, Fenêtres : open space (Le Mot et le reste, 2007, p. 30 et p. 31)
Les premières pages avait été publiées en ligne dans remue.net, puis un livre a été publié ; cette belle tentative d’épuisement de ce qu’on voit depuis la ligne 2 du métro parisien se poursuit maintenant sur un blog qui propose par exemple des photos, et souhaite « créer des sortes de satellites autour du livre ».
On peut lire d’autres textes d’Anne Savelli (née en 1967 à Paris), dans la revue Ambition chocolatée et déconfiture et dans remue.net (« Centre du monde »), où l’on peut lire aussi un bel article de Sereine Berlottier.
élargir le champ de la conscience
Posted on | août 9, 2007 | Commentaires fermés
Mon hérisson naïf et globuleux devient fauve dans leur reflet. Écris autre chose, me l’a-t-on assez dit, ce conseil d’ami, quelque chose de simple qui se lise bien, avec un début
et une fin. Écris un roman policier, me l’a-t-on assez demandé. Je ne suis pas contrariant. Ce n’est pas parce que je possède un hérisson naïf et globuleux qu’il faut prendre des gants avec moi. Je m’adresse là au boxeur poids lourd qui m’assomme de questions parce qu’il ne comprend pas une ligne, pas un mot à ce que j’écris, jamais, qui n’a jamais rien compris à rien de ce que j’ai écrit jusqu’à aujourd’hui. J’écris le paon se marie à l’église et il n’y comprend rien. Absolument rien. Alors j’écris : le figuier s’est organisé
la feuille cueille le fruit et il n’y comprend rien non plus. Alors j’écris : le scarabée fréquente un petit cireur de souliers et coup sur coup j’écris : le canari n’a pas touché au blanc de son oeuf mais il me fait signe que non, rien. Alors j’écris ceci encore : Je racle bien soigneusement mes bottes sur son paillasson, puis j’entre chez le hérisson naïf et globuleux – grand Dieu ! il est mort ! Rien, il ne comprend rien. C’est à peine si je déplace une chose de quelques millimètres pour en éprouver le poids et voir quelle trace elle laisse dans la poussière, déjà il a cet air stupide. Écrire, je croyais que c’était cela
pourtant, précipiter le monde dans une formule, tenir le monde dans une formule, court-circuiter les hiérarchies, les généalogies, ce faisant produire des éclairs, recenser les analogies en refusant la comparaison trop facile du hérisson naïf et globuleux et de la châtaigne dans sa bogue malgré la tentation permanente et sa démangeaison insupportable, créer du réel ainsi en modifiant le rapport convenu entre les choses ou les êtres, élargir le champ de la conscience, en somme, au lieu de le restreindre à nos préoccupations d’amour et de mort ou comment se porte mon corps
ce matin ? Mais non, décidément, je suis seul sans doute à penser cela. Me serais-je trompé sur la nature et l’enjeu de la littérature ?
Éric Chevillard, Du hérisson (Minuit, 2002, p. 78-80)
::: je ne m’en lasse pas ::: et j’en profite pour rappeler l’existence d’un site très complet sur Éric Chevillard.
se défendre sans combattre
Posted on | août 8, 2007 | Commentaires fermés
Le Renard sait beaucoup de choses, le Hérisson n’en sait qu’une grande, disoient proverbialement les Anciens. Il sait se défendre sans combattre, et blesser sans attaquer : n’ayant que peu de force et nulle agilité pour fuir, il a reçû de la Nature une armure épineuse, avec la facilité de se resserrer en boule et de présenter de tous côtés des armes défensives, poignantes, et qui rebutent ses ennemis ; plus ils le tourmentent, plus il se hérisse et se resserre.
écrit Buffon dans son Histoire naturelle (tome 8, p. 28).
En recherchant le contexte de cette citation, trouvée dans l’article de Libé cité hier, j’ai découvert que l’on trouve les textes de Buffon en ligne.
Cela est très utile notamment pour lire Éric Chevillard, qui le cite beaucoup, et que je n’ai pu me retenir de re-parcourir après avoir lu vos commentaires :
autant dire que nous avons évité le pire, Proust et moi, malgré notre constante mélancolie et cette sensibilité à fleur de peau qui nous oppose si désavantageusement au hérisson naïf et globuleux que l’on se prend parfois à lui envier sa carapace d’indifférence, en naissant d’une mère assez douce et bonne pour s’asseoir une minute sur le bord de notre lit sans songer une seule seconde qu’à cet âge notre moelle est tendre et nos os se laissent encore rompre.
