mille plateaux

mémoire des lignes de fuite

une brèche dans le vide

Posted on | juillet 23, 2007 | Commentaires fermés

journal_etoudie.jpg

Tout se patine. À condition de savoir éviter la rancœur et de se garder du cynisme, on petit faire bonne mesure de sa tristesse. Et même l’aimer, ou du moins en sourire. Elle n’est pas le contraire de la joie, c’est un peu la même lueur sous un autre angle. Plutôt qu’un psy ou un philosophe, un chef opérateur de cinéma saurait bien l’expliquer, peut-être. (p. 43-44)

Sans alibi amoureux, sans alibi professionnel, à quoi pourrai-je vouer cette espèce de magma qui me sert d’existence ? Un hypothétique emploi de grand-mère ne me sourit pas suffisamment pour que je m’excite à l’attendre. J’ai renoncé à publier mes propres textes puisque personne n’en veut. Pas plus d’espoir d’un avenir meilleur côté JP.
Parfois, je songe à partir. Un long voyage, une brèche dans ma vie. Mais peut-on faire une brèche dans le vide ? (p. 58-59)

Je l’ai toujours su, plus encore qu’une philosophie, la paresse est un don. Celui de vivre sans éprouver le besoin de justifier son existence, la preuve qu’on peut être sans faire. (p. 85-86)

Luce Delobre, Journal d’une étourdie (Gallimard, 2007)

Ce premier roman énigmatique et émouvant, décrit, en phrases courtes et directes, les pensées de plus en plus confuses d’une femme qui a par hasard découvert un pistolet, et se demande ce qu’elle pourrait en faire : continuer à le planquer dans son tiroir à lingerie, ou bien en faire usage ? contre elle-même peut-être ? ou alors contre l’un de ces hommes dont les mots l’humilient et la maltraitent : son éditeur, son amant, son psychiatre, ou son mari, JP :

JP me démontrerait que ça n’a aucun rapport et que je raisonne faux, comme d’habitude. Entre nous de toute façon, aucun dialogue n’est possible. Je sens et il argumente. Lui, c’est l’intello, moi la petite romancière pour dames un peu sottes. Mais je suis persuadée qu’il a tort aussi souvent que moi, ou même plus. (p. 17)

JP me répète d’écrire plus vite. Est-ce que je me mêle de son travail ? Il parle peu en général mais sur ma paresse, il radote. Il croit me vexer en m’accusant d’avoir une vie végétative. Je lui réponds que c’est justement mon rêve. Je ne vois rien de plus beau qu’un arbre épanoui. S’il était plus malin, il se réjouirait. C’est comme une plante que je tiens encore à lui, par mes racines. (p. 28)

J’ai revu Troche. Il commence à m’exaspérer avec ses petites lunettes épaisses comme des ventouses. On dirait de faux yeux qui se collent aux miens. Il me regarde longtemps, fixement, et tout d’un coup il se met à écrire. J’aimerais savoir ce que je deviens dans sa langue de psy. (p. 75)

Lucie Delobre est aussi traductrice et vit à Paris.

::: deux articles à lire en ligne sur Biblioblog et Voyage au bout de la lettre.

de continuelles interventions s'abstenir

Posted on | juillet 22, 2007 | Commentaires fermés

piero_songe_constantin.jpg

La vie, aussi vite que tu l’utilises, s’écoule, s’en va, longue seulement à qui sait errer, paresser. À la veille de sa mort, l’homme d’action et de travail s’aperçoit – trop tard – de la naturelle longueur de la vie, de celle qu’il lui eût été possible de connaître lui aussi, si seulement il avait su de continuelles interventions s’abstenir.

Henri Michaux, Poteaux d’angle (1981, Gallimard, Poésie, p.18)

la perfection de la paresse

Posted on | juillet 20, 2007 | Commentaires fermés

malevitch_paresse.jpg

À la demande générale, encore un peu de littérature subversive : dans un court texte écrit d’un seul jet le 15 février 1921, le peintre et théoricien Kazimir Malevitch se livre à une réhabilitation de la paresse « mère de la perfection », non sans prendre malicieusement l’exemple du modèle de perfection que les hommes se sont donné, Dieu lui-même :

Le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis, tandis que la paresse doit être le but essentiel de l’homme. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. C’est cette inversion que je voudrais tirer au clair. (p. 12)

L’argent n’est rien d’autre qu’un petit morceau de paresse. Plus on en aura et plus on connaîtra la félicité de la paresse. (p. 16)

