J’ai essayé la peinture, la révolution, puis l’écriture (1984)
Claude Simon, « J’ai essayé la peinture, la révolution, puis l’écriture », entretien avec Claire Paulhan, Les Nouvelles, 15 mars 1984, p. 42-45. Propos recueillis le 20 février 1984.
L’édition originale de « Femmes » comporte donc le texte de « la Chevelure de Bérénice », accompagné de vingt trois peintures de Miro. Comment était né ce livre ?
C’était il y a vingt ans : j’ai reçu une lettre de Maeght me demandant si je voudrais écrire un texte pour accompagner des reproductions de peintures de Miro, principalement sur toiles de sac, qu’il se proposait d’éditer en album. J’ai répondu que cela m’intéressait, qu’il m’envoie les planches, et que je verrais alors ce que je pourrais faire, ce que les images susciteraient en moi. Miro est catalan, je le suis aussi, par ma mère, nos deux pays sont voisins, de nombreux souvenirs me lient à la Catalogne espagnole et ils ont été alors ravivés… J’ai essayé d’écrire et d’organiser tout cela. Voilà.
Dans « Orion aveugle » (Skira, 1970), vous évoquez déjà cette constellation : « la Chevelure de Bérénice est dessinée par une vingtaine d’étoiles, de magnitude 4 à 6 », mais pourquoi êtes vous passé d’un titre à l’autre ?
Après la publication de Femmes par Sollers, il nous a paru, à Lindon et à moi, qu’on ne pouvait plus reprendre ce titre. J’avais d’abord pensé à la Lumière orange de la lampe denière la toile de sac, qui aurait été le titre le plus exact. Mais, à la réflexion, j’ai craint que cela ne paraisse volontairement sophistiqué. J’ai donc cherché dans le texte quelque chose d’autre. A un endroit, il est parlé des étoiles qui se reflètent dans les remous des vagues autour des jambes des pêcheurs et de la Chevelure de Bérénice. Ce nom de constellation (ou, si vous préférez, cette constellation de mots) m’a semble beau. C’est tout.
Comment situez vous « la Chevelure de Bérénice » dans votre oeuvre ?
Tout à fait à part. Dans mon esprit, c’est plutôt un poème.
Et « L’Herbe » ?
L’Herbe marque chez moi un tournant. C’est à partir de ce texte que mes romans sont devenus pratiquement « autobiographiques ».
Pourquoi avoir choisi de rééditer ces deux textes, ensemble et maintenant ?
L’Herbe était épuisé. Sa réimpression était programmée. D’autre part, Lindon aimait ce texte de Femmes, inaccessible au grand public car il ne figurait que dans le luxueux (et encombrant) album édité par Maeght.
« Les Géorgiques » sont donc votre dernier roman. Mais qu’entendez vous par roman ?
Excellente question, quoique vaste. Qu’est ce qu’un roman ? La question a déjà été posée en 1887 par Maupassant en ces termes : « Le critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Werther, … Candide, … les Trois Mousquetaires, Le Père Goriot, … le Rouge et le Noir, … Notre Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe… l’Assommoir… le critique, donc, qui ose encore écrire : ceci est un roman, cela n’est pas un roman, me paraît doué d’une perspicacité qui ressemble fort à de l’incompétence. »
Bien. Si, à cette liste hétéroclite, l’on ajoutait les Frères Karamazov, le Nègre du Narcisse, Ulysse, A l’ombre des jeunes filles en fleurs et le Voyage au bout de la nuit, on aurait encore un éventail bien plus divergent ! Mais enfin, il me semble qu’on pourrait trouver une définition/commun dénominateur et qui serait celle ci : « Des personnages fictifs entraînés dans une action fictive ». Et c’est ici que commence le, ou plutôt les problèmes, car, si l’on y réfléchit le roman moins en France) qui continue la tradition des fabliaux du Moyen Age, de la comédie de moeurs du XVIIe et du conte philosophique du XVIIIe n’est, en somme, qu’une version développée de la parabole, de la fable, c’est à dire qu’au moyen d’une histoire inventée par lui (fictive) mettant en scène des personnages symboliques ou allégoriques (l’homme : loup ou agneau, lion ou âne, chêne ou roseau, etc.), un auteur illustre une maxime, une morale ou une théorie préconçue.
