Histoire (2003)
Claude Simon en 1967. Universal Photo. Source : Bibliothèque nationale de France
Christine Genin. « Histoire, Claude Simon, 1967 ». Encyclopædia Universalis : Universalia, 2003
Histoire, couronné par le prix Médicis, constitue un tournant dans l’œuvre de Claude Simon (1913-) : appartenant au cycle « familial » ouvert par L’Herbe, il annonce par sa construction La Bataille de Pharsale et par sa thématique familiale et mémorielle les romans de la maturité (L’Acacia notamment).
1. le cadre d’une journée
Le roman s’inscrit dans le cadre d’une journée, que raconte en douze chapitres un narrateur proche de l’auteur. De retour dans la ville et la maison de son enfance, il s’éveille lentement (ch. 1) puis se lève et sort. En ville, il rencontre un vieil ami de la famille (2), se rend à la banque (3-4), déjeune au restaurant (5-6) puis marche un peu (7). Il rentre et retrouve une antiquaire venue acheter une commode remplie de souvenirs dont il fait l’inventaire (8-9). À cinq heures, il rend visite à son cousin Paulou (10-11), puis dîne dans un bar et aperçoit son ami Lambert. Au moment de s’endormir, les souvenirs se bousculent, et le roman se clôt sur une vision fœtale (12) : « sorte de têtard gélatineux lové sur lui-même avec ses deux énormes yeux sa tête de ver à soie sa bouche sans dents son front cartilagineux d’insecte, moi ?… ».
Tout au long de cette journée ordinaire d’un homme banal, ses sensations, ses réflexions, ses lectures, les images qu’il voit ou les mots qu’il entend mettent en mouvement sa mémoire et le transportent vers un temps perdu : son enfance, la longue agonie de sa mère, les versions latines, son ami Lambert, sa grand-mère, son oncle Charles et ses cousins Corinne et Paulou, mais aussi la guerre civile espagnole et la seconde guerre mondiale, son mariage avec Hélène et le suicide de celle-ci.
D’autres évocations dépassent les souvenirs du narrateur : l’adultère de son oncle et le suicide de son épouse, qu’il rapproche de celui d’Hélène, évoquant une fatalité qui pèse sur les couples de la famille. À partir de la collection de cartes postales de sa mère (qui selon Simon est à l’origine de ce roman), il reconstitue l’histoire mélodramatique du couple parental : une indolente jeune noble catalane tombe amoureuse d’un fils de paysans jurassiens pauvres devenu officier grâce au sacrifice de ses deux sœurs. Elle l’épouse malgré les réticences de sa famille et lui donne un fils, avant de le voir tué par la guerre en 1914 et de finir rongée par la maladie.
2. Le portrait d’une mémoire
Si la chronologie affichée par Histoire semble dictée par une logique classique, l’« histoire » racontée par Simon est avant tout celle du « foisonnant et rigoureux désordre de la mémoire ». Respecter l’unité de temps fermée, tragique, de la journée lui permet de contester avec d’autant plus de force la continuité du temps linéaire des horloges, remplacée par la « discontinuité foudroyante » de la conscience, à laquelle la mémoire fait à chaque instant affluer tout un « magma d’émotions ».
Sa phrase rend sensible cet afflux : longue, sinueuse, proliférante, elle charrie une multitude de sensations et de détails ; truffée d’incises, de parenthèses, d’ajouts, de corrections, de digressions, rarement balisée par les marques habituelles (liaisons absentes, ponctuation lacunaire, participe présent qui efface les repères temporels), elle est animée par le désir, qui lui confère sa force poignante et lyrique, de transcrire avec exactitude les mouvements de la conscience.
Simon, dont la première ambition était d’être peintre, considère le regard comme le sens privilégié de la mémoire (l’expression « je pouvais voir » est récurrente). Il prend pour point de départ des images (cartes postales, photographies ou aquatinte représentant Barcelone) qu’il met en mouvement pour dénoncer la chronologie artificielle du langage linéaire : « J’écris mes livres comme on ferait un tableau. Tout tableau est d’abord une composition ».
Histoire est, de fait, composé de manière très élaborée, en un montage rigoureux qui peut déconcerter le lecteur : le déroulement logique du texte est en effet sans cesse interrompu par des « transports de sens » engendrés par les jeux sur les signifiants, les métaphores, les réécritures intertextuelles (Reed, Apulée, Proust). Ces transports n’ont rien d’aléatoire mais restituent les connexions, le « réseau de correspondances », qui constituent la structure de toute mémoire. En effet, comme le souligne l’exergue de Rilke (« Cela nous submerge. Nous l’organisons (…) »), il importe pour Simon de reconstruire sans cesse, de tenter d’organiser en une structure cohérente le « foisonnant » mais « rigoureux » chaos de la mémoire.
Bibliographie
Cl. SIMON, Histoire, éd. de Minuit, Paris, 1967.
Cl. SIMON, Histoire, Gallimard (Folio), Paris, 1973.
Études
Claude Simon 3 : lectures de Histoire, sous la direction de R. SARKONAK, Lettres Modernes Minard (Revue des Lettres modernes. Série Claude Simon ; 3), Paris ; Caen, 2000.
V. GOCEL, Histoire de Claude Simon. Écriture et vision du monde, Peeters (Bibliothèque de l’information grammaticale ; 34), Leuven (Belgique), 1997.
A.C. PUGH, Simon : Histoire, Grant and Cutler (Critical guides to french texts ; 22), Londres, 1982.
G. ROUBICHOU, « Continu et discontinu ou l’hérétique alinea : Histoire », Etudes Littéraires, 9 (1), avril 1976, p. 125-136.
J. ROUSSET, « Histoire de Claude Simon. Le jeu des cartes postales », Versants, 1, automne 1981, p. 121-133 (Repris dans Studi di Letteratura Francese, 70 (8), 1982, p. 28-33).
R. W. SARKONAK, « Dans l’entrelacs d’Histoire. Construction d’un réseau textuel chez Simon », Revue des Lettres Modernes, 605-610, 1981, p. 115-151.
J. STAROBINSKI, « La Journée dans Histoire », p. 9-23, dans Sur Claude Simon, Minuit, Paris, 1987.