L’homme, le peuple, l’humanité entière se fixent toujours un but et ce but est toujours dans le futur : un de ces objectifs est la perfection, c’est-à-dire Dieu. L’imagination humaine l’a décrit et a même donné le détail des jours de la création, d’où il ressort que Dieu construisit le monde en six jours et que le septième il se reposa. Combien de temps ce jour se prolonge-t-il, on ne le sait pas, mais en tout cas, le septième jour est celui du repos. On peut admettre que le premier moment de repos soit un repos physique, mais en réalité, il n’en a pas été ainsi : s’il avait dû construire l’univers en effectuant un travail physique, Dieu aurait dû travailler autant qu’un homme ; il est clair qu’il ne s’agissait pas d’un travail physique, et qu’en conséquence il n’avait pas besoin de se reposer. Pour effectuer sa création, il n’avait qu’à prononcer les mots « Que cela soit » : l’univers dans toute sa diversité a été créé en répétant six fois « Que cela soit ». Depuis ce temps, Dieu ne crée plus, il se repose sur le trône de la paresse et contemple sa propre sagesse. (p. 29-30)

Ainsi se justifie la légende de Dieu comme perfection de la « Paresse ». (p. 32)

Kazimir Malevitch, La Paresse comme vérité effective de l’homme (1921) (Allia, 1995)

participer au grand handicap

Posted on | juillet 18, 2007 | Commentaires fermés

apologie_des_oisifs2.jpg

Aujourd’hui, chacun est contraint, sous peine d’être condamné par contumace pour lèse-respectabilité, d’exercer une profession lucrative, et d’y faire preuve d’un zèle proche de l’enthousiasme. La partie adverse se contente de vivre modestement, et préfère profiter du temps ainsi gagné pour observer les autres et prendre du bon temps, mais leurs protestations ont des accents de bravade et de gasconnade. Il ne devrait pourtant pas en être ainsi. Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail. De l’avis général, la présence d’individus qui refusent de participer au grand handicap pour gagner quelques pièces est à la fois une insulte et un désenchantement pour ceux qui y participent.

Robert Louis Stevenson, Une apologie des oisifs (1877, Allia, 1999, p. 7-8)

face au trou noir

Posted on | juillet 15, 2007 | Commentaires fermés

tardy_sf_grand.jpg

1 équipage. Ce sont des résistants. Ils forment 1 ensemble. Cohérent ou incohérent n’est pas le questionnement. Leur futur sera une situation bouleversée. Vous suivez ? Ils laissent 1 univers derrière eux. Cet univers était celui d’une planète dévastée où les derniers hommes s’étaient réfugiés dans 1 dôme isolé. Vous suivez ? OK. Bienvenue à bord. On va vers le hors-carte. On sent les vibrations du vaisseau. On est à cran à bord d’1 vaisseau dans l’espace. On traversera tout ça comme des pros. 1 vaisseau avec l’espace pour écrin. D’abord il n’y avait rien. Ensuite il y a un rien profond. Puis une profondeur bleue. (p. 9)

Certaines scènes relèvent tout simplement du grand n’importe quoi qui viole toutes les lois de la physique et de la logique. La chute sera également 1 grand moment. Il y aura des mutants. L’effet d’annonce est déceptif. On est réceptif. Le capitaine prend ses choses en main ; c’est du propre. 1 futur pas très fin se profile. On attend 1 face à face. On voit venir le synthétique, le capitaine en sous-pull moulant. Le capitaine Robinson devant ses écrans est saisissant. (p. 11)

Dans l’espace : il glisse (le vaisseau), ils glissent (les membres d’équipage). À bord : 1 ordinateur. L’équipage le nomme, lui parle comme à 1 homme. 1 ordinateur de bord. L’équipage le nomme : Debord. Il leur parle. (p. 15)

Fondations. Destructions. ici l’imaginaire de la mutation est très important. Frissons font sauts vers le futur du futur. On avance avec prudence même si on peut techniquement le faire. Dans les coulisses d’1 futur, pas à pas, une histoire c’est ça ; parfois. Disparition entre figuration et abstraction avec des positions dans agenda. Le capitaine au cœur de la manipulaction, à présent, remplit son journal de bord. (p. 17)

On file. On file parfois la métaphore. (p. 19)

On décode des signes. Sommes des singes à peine évolués. Le capitaine, en tenue synthétique, avec 1 clavier bien tempéré, tente de synthétiser. (p. 24)

Le capitaine : il est l’image du penseur. Il est : image, forme émouvante. Au cœur de l’action, parfois mots-bile : la conversation. Gènes nous gênent ? Le mur du son n’est plus 1 mur, est 1 murmure. De rien à moins que rien, il n’y a qu’1 petit pet pour l’Homme. Sons ne se propagent pas dans le vide spatial, mais dans le cockpit le son est spatialisé autour des plus pitres et le laid avenir de l’Homme peut être manipulé. (p. 37)

