Je me suis trouvé dans l’œil du cyclone (1997)
Claude Simon, « Je me suis trouvé dans l’œil du cyclone », Entretien avec Antoine de Gaudemar, Libération, 18 septembre 1997.
Antoine de Gaudemar : Dès la première page, on est frappé par la forme du livre : la page est typographiquement partagée en plusieurs parties permettant une lecture simultanée de plusieurs épisodes.
Claude Simon : J’ai essayé de donner une image de l’imbrication de souvenirs les uns dans les autres. On pourrait dire que le livre est construit comme le portrait d’une mémoire, avec ses circonvolutions, ses associations, ses retours sur elle-même, etc. La difficulté de la chose est que l’écriture ne permet de présenter que les uns après les autres les événements, les actions ou les images qui se bousculent et s’imbriquent ainsi. J’ai tenté un assemblage de ces « lopins » qui nous constituent, selon le mot de Montaigne, lequel emploie aussi pour ce travail le mot « fagotage » qui me plaît assez.
La mémoire est-elle comme un puzzle ?
Non, pas un puzzle. Un puzzle est un jeu (ou un travail) dont on peut venir à bout. Pour ce qui concerne la mémoire, c’est impossible. Ce n’est jamais fini, il reste toujours des trous.
Le livre se termine par l’évocation d’un projet de film tourné à partir de certains passages du livre. Vous donnez un découpage précis. Est-ce à dire que le cinéma rendrait mieux compte de cette forme spécifique de la mémoire ?
Oui. Mais s’il était mieux employé. Ce peut être un instrument formidable. Malheureusement, avant d’être un art, c’est aujourd’hui une industrie. Dans ce cadre (profit ou propagande), il a suscité de grands talents, comme par exemple Eisenstein ou Hitchcock. Quant à l’art, il n’y a vraiment atteint qu’avec le Chien andalou, l’Age d’or de Bunuel et Dali ou, dans un autre registre, Chaplin. Mais vous avez sans doute remarqué que cette présentation sous forme de scénario imaginaire rassemble plusieurs des éléments du livre qui se termine ainsi là où il a commencé, c’est-à-dire dans une salle de bains.
Vous dites qu’il s’agit d’un processus sans fin. Mais alors comment et surtout quand s’arrêter ?
Quand on est fatigué, quand on a l’impression que tout ajout ou tout changement ne pourrait être que nuisible à l’ensemble. La question du « fini » en art est d’ailleurs complexe : par exemple, beaucoup d’esquisses de tableaux (et à ce sujet, je pense particulièrement à Tintoret) sont bien plus « accomplies » que l’œuvre définitive. Rappelons-nous aussi Renoir qui disait de Cézanne que « cet animal-là ne pouvait pas mettre trois touches sur une toile sans que ça soit déjà épatant … ».
Le rythme est donné par le montage, l’assemblage.
L’assemblage, le « montage », la composition, c’est le problème qui se pose aussitôt que l’on abandonne ou plutôt répudie le récit chronologique et démonstratif d’une histoire « exemplaire » où l’enchaînement des événements, le principe de causalité, préside à ces sortes de fables plus ou moins convaincantes où l’on apprend la triste fin qui attend l’ambitieux (julien Sorel) ou la romantique provinciale adultère (Bovary), la récompense finale de la vertu (Birotteau) ou son infortune (Juliette). Pour m’y retrouver j’avais adopté quand j’écrivais la Route des Flandres un système de couleurs différentes pour chacun des thèmes ou des personnages. Pour ce livre-ci, où les thèmes étaient beaucoup plus nombreux, j’ai noté le résumé de chaque page sur de petites bandes de carton que je pouvais changer de place de manière à essayer toutes les combinaisons possibles, l’impératif qui présidait à ces combinaisons étant un impératif de qualité, comme dans les autres arts (peinture, musique, architecture), soit, en gros : associations, glissements, contrastes, répétitions, variantes, etc…
Dans l’accumulation d’une vie, comment avez-vous choisi les épisodes que vous alliez garder ?
