L’atelier de l’artiste (1989)
Jean-Claude Lebrun, “ Visite à Claude Simon. L’atelier de l’artiste ”, Révolution, 29 septembre 1989.
Le propre du très grand écrivain, c’est de savoir garder intacte à travers le temps sa capacité d’étonner et de ravir ses lecteurs, de les faire encore pénétrer avec une sensation d’étrangeté dans l’univers familier qu’il leur dévoile au fil de ses œuvres. Avec l’Acacia, Claude Simon est peut-être allé plus loin encore, puisqu’il nous livre rien moins que la clef de voûte du vaste édifice auquel il travaille depuis le Palace. Comme si un cycle ici s’achevait, balisé par les chefs-d’ œuvre que sont la Route des Flandres, l’Herbe, Histoire, les Géorgiques..
Jean‑Claude Lebrun est allé à la fin du mois d’août chez Claude Simon, à Salses, en Roussillon, pour un entretien au cours duquel le Prix Nobel de littérature lui a rappelé l’essentiel ‑ son rapport à l’Histoire, sa manière de concevoir la littérature ‑ avant de lui entrouvrir la porte de son “ atelier d’écrivain ”. Pour mieux comprendre ce qu’est le travail d’écriture…
* * *
Ce que vous mettez en scène dans l’Acacia, c’est la “ réalité ”. Réalité historique, puisque votre texte s’organise autour de deux années charnières, 1914 et 1940, et réalité vécue par vos personnages. J’imagine qu’il y a à ce choix des raisons d’ordre personnel ‑ la biographie du personnage principal recouvre la vôtre ‑ et des raisons qui relèvent de vos conceptions littéraires.
Claude Simon : La première raison c’est que, comme tous les habitants moyens de l’Europe, j’ai été mêlé à tous ces événements de très près. L’autre raison, c’est que depuis l’Herbe il y a de moins en moins de fiction dans mes livres, ils sont à peu près tous à base de vécu plus ou moins proche : les Géorgiques était complètement à base de vécu, puisque j’ai écrit ce livre à partir des papiers de mon ancêtre Lacombe-Saint-Michel que j’avais trouvés. Ce qui m’apparait, c’est que la réalité dépasse la fiction de très loin, elle me semble beaucoup plus romanesque que les romans. Dans l’Acacia, cette vie de ma mère, mon père, cette mort brutale…
En tout cas la réalité que vous, vous avez connue !
Claude Simon : Oui, et aussi cette guerre invraisemblable que j’ai faite à cheval contre des tanks et des avions, cette fin de mon colonel complètement ridicule, absurde… (quoique, à tout prendre, après avoir fait stupidement massacrer son régiment, il a eu l’élégance de se faire tuer. Notre général de brigade s’est fait, lui, sauter la cervelle. D’autres, tout aussi criminellement incapables, n’ont pas eu cet élémentaire réflexe d’honneur … ). Regardez aussi dans les Géorgiques : quel auteur de fiction aurait imaginé qu’un frère serait exécuté en vertu d’une loi qu’aurait votée l’autre frère ? Qu’un frère serait royaliste, l’autre jacobin ? Qu’en plus le jacobin enlèverait une royaliste des prisons révolutionnaires ? Qui l’aurait imaginé ? Quand le général meurt, son officier d’ordonnance fait déterrer le cadavre, extraire le coeur pour le porter à Paris où… on n’en veut pas !… Enfin c’est inouï !… Qui inventerait des choses pareilles !
En soi la “ réalité ” vous semble donc davantage porteuse de romanesque que la fiction ?
Claude Simon : Pour moi, oui !