Heureux qui dans ces cool trous lisses a bien voyagé (dans trous de ver). Par le hublot on voit une étoile qui – dense – finit par exploser. Toujours aucune planète habitable en vue. Le rebondissement final vaudra à lui seul une vision, coûtera quelques vies (2 hommes et une femme). La vérité va éclater, mettre fin à la cécité. Cela demande bien sûr à être confirmé. (p. 43)

Face au trou noir désir de fuir. Grâce à la fonction recherche automatique de remplacement, on traque les doubles-espaces et les remplace par des espaces-simples. On ouvre des lignes de fuite car il faut 1 espace entre les maux pour tenir le coup. (p. 44)

Nicolas Tardy, S.F. comme Syndrome Fusionnel (éditions de l’Attente, 2007)

Nicolas Tardy aime construire des montages textuels reposant sur le détournement et la parodie : ce sont ici les aventures de l’équipage d’un vaisseau à la Star Trek qui font l’objet d’un remake plein de jeux de mots (j’aime particulièrement l’ordinateur de bord surnommé Debord), de citations et de glissements progressifs du sens.

Nicolas Tardy est né en 1970 et vit à Marseille. Il anime des ateliers d’écriture, a créé plusieurs sites internet, co-pilote depuis 2003 avec Véronique Vassiliou la revue x et tient dans le CCP (Cahier Critique de Poésie) du cipM la chronique « Réseau lu », consacrée aux sites internet de ou sur la poésie.

Son site est là et on peut lire ici (Tapin) sa « Marseillaise » très personnelle.

ferry boat et poésie

Posted on | juillet 14, 2007 | Commentaires fermés

vache_ferry_boat_petit.jpg

Je retrouve mon addiction au « blogging », après quelques jours à Marseille, où je n’ai pas fait que savourer le soleil, buller sur la corniche en regardant passer les (quelques petits) nuages et attendre (en vain) que le « ferry boat » du vieux port (sur lequel veille une vache paresseuse du plus beau rose) ne soit plus en « arrêt technique ».

J’ai également rendu ma visite rituelle à la très riche (et néanmoins charmante) bibliothèque du cipM, hébergée dans la Vieille Charité, visite que j’ai prolongée par quelques escales dans mes librairies préférées, notamment L’Odeur du temps et son beau fonds de poésie.

Outre À la bétonnière (Le Quartanier, 2007) du poète marseillais Arno Calleja (né en 1975), dont on peut aussi lire en ligne Criture (Inventaire/Invention, 2006) et « Légen » (remue.net, 2006), j’en ai rapporté quelques uns des beaux petits livres (parfaits pour ne pas alourdir trop ma valise) des éditions de l’Attente : Marie Rousset, Jérôme Mauche et Nicolas Tardy.

post-scriptum : pour ceux qui ne liraient pas les commentaires, je relaie ici l’information fournie par FB : la mise en ligne des fichiers audio de la nuit remue 2.

peur d'absence

Posted on | juillet 13, 2007 | Commentaires fermés

Masque_Congo.jpg

Connaître soudain la peur que le lien au monde soit interrompu. Se retourner vers ce qui est accumulé, confusément. Dans ce fouillis fouiller de façon de plus en plus désordonnée, secoué par la crainte qui a motivé la fouille de ne pas trouver de quoi renforcer le lien déjà si distendu qu’il menace de céder et dévoiler la différence entre le monde conservé par le monde et le monde conservant le monde ; tout mettre sens dessus dessous dans ce désordre sans direction et à mesure que croît la confusion distinguer de moins en moins de présence et sentir la peur de rupture se muer en peur d’absence – qu’il n’y ait là rien qui ait été et que le lien n’ait jamais été qu’une foi en ne plus savoir distinguer quoi, de toute manière infondée – qu’effectivement il n’y ait plus rien de ce qui se révèle n’avoir jamais été que le cri muet de la chute dans la différence des mondes : dans l’absence d’un soi qui somme toute devait constituer une manière de liant d’une sorte perdue, mais n’avait pas de profondeur, ce qui absente la chute même du mouvement. Cependant au fond de l’effroi distinguer dans la commotion de l’air dérangé par le cri une forme de mouvement si belle, si parfaite et vraie qu’elle se libère elle-même de la condition de visibilité, – et que la peur disparaît sous l’émerveillement et avec elle l’intuition de la forme. L’équanimité retrouvée révèle que ce qui était à craindre était de ne pas pouvoir saisir la forme afin de la conserver : l’approche de l’idée suscitant la peur qu’elle ne paraisse que de se dissiper. Cependant cette frayeur n’a pas été vaine : l’espoir vient de trouver à l’interruption que la disparition de la peur a recouverte et rendue impossible à localiser une forme pour la conserver : une idée.