(…)
Je souffre de tout ce que je suis comme si j’étais toi, doué de la lucidité qui te manque, hérisson naïf et globuleux, mais ce défaut t’épargne le désespoir. Ta conscience se déchirerait à tes épines. Regarde-moi, de quels lambeaux je m’enveloppe.
Éric Chevillard, Du hérisson (Minuit, 2002, p. 179 et p. 201)
les piquants du hérisson
Posted on | août 7, 2007 | Commentaires fermés
J’ai lu tant de livres…
Pourtant, comme tous les autodidactes, je ne suis jamais sûre de ce que j’en ai compris. Il me semble un jour embrasser d’un seul regard la totalité du savoir, comme si d’invisibles ramifications naissaient soudain et tissaient entre elles toutes mes lectures éparses – puis, brutalement, le sens se dérobe, l’essentiel me fuit et j’ai beau relire les mêmes lignes, elles m’échappent chaque fois un peu plus tandis que je me fais l’effet d’une vieille folle qui croit son estomac plein d’avoir lu attentivement le menu. Il paraît que la conjonction de cette aptitude et de cette cécité est la marque réservée de l’autodidactie. Privant le sujet des guides sûrs auxquels toute bonne formation pourvoit, elle lui fait néanmoins l’offrande d’une liberté et d’une synthèse dans la pensée là où les discours officiels posent des cloisons et interdisent l’aventure.Muriel Barbery, L’élégance du hérisson (Gallimard, 2006, p. 51)
Depuis qu’il trône en tête des ventes, ayant même réussi un temps à devancer Marc Lévy, Guillaume Musso, Paolo Coelho ET Harry Potter (!), et qu’il a dépassé les 350 000 exemplaires vendus, il devient (forcément) tendance de dénigrer le livre de Muriel Barbery, L’élégance du hérisson. Les critiques s’étonnent d’un succès qu’ils n’ont pas annoncé, et, même si quelques-uns le jugent mérité (par exemple dans « Le Masque et la plume » d’hier soir), beaucoup, comme Philippe Lançon dans Libération, se demandent s’il faut « écraser le hérisson ? ».
C’est injuste, car, qu’on l’aime ou pas, le livre de Muriel Barbery a l’immense mérite d’être un vrai livre, pas un produit calibré pour la vente, qui s’est vendu sans véritable publicité de la part de son éditeur (trop occupé à la rentrée dernière à promouvoir les Bienveillantes), sans promotion télé, avec très peu de critiques, mais avec le soutien des libraires (qui lui ont décerné le Prix des Libraires) et grâce au bouche à oreille.
Je suis heureuse de l’avoir lu, avec beaucoup de plaisir et sans a priori, avant qu’il ait du succès, attirée par son joli titre (j’adore les hérissons !) – et de l’avoir aimé, malgré quelques réserves (son écriture un peu classique et son côté roman à thèse) ; si je l’avais lu aujourd’hui, j’aurais peut-être (mais peut-être pas) réagi comme Judith Bernard (dont je suis fan, précisé-je), qui l’assassine dans « l’arrogance du paillasson » avec des arguments qui sont parfois l’ombre portée de mes réserves.
Bon séjour sabbatique à Kyoto, Muriel !
chaque centimètre carré
Posted on | août 6, 2007 | Commentaires fermés
Une image n’est essentielle que si chaque centimètre carré de l’image est essentiel.
