Claude Simon : des romans « à base de vécu » (2019)
Christine Genin. « Claude Simon : des romans « à base de vécu » ». Autobiographie et fiction. La Faute à Rousseau, 80, 2019, p. 40-42
La matière des romans de Claude Simon est largement autobiographique : enfance à Perpignan, vacances dans le Jura, internat parisien, jeunesse de peintre, voyages en Europe, séjour à Barcelone en 1936, suicide de sa première épouse et expérience de la guerre en 1939. Il raconte aussi son histoire familiale : l’amour romanesque de parents de milieux opposés, son père tué à l’ennemi en 1914 alors qu’il n’a pas un an et sa mère, emportée par le cancer 11 ans plus tard ; les figures marquantes des tantes paternelles, grand-mère, oncle et cousins du côté maternel, et de quelques plus lointains ancêtres.
Simon avoue d’ailleurs volontiers utiliser sa vie comme matière première : « Ne sachant pas inventer, ou plutôt répugnant à inventer », il travaille le matériau qui s’impose à lui par sa charge émotive, sa mémoire et l’histoire des siens. « Depuis L’Herbe tous mes romans sont à base de mon vécu, plus ou moins romancé pour satisfaire à une vague « loi du genre » ou se prêter à des jeux de construction. Dans Les Géorgiques, L’Invitation et L’Acacia, il n’y a pas un seul événement fictif. » Mais « L’histoire de mon père, de ma mère, c’est le prétexte. C’est ce qui me donne envie d’écrire. Et à quoi bon inventer quand la réalité dépasse à ce point la fiction ? […] ces éléments biographiques sont le prétexte. Le texte est autre chose. »
En dépit de cette présence massive de contenus autobiographiques, il est de fait difficile de trouver un livre de Simon que l’on puisse vraiment qualifier d’autobiographie. La plupart de ses livres portent la mention roman, même si c’est peut-être à défaut de mieux. Le pacte autobiographique identifiant auteur et narrateur est largement absent : oscillations entre je et il, confusions de personnages divers sous un même nom ou pronom, brouillent les pistes et vont à l’encontre de l’illusion de sincérité. Simon se plaît à entretenir ambiguïtés, variations et fausses pistes, hésite entre rester caché ou être découvert, et souligne l’impossibilité de restituer avec exactitude l’expérience vécue.
Il affirme en outre avec constance que son projet n’est pas autobiographique : « plutôt qu’autobiographiques, je préfère dire que mes livres sont à base de vécu » ; en résistance à une catégorie générique trop conventionnelle, mais aussi par conviction plus profonde qu’un texte n’est jamais la reproduction d’une réalité mais une production. Le refus de conclure un pacte autobiographique n’est en effet pas seulement le fait d’une résignation aux insuffisances de la mémoire, c’est aussi et surtout l’affirmation d’un choix délibéré : l’important n’est pas le matériau brut de l’expérience vécue mais le travail de l’écriture, qui le déforme et le transforme. Lorsque le lecteur croit lire une nouvelle version d’un épisode connu, il est souvent surpris par des modifications qui en altèrent la signification. On pourrait donc affirmer avec Gérard Roubichou que le roman de Simon est « proprement a(nti)biographique », dans la mesure où « la graphie l’emporte sur la bio ».
« Le portrait d’une mémoire »
Parmi les premiers textes, La Corde raide est celui qui se rapproche le plus de l’autobiographie : ce n’est « pas un roman » mais « un livre de souvenirs » à l’incipit très proustien, « autrefois je restais tard au lit et j’étais bien ». Mais le projet autobiographique tourne court avec le constat de la précarité du moi : « tout s’embrouille et s’interpénètre […] je ne suis pas moi […] Je est un autre. Pas vrai : Je est d’autres. D’autres choses, d’autres odeurs, d’autres sons, d’autres personnes, d’autres lieux, d’autres temps». Après quelques romans où l’autobiographie ne fait qu’affleurer, dit Simon, « L’Herbe marque chez moi un tournant. C’est à partir de ce texte que mes romans sont devenus pratiquement « autobiographiques » ». Dans un premier temps, il construit une famille fictive calquée sur la sienne, puis un recentrage s’opère sur l’histoire des siens. Dans L’Acacia, d’abord titré Compléments d’information, il approfondit, dans la suite directe d’Histoire, sa recherche concernant le romanesque des deux vies prématurément brisées de ses parents.