Marc Cholodenko, « Idée », Glossaire (POL, 2007, p. 40-41)

inutile et nuisible

Posted on | juillet 12, 2007 | Commentaires fermés

venus_brassempouy.jpg

Le mode conditionnel est inutile et nuisible, qui ne fait qu’apporter au passé la rancune, au présent l’envie, au futur la timidité dont ils n’ont nul besoin. Je peux tabler aujourd’hui sur un avenir selon mes vœux dont demain me dira s’il le fut ou pas, quant au passé, de lui-même il s’est enseveli et il n’y a que moi-même pour me tromper dans l’usage que je fais de ce que j’en sauve. Ce que l’expérience apprend de moins contestable c’est que tout est ainsi qu’il est dans le monde tel qu’il est, et on peut juger que la grammaire a été bien bête, à moins de la concevoir comme une sorte de nature pour nous seuls dont l’indifférence s’oppose aux efforts de notre intelligence et aux menées de notre perspicacité bien plus sûrement que l’universelle du fait que, si elle aussi nous ignore, toutefois nous nous comprenons mutuellement.

Marc Cholodenko, « Conditionnel », Glossaire (POL, 2007, p. 20)

l'art est illusionniste

Posted on | juillet 11, 2007 | Commentaires fermés

Masque_Fang.jpg

Si la caricature consiste à conserver les proportions de l’ensemble tout en modifiant la forme et la dimension de certaines parties, il n’y a pas d’art qui ne soit caricatural – avec en plus cette différence que, le réel n’étant pas un ensemble dans lequel il serait loisible d’isoler des parties, l’art de l’art consiste à faire passer son ouvrage pour une partie arbitrairement détachée et agrandie d’un ensemble donné, qui n’existe pas : à inventer l’ensemble par la partie qui à son tour trouve sa place et par conséquent son fondement dans la présence d’un ensemble dont elle crée l’illusion. Ainsi, l’art est illusionniste plus encore que caricaturiste, mais avant tout en cela qu’il nous présente l’incomplet comme l’indice d’un complet, nous donne l’intuition de l’ensemble par la partie là ou ne sont ni ensemble ni parties, et resserre notre conscience sur un objet nécessairement fini pour le nimber, secrètement, d’infini. La grande œuvre musicale n’est pas une construction sonore, c’est l’écoute comme entente du monde, la grande œuvre plastique n’est pas une fenêtre, c’est une ouverture sans contours : l’ouverture ; la grande œuvre écrite n’est pas un jour sur le monde, c’est sa lumière : sa matière.

Marc Cholodenko, « Art », Glossaire (POL, 2007, p. 11)

les suivre les redessine

Posted on | juillet 10, 2007 | Commentaires fermés

ange_au_sourire.jpg

Ce qui n’a pas de chair ne peut être entamé ; ce qui a affecté l’âme ne l’a pas pénétrée – ni ne l’a marquée ; ce qui y demeure ce sont des lignes qui se perdent aussi loin qu’on les remonte : les suivre les redessine. (p. 7)

Œuvre est en soi, posée en soi par l’auteur entre l’auteur et lui-même. Œuvre est espace que se ménage l’auteur entre lui et lui. Qu’il n’est pas lui, tout ce lui, rien que ce lui-là, heureusement, – que l’œuvre soit le montre ; qu’il n’est pas pas lui, rien que non-lui, un tout autre-là, heureusement, – que l’œuvre soit d’un auteur le montre. Entre être et n’être pas, l’auteur, par l’œuvre, se ménage un délai, un suspens, une trêve. Entre les deux termes de l’impossible alternative il pose un lui qui y est. (p. 15)

D’où viennent les pensées qui ne sont pas des réflexions des souvenirs ou des jugements. Y a-t-il des pensées qui ne soient pas réflexions souvenirs jugement ou association des trois à divers degrés. Comment viennent les pensées si ce n’est pas d’un remuement, mélange de ces trois composants comme une main plongée dérange le contenu d’un sac de blé. Mais comment peut se faire cette réorganisation quelque infime sous l’effet de quelle impulsion de quel courant d’où venu. Est-ce du corps, d’un mouvement corporel qui déclencherait un réaménagement. (p. 67)

Marc Cholodenko, Glossaire (POL, 2007)

Marc Cholodenko est né le 11 février 1950 à Paris.

Ce Glossaire se compose d’une série de variations en prose où les mots donnent corps à un effort de définition de ce qu’est la conscience confrontée au réel, et dont la syntaxe et la ponctuation très singulières semblent engagées dans la tentative de (pour)suivre le cheminement de la pensée.

« go backkeep looking »
  • twitter

  • admin