Michelangelo Antonioni, « Il est plus facile d’inventer », entretien avec André S. Labarthe, Cahiers du cinéma, 112, octobre 1960. Repris dans Écrits (1991) (Images modernes, 2003, p. 27)
Antonioni encore, pour signaler cette belle analyse de L’Eclipse par Philippe Lubac et les pages très complètes que lui consacre le Ciné-club de Caen (à voir aussi sur ce site la page sur quelques « Equivalences visuelles » entre peinture et cinéma). Quant à l’œuf, c’est un détail la Sainte conversation de Piero Della Francesca (1472, Milan, Pinacothèque de Brera)
c'est le cerveau qui est mis en scène
Posted on | août 5, 2007 | Commentaires fermés
Je ne résiste pas à citer également la suite du propos de Deleuze, qui concerne le cinéma de Stanley Kubrick :
La formule d’Antonioni ne vaut que pour lui, c’est lui qui l’invente. Les corps ne sont pas destinés à l’usure, pas plus que le cerveau à la nouveauté. Mais, ce qui compte, c’est la possibilité d’un cinéma du cerveau qui regroupe toutes les puissances, autant que le cinéma du corps les groupait aussi : c’est alors deux styles différents, et dont la différence elle-même ne cesse de varier, cinéma du corps chez Godard et cinéma du cerveau chez Resnais, cinéma du corps chez Cassavetes et cinéma du cerveau chez Kubrick. Il n’y a pas moins de pensée dans le corps que de choc et de violence dans le cerveau. Il n’y a pas moins de sentiment dans l’un et dans l’autre. Le cerveau commande au corps qui n’en est qu’une excroissance, mais aussi le corps commande au cerveau qui n’en est qu’une partie : dans les deux cas, ce ne seront pas les mêmes attitudes corporelles ni le même gestus cérébral. D’où la spécificité d’un cinéma du cerveau, par rapport à celle du cinéma des corps. Si l’on considère l’œuvre de Kubrick, on voit à quel point c’est le cerveau qui est mis en scène. Les attitudes de corps atteignent à un maximum de violence, mais elles dépendent du cerveau. C’est que, chez Kubrick, le monde lui-même est un cerveau, il y a identité du cerveau et du monde, tels la grande table circulaire et lumineuse de « Docteur Folamour », l’ordinateur géant de « 2001 l’odyssée de l’espace », l’hôtel Overlook de « Shining ». La pierre noire de « 2001 » préside aussi bien aux états cosmiques qu’aux stades cérébraux : elle est l’âme des trois corps, terre, soleil et lune, mais aussi le germe des trois cerveaux, animal, humain, machinique. Si Kubrick renouvelle le thème du voyage initiatique, c’est parce que tout voyage dans le monde est une exploration du cerveau. Le monde-cerveau, c’est « L’orange mécanique », ou encore un jeu d’échecs sphérique où le général peut calculer ses chances de promotion d’après le rapport des soldats tués et des positions conquises (« Les sentiers de la gloire »). Mais si le calcul rate, si l’ordinateur se détraque, c’est parce que le cerveau n’est pas plus un système raisonnable que le monde un système rationnel. L’identité du monde et du cerveau, l’automate, ne forme pas un tout, mais plutôt une limite, une membrane qui met en contact un dehors et un dedans, les rend présents l’un à l’autre, les confronte ou les affronte. Le dedans, c’est la psychologie, le passé, l’involution, toute une psychologie des profondeurs qui mine le cerveau. Le dehors, c’est la cosmologie des galaxies, le futur, l’évolution, tout un surnaturel qui fait exploser le monde. Les deux forces sont des forces de mort qui s’étreignent, s’échangent, et deviennent indiscernables à la limite. La folle violence d’Alex, dans « Orange mécanique », est la force du dehors avant de passer au service d’un ordre intérieur dément. Dans « L’odyssée de l’espace », l’automate se détraque du dedans, avant d’être lobotomisé par l’astronaute qui pénètre du dehors. Et, dans « Shining », comment décider de ce qui vient du dedans et de ce qui vient du dehors, perceptions extrasensorielles ou projections hallucinatoires ? Le monde-cerveau est strictement inséparable des forces de mort qui percent la membrane dans les deux sens. À moins qu’une réconciliation ne s’opère dans une autre dimension, une régénérescence de la membrane qui pacifierait le dehors et le dedans, et recréerait un monde-cerveau comme un tout dans l’harmonie des sphères. À la fin de « L’odyssée de l’espace », c’est suivant une quatrième dimension que la sphère du fœtus et la sphère de la terre ont une chance d’entrer dans un nouveau rapport incommensurable, inconnu, qui convertirait la mort en une nouvelle vie.