C’est assez difficile à expliquer. Bien sûr je ne pouvais (ni ne voulais) tout raconter. Certaines choses aussi, certains souvenirs se sont éliminés d’eux-mêmes. Mais on ne sait pas trop pourquoi ni comment des imbrications de souvenirs, parfois complètement hétérogènes, se forment, se cristallisent dans la mémoire. Il reste comme un échantillonnage, divers, éclectique, composite… Mais le problème n’est pas là. Le problème (et j’insiste) était de composer un livre.
Cette maison de Salses, par exemple, n’est qu’à peine évoquée.
C’est vrai : le jardin qui est à côté de ce bureau.
Vous utilisez à plusieurs reprises le personnage d’un journaliste qui vous questionne et à qui vous tentez de faire comprendre ce que vous éprouvez.
Le point de départ a été, comme tout le livre, à base de vécu. Je me suis souvenu d’un entretien avec l’un de vos confrères et j’ai eu l’idée d’exploiter cette situation. Ce personnage est donc devenu une sorte de médiateur me permettant de dire certaines choses à propos de certains épisodes concernant la guerre que je ne pouvais pas dire autrement. On peut appeler cela un artifice, mais pourquoi pas ?
Il s’agit du fameux épisode de la guerre de 40 auquel vous avez été personnellement mêlé et vous avez frôlé la mort. Épisode que vous avez déjà raconté, notamment dans la Route des Flandres, et qui semble au centre de votre vie et de votre œuvre.
Ce n’est pas au centre de ma vie ni de mon œuvre (j’ai parlé d’une multitude d’autres choses ! … ) et si la Route des Flandres s’en inspire c’est d’une façon tout à fait « romanesque ». Mais il est exact que cet épisode a été pour moi un traumatisme. Je me suis trouvé le 17 mai 1940 sur la route qui mène de Solre-le-Château à Avesnes dans ce que l’on pourrait appeler « l’œil du cyclone » en ce sens qu’on se battait à l’ouest (Rommel était déjà à Landrecies), à l’est (Solre-le-Château a été pris peu après notre passage), au sud, et au nord. Sur cette route, en dehors du sillage d’épaves et des tireurs isolés embusqués çà et là, c’était le calme, le ciel bleu, les prés fleuris, l’enchantement printanier. Rommel y était passé la nuit d’avant en y faisant dix mille prisonniers tranquillement endormis dans leurs cantonnements alors que Gamelin affirmait à Churchill qu’il ne disposait d’aucune réserve. L’historien Marc Bloch a appelé ça l’Étrange défaite, mais il semble bien qu’il n’a vu que la partie émergée de l’iceberg.
Vous citez fréquemment en contrepoint vos propres souvenirs, les carnets de Rommel, qui dirigeait en face de vous l’offensive allemande. Pourquoi ?
C’est assez passionnant de savoir comment les choses se présentaient de « l’autre côté ». Quand Rommel parle de l’ennemi et de la meilleure façon de l’anéantir, il parle en somme aussi de moi.
Au cours de ces journées terribles, vous avez éprouvé la peur, la fatigue, mais aussi, racontez-vous, une forme de mélancolie.
Oui. Mais d’une nature particulière. Comme je l’ai dit, tout cela se déroulait comme dans une sorte de rêve éveillé. Par exemple, lorsque le colonel m’a demandé si je voulais continuer à le suivre dans cette stupide marche à la mort, je me suis entendu répondre « oui ! » sans que je puisse encore m’expliquer pourquoi : la fatigue, l’abrutissement, l’impossibilité de penser rationnellement, etc.
Êtes-vous retourné sur les lieux ?
Oui. Deux fois. Dans un petit bois, les trous que nous avions creusés pour nous protéger des bombes étaient, dix ans après, toujours là. je voulais voir si ma mémoire était fidèle. Elle l’était.
Quand on considère votre parcours, on se rend compte à quel point il épouse les grands événements du siècle: la guerre de 14 où meurt votre père, la guerre d’Espagne pendant laquelle vous faites de la contrebande d’armes pour les républicains, la guerre de 40 dans les Ardennes, les camps de prisonniers, l’évasion…
Que vous répondre ? J’ai été pris dans les remous de l’Histoire. C’est arrivé à beaucoup de monde. J’ai seulement eu plus de chance. Et pas seulement à la guerre. Cela me fait même maintenant un peu peur…