Avec ensuite le passage à l’écriture…
Claude Simon : Je m’excuse de me répéter, mais je rappelle toujours cette histoire de Stendhal franchissant le col du Grand Saint-Bernard et essayant de raconter cela avec, dit-il, le plus d’exactitude possible : et puis au milieu de la page à s’arrête et dit : “ Je me rends compte que je ne suis pas en train de raconter ce que j’ai vécu, mais de décrire une gravure que jai vue depuis, représentant cet événement, et qui chez moi a pris la place de la réalité. ” Or s’il avait décrit tout ce qui se trouvait sur cette gravure, cela aurait demandé des pages et des pages, alors que cette description en remplit tout juste une. En fait il décrit encore quelque chose qui chez lui “ avait pris la place ” de la gravure. Je crois qu’il faut tenir compte toujours, quand on parle de “ réalité ” et d’écriture, du fait que nous percevons très mal les choses ‑ et dans la guerre nos perceptions sont encore plus limitées, elles sont à moitié somnambuliques, on ne mange pas, on ne dort pas, on est exténué… La mémoire déforme encore, puis l’écriture, ne serait-ce que parce qu’on est obligé de donner un ordre à ce qui n’en a pas. Vous connaissez l’exemple typique : si je dis “ le pont franchit la rivière ” ou “ la rivière passe sous le pont ”. le “ référant ” [sic] est le même, mais le lecteur ne va pas du tout y voir la même chose.
Parlons de vos personnages : ils ne sont jamais nommés, même si on comprend parfaitement de qui il s’agit ; de méme vous ne dénommez aucun des lieux qu’ils fréquentent, même si l’on pense les reconnaitre. Pour quelles raisons ?
Claude Simon : Eh bien écoutez, je n’aime pas beaucoup Gide mais il y a un précepte de lui qui m’est resté ; c’est “ parvenir à I’universel par l’approfondissement du particulier ”. Si je mets un nom de lieu, un nom de personnage, cela limite tout de suite. On me dit “ Vous n’avez pas nommé Perpignan ! ”. Non, c’est une ville du Midi comme beaucoup de villes du Midi et d’ailleurs, fortifiée, avec un vieux quartier, de vieilles rues…
Mais la chose est peut-être un petit peu plus complexe, puisque le premier réflexe du lecteur, en tout cas du lecteur que je suis, ç’a été de repérer quels étaient les lieux et les personnages !
Claude Simon : Pourquoi pas ? Mais il me semble que ne pas donner de noms, c’est ouvrir les choses. Par exemple, la scène de départ des mobilisés à la gare, je pense qu’elle a dû être la même à Toulouse, Limoges ou Rennes… Peut-être que ça permet aussi de dégager davantage de sens ? Si nous abordons la question du sens !…
Pas un sens, mais du sens !
Claude Simon : Vous parlez très juste. Vous m’avez devancé : on ne peut rien dire ou écrire qui n’ait du sens, que ce soit “ je suis arrivé hier matin par le train ”, ou “ je vais acheter un paquet de tabac ”. à moins d’être lettriste, on ne peut pas faire une phrase qui n’ait pas du sens. Dès le moment où il y a parlé ou écrit, il y a production de sens. c’est inévitable.
Peut-être que cette production de sens s’accroît dans la mesure où, chez vous, c’est tout de même une constante, l’histoire familiale fonctionne toujours par rapport à l’histoire tout court – l’Empire, les idées socialistes utopiques du 19e le colonialisme, 1914, la débâcle de 1940… N’avez-vous pas le sentiment que la question du sens n’a toute sa validité que parce que votre problématique croise l’histoire ?
Claude Simon : Mais l’histoire intervient toujours. N’est-ce pas Héraclite qui a dit : “ Même celui qui dort fait l’histoire ” ?
Mais pas de la même manière que les autres !
Claude Simon : Non. Evidemment Pas de la même manière. Mais aussi.
Il y a des œuvres dans lesquelles elle se situe à l’horizon très lointain, d’autres, comme la vôtre, où elle apparaît constamment présente. Est-ce que cette présence rapprochée ne peut pas produire un surcroît de sens ?
Claude Simon : C’est à vous de répondre. Vous vous interrogez, mais je m’interroge moi-même. Je n’ai pas les réponses à toutes les questions. Il me semble que c’est un peu la fonction de l’écrivain : poser les questions et ne pas apporter de réponses. La science, l’art, c’est un perpétuel questionnement, une perpétuelle remise en question des formes et des valeurs consacrées, et donc du monde.