Gilles Deleuze, L’Image-temps. Cinéma 2 (Minuit, 1985, p. 267-268)
les potentialités futures du cerveau couleur
Posted on | août 4, 2007 | Commentaires fermés
Très intéressant aussi ce que Gilles Deleuze écrit au sujet de Michelangelo Antonioni :
« Donnez-moi donc un corps » : c’est la formule du renversement philosophique. Le corps n’est plus l’obstacle qui sépare la pensée d’elle-même, ce qu’elle doit surmonter pour arriver à penser. C’est au contraire ce dans quoi elle plonge ou doit plonger, pour atteindre à l’impensé, c’est-à-dire à la vie. Non pas que le corps pense, mais, obstiné, têtu, il force à penser, et force à penser ce qui se dérobe à la pensée, la vie. On ne fera plus comparaître la vie devant les catégories de la pensée, on jettera la pensée dans les catégories de la vie. Les catégories de la vie, ce sont précisément les attitudes du corps, ses postures. « Nous ne savons même pas ce que peut un corps » : dans son sommeil, dans son ivresse, dans ses efforts et ses résistances. Penser, c’est apprendre ce que peut un corps non-pensant, sa capacité, ses attitudes ou postures. C’est par le corps (et non plus par l’intermédiaire du corps) que le cinéma noue ses noces avec l’esprit, avec la pensée. « Donnez-nous donc un corps », c’est d’abord monter la caméra sur un corps quotidien. Le corps n’est jamais au présent, il contient l’avant et l’après, la fatigue, l’attente. La fatigue, l’attente, même le désespoir sont les attitudes du corps. Nul n’est allé plus loin qu’Antonioni dans ce sens. Sa méthode : l’intérieur par le comportement, non plus l’expérience, mais « ce qui reste des expériences passées », « ce qui vient après, quand tout a été dit », une telle méthode passe nécessairement par les attitudes ou postures du corps. C’est une image-temps, la série du temps. L’attitude quotidienne, c’est ce qui met l’avant et l’après dans le corps, le temps dans le corps, le corps comme révélateur du terme. L’attitude du corps met la pensée en rapport avec le temps comme avec ce dehors infiniment plus lointain que le monde extérieur. Peut-être la fatigue est-elle la première et la dernière attitude, parce qu’elle contient à la fois l’avant et l’après : ce que Blanchot dit, c’est aussi ce qu’Antonioni montre, non pas du tout le drame de la communication, mais l’immense fatigue du corps, la fatigue qu’il y a sous « Le cri », et qui propose à la pensée « quelque chose à incommuniquer », l’« impensé », la vie. (p. 246-247)
Antonioni serait l’exemple parfait d’une double composition. On a souvent voulu trouver l’unité de son œuvre dans les thèmes tout faits de la solitude et de l’incommunicabilité, comme caractéristiques de la misère du monde moderne. Pourtant, selon lui, nous marchons de deux pas très différents, un pour le corps, un pour le cerveau. Dans un beau texte il explique que notre connaissance n’hésite pas à se renouveler, à affronter de grandes mutations, tandis que notre morale et nos sentiments restent prisonniers de valeurs inadaptées, de mythes auxquelles plus personne ne croit, et ne trouvent pour se libérer que de pauvres expédients, cyniques, érotiques ou névrotiques. Antonioni ne critique pas le monde moderne, aux possibilités duquel il « croit » profondément : il critique dans le monde la coexistence d’un cerveau moderne et d’un corps fatigué, usé, névrosé. Si bien que son œuvre passe fondamentalement par un dualisme qui correspond aux deux aspects de l’image-temps : un cinéma du corps, qui met tout le poids du passé dans le corps, toutes les fatigues du monde et la névrose moderne ; mais aussi un cinéma du cerveau, qui découvre la créativité du monde, ses couleurs suscitées par un nouvel espace-temps, ses puissances multipliées par les cerveaux artificiels. Si Antonioni est un grand coloriste, c’est parce qu’il a toujours cru aux couleurs du monde, à la possibilité de les créer, et de renouveler toute notre connaissance cérébrale. Ce n’est pas un auteur qui gémit sur l’impossibilité de communiquer dans le monde. Simplement, le monde est peint de splendides couleurs, tandis que les corps qui le peuplent sont encore insipides et incolores. Le monde attend ses habitants, qui sont encore perdus dans la névrose. Mais c’est une raison de plus pour faire attention au corps, pour en scruter les fatigues et les névroses, pour en tirer des teintes. L’unité de l’œuvre d’Antonioni, c’est la confrontation du corps-personnage avec sa lassitude et son passé, et du cerveau-couleur avec toutes ses potentialités futures, mais les deux composant un seul et même monde, le nôtre, ses espoirs et son désespoir. (p. 266- 267)
Gilles Deleuze, L’Image-temps. Cinéma 2 (Minuit, 1985)
C’est l’occasion de signaler que l’on peut écouter en ligne la voix au débit inimitable de Gilles Deleuze : dans ce cours il parle d’Antonioni.
l'objet représenté vibre
Posted on | août 3, 2007 | Commentaires fermés
En contrechamp à mon billet d’avant-hier, quelques extraits de « Cher Antonioni… » de Roland Barthes : il s’agit de l’un des derniers textes de Barthes, écrit pour la remise à Michelangelo Antonioni du prix « Archiginnedio d’Oro », le 28 janvier 1980 à Bologne.