Le roman français se veut avant tout didactique, utile. Ainsi, dans la préface/dédicace à César Biroiteau, Balzac écrit qu’il espère que l’on verra, dans la publication simultanée de ce roman et de la Maison Nucingen, « tout un enseignement social »… Au passage, je voudrais dire que, contrairement à ce que soutient mon ami Robbe-Grillet, ce genre de roman (disons : le roman traditionnel) ne condamne pas ou n’exclut pas systématiquement les individus dits « asociaux ». Sade, qui fait l’apologie du vice et détaille longuement les Infortunes de la Vertu, en fait la preuve : le roman est aussi pour lui le lieu d’un enseignement, de la délivrance d’un « message »…
L’ennui (et dans tous les sens du terme) est qu’il est difficile d’accorder un crédit quelconque (et encore moins une valeur d’enseignement ou de démonstration) à une histoire inventée de toutes pièces, pour les nécessités de la cause, par un auteur qui peut, à sa fantaisie, en changer les péripéties et le dénouement. L’ennui encore plus grand, c’est que, dans la tradition française, les personnages sont désespérément univoques, tout d’une pièce, à la limite de la caricature. Chez Dostoïevski, tous sont à la fois bourreaux et victimes, généreux et abjects, idiots et suprêmement intelligents. Au contraire, comme le remarque Strindberg, Harpagon (je sais bien que c’est un personnage de comédie, mais tout le roman traditionnel est construit sur le modèle: la Comédie humaine..), Harpagon, qui pourrait être aussi un bon édile, un grand artiste ou encore un bon médecin, n’est qu’avare, rien qu’avare ! Dans ce genre de roman, ce qui importe c’est l’action, la fable. Dans la Peste, de Camus, si je me souviens bien, on se gausse grassement d’un écrivain qui s’y reprend à vingt fois pour décrire un cavalier…
Et pourtant !… Car c’est précisément au cours de ce XIXe siècle français que l’on assiste à cet étonnant phénomène que j’ai appelé « le Cheval de Troie de la description » et qui n’est autre que la mise à mort du roman traditionnel par lui même, sous l’effet du doute sur ses pouvoirs… Je m’explique : jusque là, que ce soit chez Voltaire, Laclos, Sade et même Rousseau, cet amoureux de la nature, la description n’existe pratiquement pas. Chaque fois que l’on présente un personnage ou un lieu, on a invariablement recours à des clichés : les jolies femmes y ont toujours un teint « de lys et de roses », elles sont « faites au tour », les vieilles y sont toujours « hideuses », les ombrages « frais », les déserts « affreux », etc.
Tout à coup, comme si le romancier prenait soudain conscience de la faiblesse démonstrative de sa fiction/fable, voilà qu’avec Balzac (et c’est peut être là que réside son génie), comme pour donner plus de crédibilité, de véracité, de « réalité » à la fable, on se met à l’étoffer de descriptions de plus en plus abondantes et détaillées qui vont peu à peu avoir, avec Flaubert, la même importance que l’action (quand, par exemple, on lit les « scénarios » de Madame Bovary, on se rend tout de suite compte que ce qui l’intéressait avant tout, c’était de dire l’odeur des fers chauds chez le coiffeur, celle des tentes de coutil sur le port et les crissements des cailloux sous les roues de la diligence … ) et finir, chez Proust, par complètement évacuer toute fable démonstrative. Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de constater, comme le fait Ernst Gombrich, qu’à partir de Giotto et par la suite, se développe, pour les mêmes raisons, en peinture, un phénomène exactement semblable qui aboutira, lui aussi, à l’évacuation du « sujet » (scène religieuse, mythologique ou autre), de même que, suivant la prédiction du formaliste russe Tynianov, la fable, dans le roman, pourra n’être bientôt plus « que le prétexte à une accumulation de descriptions ».