Son dernier roman, Le Tramway, est l’un des plus autobiographiques : le récit, à la première personne du singulier, relate des événements de sa vie, oscillant entre l’enfance (maladie de la mère, trajets en tramway) et la vieillesse du narrateur (séjour à l’hôpital) auxquelles s’ajoutent des réminiscences de la guerre. La possibilité de raconter sa vie y est pourtant mise en doute, de manière très subtile, à travers un jeu intertextuel avec Proust. Et Simon donne un excipit très proustien à son œuvre en évoquant le caractère nébuleux de la mémoire, dernier mot de la dernière phrase du dernier roman : « l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire ».
Dans Le Jardin des Plantes, le travail de la mémoire est typographiquement représenté dans des pages composées de blocs de texte disposés en colonnes de taille, nombre et disposition variables, qui permettent la lecture simultanée de plusieurs épisodes. Les blancs laissés sur la page forment des découpes aussi importantes que les lopins de texte qu’elles encadrent : « J’ai essayé de donner une image de l’imbrication des souvenirs les uns dans les autres. On pourrait dire que le livre est construit comme le portrait d’une mémoire, avec ses circonvolutions, ses associations, ses retours sur elle-même […] J’ai tenté un assemblage de ces « lopins » qui nous constituent, selon le mot de Montaigne. » Cette expression de portrait d’une mémoire, que Simon utilise ici pour décrire son travail le caractérise beaucoup plus justement que le terme d’autobiographie.
Même si les mécanismes de la mémoire sont encore loin d’être totalement élucidés, on sait qu’un souvenir n’est pas simplement rangé dans le cerveau mais repose sur l’activation plus ou moins durable d’un réseau de neurones. La mémoire est la réorganisation perpétuellement changeante, tout entière contenue dans le mouvement de son surgissement, des sensations passées au gré des expériences présentes. La lucidité de Claude Simon sur le caractère changeant et dynamique des souvenirs, fruit d’une pratique quotidienne de plus de cinquante années, rejoint donc le portrait que les spécialistes du cerveau font de la mémoire.
« le foisonnant et rigoureux désordre de la mémoire »
Cette citation d’Histoire (p. 273), renvoie à un constat récurrent chez Simon : la mémoire est un chaos, un « magma d’émotions ». Du contenu de la boîte à berlingots de L’Herbe au placard caché des Géorgiques, des objets matérialisent ce foisonnant désordre. La mémoire simonienne est une « mémoire qui voit » : cartes postales, photographies anciennes et tableaux de famille rendent visible la « mosaïque lacunaire » dont l’écrivain se fait l’archéologue, affirmant « Je ne comble pas les vides. Ils demeurent comme autant de fragments. » – car « Tout passé est une addition de ruines auxquelles le temps, les mutilations, confèrent une majesté durable que l’édifice ainsi ennobli n’avait pas à l’état neuf. Nous sommes tous constitués de ruines : celles des civilisations passées, celles des événements de notre vie dont il ne subsiste dans notre mémoire que des fragments. » (Album d’un amateur). L’écrivain se fixe pour buts (éminemment contradictoires) de restituer et d’organiser ce désordre. Ce mouvement infini de décomposition/(re)composition confère à son écriture sa force évocatrice. Les chemins de la mémoire, comme ceux de l’écriture, sont affaire de carrefours, d’échos et de combinatoire ; les « transports, au sens étymologique du terme, que sont les métaphores » renvoient au fonctionnement analogique de la remémoration.
« Chercher? Pas seulement, créer. » : écrit Proust à pour décrire le rappel d’un souvenir à partir d’une sensation. La remémoration est de fait beaucoup plus proche de la création et de la construction, et par conséquent de l’écriture et de la fiction, que de la simple recherche. Convoquer un souvenir, ce n’est pas seulement le faire resurgir, mais le recréer, le réinventer. Texte de mémoire et mémoire des textes se retrouvent ainsi dans une mémoire de l’écriture. Simon déclare écrire « pour essayer de [se] rappeler ce qui s’est passé pendant le moment où [il] écrivai[t] » (La Corde raide, p. 178). L’écriture à base de vécu devient écriture à base d’écrit, car chaque remémoration confère au souvenir qu’elle convoque une nouvelle signification : « On écrit ce qui se passe au présent de l’écriture et ce qui existe dans le souvenir avec toutes les déformations que porte en elle la mémoire et qu’apporte encore l’écriture ». La biographie s’impose à l’écriture, mais s’expose dans le même temps aux transformations que celle-ci lui faire subir : « le souvenir est à la fois antérieur à l’écriture et suscité (ou plutôt enrichi) par elle. Plus on écrit, plus on a de souvenirs. »