Mais le mode de construction de votre récit fait qu’on a un sentiment, peut-être pas de répétition, mais de cycles dans l’histoire. Marx écrivait que l’histoire se joue la première fois comme tragédie, la seconde…
Claude Simon : … comme farce
… Chez vous on pourrait dire qu’elle se joue d’abord sur un mode noble, puis sur un mode misérable : je pense par exemple au départ solennel de votre père sur son cheval en 1914, puis à votre propre départ en 1939 à la gare de Perpignan, où vous croisez un… train de boulistes !
Claude Simon : Pour moi c’était troublant : mon père a été tué le 27 août 1914 et j’ai été mobilisé le 27 août 1939. Est-ce que l’histoire perd de sa grandeur ? C’est toujours l’histoire. On allait à chaque fois vers de nouveaux massacres.
Mais pas dans le même état d’esprit !
Claude Simon : Bien sûr ! Il y avait le souvenir de la guerre de 1914 qui pesait et personne ne criait “ à Berlin ! à Berlin ! ” Il n’y avait pas cette espèce d’illusion naïve que ç’allait être réglé en quelques jours.
Autrement dit il y a bien une modification de la vision des choses, et peut-être aussi, entre les deux, l’effondrement d’un sytème de valeurs.
Claude Simon : Avec 1914 oui, et encore plus avec 1940. Mais à mon avis la grande chose, ç’a été Auschwitz. Je ne suis ni sociologue, ni historien, ni philosophe, mais après Auschwitz les idéologies s’écroulent, tout l’humanisme apparaît comme une farce. Il me semble qu’après cette horreur, cet effondrement de toutes les valeurs, s’est fait sentir un désarroi qui a amené les plus conscients ‑ ou les plus sensibles ‑ à s’interroger, à recourir au primordial, à l’élémentaire. Non plus‑ la question du pourquoi mais celle du comment. Comment c’est, a écrit Beckett. On peut aussi noter L’ère du soupçon de Nathalie Sarraute, le Degré zéro de l’écriture de Barthes. En peinture, Dubuffet, Tapies repartent de ce qu’il y a de plus concret, de plus minéral : le sol, le macadam, les murs, les graffitis. Le phénomène était un peu semblable à celui qui s’est déclenché après la guerre de 1914-18 avec les surréalistes attaquant tous azimuts la société qui avait permis cela. Mais après la dernière guerre on était descendu encore plus bas : c’était véritablement la table rase, le degré zéro… D’où un poète comme Francis Ponge : les peintres ou sculpteurs américains aussi : les assemblages de Rauschenberg, de Louise Nevelson, les choses (bitume, morceaux de bois, tissus, etc.) non plus “ représentées ”, non plus le “ trompe-l’œil ”, mais présentées, proposées dans leur matérialité même ‑ et le plus souvent brisées ou souillées, telles qu’on peut en trouver dans des décombres ou des décharges publiques…
Quelqu’un a proclamé qu’on ne pouvait plus écrire après Auschwitz !
Claude Simon : Si, on peut écrire, mais plus comme avant. Auschwitz est quelque chose qui fait vaciller la raison.
D’où aussi les interrogations des années 1950‑1960 sur la littérature…
Claude Simon : Oui. Robbe‑Grillet avec lequel je suis loin d’être toujours d’accord, a dit à ce moment-là une parole importante dont je lui suis reconnaissant “ Le monde n’est ni signifiant ni absurde, il est ! ”
A ceci près que vous pensez que le romancier peut lui apporter du sens !
Claude Simon : Matière à faire du sens ! Là vous me poussez sur un terrain trop philosophique pour moi. Je n’ai pas fait ma classe de philosophie, mais mathématiques spéciales et supérieures. Le premier chapitre de math sup c’est “ Arrangements, permutations, combinaisons ”. Voilà exactement ce que je fais.
Vous devancez ma question : je m’apprêtais à vous demander, à partir de ce que vous disiez dans votre discours de Stockholm : “ Non plus démontrer, donc, mais montrer, non plus reproduire, mais produire, non plus exprimer, mais découvrir. ” Quels moyens d’écriture mettez-vous donc en œuvre pour tenir ce programme ?