Dans sa typologie, Nietzsche distingue deux figures : le prêtre et l’artiste. Des prêtres, nous en avons aujourd’hui à revendre : de toutes religions et même hors religion ; mais des artistes ? Je voudrais, cher Antonioni, que vous me prêtiez un instant quelques traits de votre œuvre pour me permettre de fixer les trois forces, ou, si vous préférez, les trois vertus, qui constituent à mes yeux l’artiste. Je les nomme tout de suite : la vigilance, la sagesse et la plus paradoxale de toutes, la fragilité.
(…) J’appelle sagesse de l’artiste, non une vertu antique. encore moins un discours médiocre, mais au contraire ce savoir moral, celle acuité de discernement qui lui permet de ne jamais confondre le sens et la vérité. Que de crimes l’humanité n’a-t-elle pas commis au nom de la Vérité ! Et pourtant cette vérité n’était jamais qu’un sens. Que de guerres, de répressions, de terreurs, de génocides, pour le Triomphe d’un sens ! L’artiste, lui. sait que le sens d’une chose n’est pas sa vérité ; ce savoir est une sagesse, une folle sagesse, pourrait-on dire, puisqu’elle le retire de la communauté, du troupeau des fanatiques et des arrogants.
(…) Vous travaillez à rendre subtil le sens de ce que l’homme dit, raconte, voit ou sent, et cette subtilité du sens, cette conviction que le sens ne s’arrête pas grossièrement à la chose dite, mais s’en va toujours plus loin, fasciné par le hors-sens, c’est celle, je crois, de tous les artistes, dont l’objet n’est pas telle ou telle technique, mais ce phénomène étrange : la vibration. L’objet représenté vibre, au détriment du dogme.
(…) L’artiste est sans pouvoir, mais il a quelque rapport avec la vérité ; son œuvre, toujours allégorique si c’est une grande œuvre, la prend en écharpe ; son monde est l’Indirect de la vérité
(…) Un autre motif de fragilité, c’est paradoxalement, pour l’artiste, la fermeté et l’insistance de son regard. Le pouvoir, quel qu’il soit, parce qu’il est violence, ne regarde jamais ; s’il regardait une minute de plus (une minute de trop), il perdrait son essence de pouvoir. L’artiste, lui, s’arrête et regarde longuement, et je puis imaginer que vous vous êtes fait cinéaste parce que la caméra est un œil, contraint, par disposition technique, de regarder. Ce que vous ajoutez à cette disposition, commune à tous les cinéastes, c’est de regarder les choses radicalement, jusqu’à leur épuisement. D’une part, vous regardez longuement ce qu’il ne vous était pas demandé de regarder par la convention politique (les paysans chinois) ou par la convention narrative (les temps morts d’une aventure). D’autre part, votre héros privilégié est celui qui regarde (photographe ou reporter). Ceci est dangereux, car regarder plus longtemps qu’il n’est demandé (j’insiste sur ce supplément d’intensité) dérange tous les ordres établis, quels qu’ils soient, dans la mesure où, normalement, le temps même du regard est contrôlé par la société : d’où, lorsque l’œuvre échappe à ce contrôle, la nature scandaleuse de certaines photographies et de certains films : non pas les plus indécents ou les plus combatifs, mais simplement les plus « posés ».
L’artiste est donc menacé, non seulement par le pouvoir constitué – le martyrologe des artistes censurés par l’État, tout au long de l’Histoire, serait d’une longueur désespérante -, mais aussi par le sentiment collectif, toujours possible, qu’une société peut très bien se passer d’art : l’activité de l’artiste est suspecte parce qu’elle dérange le confort, la sécurité des sens établis, parce qu’elle est à la fois dispendieuse et gratuite (…).
Roland Barthes, « Cher Michelangelo », Cahiers du cinéma, 311, mai 1980.
Repris dans ses Œuvres complètes, V (Seuil, p. 901-904)