Claude Simon : C’est très simple : le travail ! Avec un minimum d’instruction, tout le monde peut en faire autant. Si je vous montrais mes manuscrits : des ratures, des ratures, des ratures ! Quelquefois une journée pour écrire trois lignes, quelquefois une page en une journée de travail !… Je n’ai trouvé la composition du livre qu’au mois d’octobre de l’année dernière. Il y avait des années que j’y travaillais, j’écrivais des choses, et cette construction binaire, je n’en ai eu l’idée que l’année dernière, alors que presque tout était écrit. Nous ne percevons le monde, je crois, que par fragments. Curieusement deux écrivains aussi différents que Tolstoï et Flaubert l’ont senti. Dans Guerre et Paix Toistoï dit : “ Un homme en bonne santé perçoit, sent, se remémore en un seul instant un nombre de choses incalculable. ” Et Flaubert dit de Madame Bovary (je cite de mémoire) : “ Elle revît en un seul instant, comme les mille pièces d’un feu d’artifice, son père, sa chambre, le cabinet de Lheureux, par fragments détachés et par combinaisons ”. Par combinaisons ! Deux romanciers aussi éloignés disent la même chose, sauf que Flaubert introduit l’idée de combinaison. Alors j’essaie de combiner, comme probablement les choses se combinent en moi. J’ai dit à Stockholm : “ Ma tentative c’est, dans la langue qui me constitue en tant qu’être pensant et parlant, de trouver des équivalents à ce magma informe de sensations qui me constitue en tant qu’être sensible ”. Voila ce que j’essaie de faire. Quand des jeunes écrivains viennent me trouver : “ Qu’est‑ce que je fois faire ”, je dis : “ Sortez dans la rue, marchez deux cents mètres, rentrez chez vous, essayez de raconter tout ce que vous avez senti, perçu, remémoré, éprouvé pendant ces deux cents mètres, vous avez de quoi faire un bouquin comme ça ! ”
Travail oui, mais selon un mode très musical, avec des amplifications, des glissements de thèmes et de leit‑motive.
Claude Simon : Oui, à partir du moment où ce n’est plus le roman traditionnel, qui est fait pour démontrer une thèse, soit sociale, comme chez Balzac, soit d’ordre religieux ou autre…
…Encore Que chez Balzac le signifié déborde le signifiant…
Claude Simon : … ou encore la fatalité, comme Faulkner, ou même Flaubert qui a fait le contraire de ce qu’il disait dans sa correspondance, puisqu’il disait “ conclure, c’est l’affaire des imbéciles ”. La mort de Madame Bovary empoisonnée à l’arsenic, cela peut être pris comme une conclusion morale ! Mais à partir du moment où on n’écrit plus pour démontrer quelque chose, où l’on ne considère plus que le dénouement (ce qu’Emile Faguet appelait le “ couronnement logique ”) est le dernier événement d’une suite de relations de cause à effets quasi pavloviennes, alors se posent des problèmes de composition complètement diffèrents. Vous parlez musique, mais je vous dirai qu’alors les modes de composition sont les mêmes pour la musique que pour la peinture et la littérature: soit des associations, soit des contrastes, des harmonies, des dissonances, des répétitions voulues. Je suis passé une fois à Apostrophes avec Boulez, qui disait très justement : “ Un de vos problèmes, ce doit être la périodicité ”. Il avait mis le doigt dessus !
L’idée de départ, c’est quand même l’entrelacement de vos deux thèmes principaux…
Claude Simon : Le départ, c’est très vague, incertain. J’accumule des matériaux et à un moment je me dit : avec tout ça, qu’est-ce que tu vas pouvoir faire ?
Mais à l’arrivée on observe deux lignes chronologiques qui s’entrecroisent, et sur ces lignes des avancées et des reculs.
C’est ça ! Mais ça vient par tâtonnements. Je ne peux rien concevoir dans l’abstrait.
Mais votre construction parait très rigoureuse et ordonnée, l’architecture donne une impression de concertation extrême. C’est peut-être d’ailleurs ce qui passe pour de la complexité : tout à l’heure, alors que je cher. chais votre maison, quelqu’un du village m’a dit que je reconnaitrai facilement votre porte, puisqu’elle est aussi hermétique que votre œuvre !
Claude Simon : Je ne vois pas à quoi tient l’argument d’hermétisme. Naturellement l’écrivain est dans la position d’un artiste qui ferait des objets en cuivre, repoussé, martelé, et qui n’aurait jamais le droit de passer à l’autre côté. Il ne verrait jamais qu’une face. Ce qui est en creux pour lui, c’est une bosse pour celui qui va regarder. J’ai cité à Stockholm ce mot de Valéry : “ Si on me demande ce que j ‘ai voulu dire, je réponds que je n’ai pas voulu dire, mais voulu faire ; et que c’est cette intention de faire qui a voulu ce que je dis. ” Comme un peintre qui a envie de peindre, de mettre du rouge ou du vert sur une toile, moi j’ai’ envie d’écrire. Et cette histoire familiale, la mort de mon père m’ont paru de bons prétextes à écrire. Ça permettrait à l’écriture de se développer…
Voilà !
C’est donc qu’il y a des potentialités d’écriture ?
Claude Simon : Vous employez le mot juste : des potentialités. Pour les Géorgiques, j’avais mis la sur un monceau de papiers, de documents. Quoi garder ? Quoi rejeter ? Mon propos n’était pas d’écrire la vie de Lacombe Saint-Michel ; c’était de faire un texte qui se tienne. Mais j’en reviens à ce que vous disiez tout à l’heure quand vous parliez musique : je cite souvent ce mot de Flaubert dans une lettre à George Sand : “ Comment se fait‑il qu’il y ait un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? ”. Je ne dirai pas “ le mot ”, je dirai “ la combinaison de mots ”. Par exemple, lorsque j’ai écrit l’étape de nuit, sous la pluie. Lorsque la colonne des cavaliers croise celle des réfugiés, j’énumérais tout ce qui se trouvait sur leurs charrettes, les entassements de meubles lourds dits par des mots eux-mêmes lourds et il me fallait quelque chose de léger pour finir ma phrase, après “ commodes, bahuts, matelas, etc. ”. J’ai trouvé que “ bicyclette ”… le mot lui-même est assez aérien, et il finissait bien la pyramide, voilà ! Je n’ai pas vu une bicyclette, ou peut-être que si, je n’en sais rien. mais la construction de ma phrase, il fallait qu’elle se finisse par une chose légère. Cela aurait pu aussi bien être “ machine à coudre ”. Voilà, je crois, un bon exemple des nécessités et de la dynamique de l’écriture, et qui montre bien que l’on ne “ reproduit ” pas niais que l’on “ produit ”…
L’écriture, c’est le thème ultime de L’Acacia, quand vous évoquez ce jour de 1941, après votre évasion et votre retour à Perpignan : “ Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc ”.
Claude Simon : Vous savez, j’étais un peu comme tous les jeunes : on essaie. J’ai essayé de la peinture, de l’écriture, diverses activités. Et puis il semble que ça a mieux marché en écrivant qu’en peignant. Il y a quatre ans Libération a fait une enquête : “ Pourquoi écrivez-vous ? ”. Je ne m’étais pas concerté avec Beckett, que je connais d’ailleurs très peu, mais nous avons dit pratiquement la même chose. J’ai écrit : “ Faute de mieux, je ne sais pas faire autre chose ” et Beckett, avec son prodigieux génie du raccourci, avait simplement répondu : “ Bon qu’à ça ! ”
Il n’empêche que la vision du personnage écrivant apparaît à la fin du roman. Il y a pour le lecteur un effet de construction : l’écriture vient en somme pour “ rattraper ” tout ce qui s’est vécu.
Claude Simon : C’est assez juste, ce que vous dites. Les motivations de l’écriture sont multiples, mais quand je pense à la vie extraordinaire de vieille fille, d’institutrice, de ma tante…
… qui apparait dès la scène d’ouverture, avec votre autre tante, votre mère et vous-même…
Claude Simon : … je me dis que cette fois il va en rester quelque chose.
L’image de l’acacia apparaît tout à la fin de votre livre.
Claude Simon: C’est un clin d’oeil à mes anciens lecteurs, puisque c’est la première page d’Histoire ! Mais il y a plus : celui qui écrit alors (le prisonnier évadé) a le sentiment, au sortir du cauchemar de la guerre et de la captivité, de se trouver dans un monde irréel. Il essaie de reprendre pied en se raccrochant au concret : il dessine consciencieusement “ d’après nature ”. Qu’est-ce qui est sûr ? Le bordel, par exemple, est sûr. Grosso modo, je suis matérialiste. Il y a un texte extraordinaire de Buffon auquel a sans doute pensé Valéry lorsqu’il a écrit son discours devant la Société de Chirurgie : Buffon décrit Adam au moment où il s’éveille au monde : il voit le ciel, les nuages, les arbres, il entend les chants des oiseaux et il croit que tout cela c’est lui-même jusqu’au moment où en étendant la main il touche quelque chose et prend seulement alors conscience qu’un univers solide l’entoure, extérieur à lui…
Vous êtes certes “ au plus près des choses ”, mais tout de même vous procédez à des montages !
Claude Simon : Bien sùr.
Pour exprimer du sens !
Claude Simon : Je sais qu’il en viendra ! Mais mon propos c’est beaucoup plus décrire, fixer, tout en sachant que décrire n’est pas reproduire. Il sortira inévitablement du sens, mais mon but, c’est, encore une fois, de fabriquer un objet, disons scriptural ‑ comme on dit un objet pictural ‑ où les diverses parties s’équilibrent, où il y ait un jeu de miroirs, des renvois, que ça fasse un tout équilibré, bien construit….
Ce qui vous distingue de certaines théories de l’époque du Nouveau Roman, c’est que vous vous attachez certes à construire un objet, mais en sachant qu’il est potentiellement porteur de sens.
Claude Simon : Le refus du sens me parait une naïveté.
Cela vous met directement en phase avec toute une “ génération romancière ” contemporaine, dont le souci premier est précisément l’écriture, mais sans refus de l’histoire et sans refus de l’effet de sens. Je pense à François Bon, Pierre Bergounioux, Jean Echenoz…
Claude Simon : Ah, François Bon ! … Il a été ouvrier. il a eu une vie assez dure. Faut-il être passé par des choses difficiles ? On se le demande… Non : je viens dire là une bêtise ‑ Proust a vécu une douillette existence d’imbécile au milieu d’autres imbéciles, et il a écrit avec la Recherche l’un des quatre ou cinq plus grands textes de toute l’histoire de la littérature…
Mais c’est par l’écriture qu’on se dépasse !
Claude Simon : Merleau-Ponty m’avait dit quelque chose de très juste. Il avait fait un cours au Collège de France sur la Route des Flandres, le Vent et l’Herbe ; il avait parlé de notions d’espace et de temps et je n’avais rien compris. à la sortie on va boire un verre au Balzar et il me dit “ Et alors ? ” Je lui réponds “ Ce Claude Simon dont vous avez parlé, il doit étre rudement intelligent ! ”, alors il me dit : “ Oui, mais ce n’est pas vous ! C’est vous écrivant, c’est ce personnage que nous suscitons par le travail de la langue et qui disparait dès que nous nous levons de notre table. ” L’écrivain est celui qui travaille la langue et est en même temps travaillé par elle. Construire une phrase, un chapitre, un livre, se demander “ Qu’est-ce que je mets d’abord ? ”, “ Qu’est-ce que je mets ensuite ? à quoi vais-je donner la priorité ? ” Apporter, comme l’a dit Ricardou a propos de la Route des Flandres, “ un ordre dans le désordre ”…
L’Acacia, nous l’avons vu, rebrasse la matière d’autres livres. J’ai en même temps le sentiment qu’il achève un cycle. Alors, après…?
Claude Simon : Eh bien, j’ai 75 ans. j’espère que je continuerai. Mais, encore une fois, je travaille dans le noir, comme une taupe. Je fais comme je peux.