Voilà. J’ai probablement été un peu long, mais il était difficile de répondre en quelques mots à une pareille question. Encore faut il peut être préciser que, par le mot « description », j’entends aussi bien celle d’un spectacle statique (paysage, objets) que celle de personnages ou d’actions qu’on ne confondra pas, je pense, avec leur simple compte rendu, le fameux « La marquise sortit à cinq heures », dont, à juste titre, se moquait Valéry.
Comment s’est fait, dans votre oeuvre, le glissement de la fiction aux textes autobiographiques ?
Naturellement : lorsque j’ai commencé à écrire (et à écrire des romans, ces espéces de « fourre tout »), j’ai cru qu’il fallait justifier cette simple envie d’écrire par une histoire plus ou moins signifiante. En fait, dans le sens sartrien du terme, je n’avais (et n’ai toujours) « rien à dire ». Je suis maintenant un vieil homme et j’ai eu, comme beaucoup d’habitants de la vieille Europe, une vie assez mouvementée : j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions meurtrières (je faisais partie d’un de ces régiments que les états majors sacrifient froidement à l’avance et dont, en huit jours, il n’est pratiquement rien resté), j’ai été prisonnier, j’ai crevé de faim, connu le travail physique jusqu’à l’épuisement, la plus extrême misère morale, je me suis évadé, j’ai été très gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai connu de très près les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’église, de paisibles bourgeois que des terroristes assassins, j’ai partagé mon pain avec des truands, j’ai rencontré des génies et des ratés, enfin je me suis lancé dans cette dangereuse aventure qui consiste à essayer d’écrire… Et à ma grande honte, à travers toutes ces péripéties, je n’ai encore, à soixante dix ans, découvert aucun sens à tout cela si ce n’est, comme je crois l’a dit Barthes, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » sauf qu’il est.
Je ne sais pas si la vie, l’Histoire, la souffrance ont un sens : tout m’apparaît à la fois merveilleux et abominable, bon et mauvais, positif et négatif et je ne peux donc avoir aucun « message » à délivrer. Au surplus, si j’avais eu la révélation de quelque « vérité » ou de quelque loi, il m’aurait paru pour le moins burlesque d’avoir recours pour l’exposer à une fiction incontrôlable. Le dernier roman où, comme Flaubert, je me suis cru obligé de raconter une histoire a été le Vent, et pour cela, faute d’avoir quelque chose de particulier « à dire », j’ai peut être fabriqué, comme beaucoup de critiques l’ont dit, un « remake » de l’Idiot.
Après quoi comme je vous l’ai dit, tous mes « romans » ont été « autobiographiques », avec tout juste ce qu’il fallait de transpositions pour que des gens qui auraient pu s’en trouver froissés ne puissent s’y reconnaître : l’Herbe, c’est le souvenir de l’agonie d’une vieille tante que j’aimais comme ma mère, la Route des Flandres, c’est le souvenir de la guerre comme je l’ai faite, le Palace, ce sont les souvenirs (je dis bien : les souvenirs) de ce que j’ai vu à Barcelone alors au pouvoir des anarchistes… Enfin, dans les Géorgiques, toute fiction est complètement éliminée. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer, j’ai retrouvé la correspondance de l’un de mes ancêtres maternels successivement officier d’artillerie sous l’Ancien Régime, Conventionnel, régicide, Représentant du Peuple en Mission, général de l’An II, puis d’Empire. Sur le thème de la Révolution et de la guerre, l’aventure d’Orwell en Espagne était exemplaire et redoublait de façon assez étonnante celle de mon général. Enfin, il y avait, toujours en rapport avec ce thème, un troisième personnage (j’insiste : personnage, pas « narrateur »), arrière petit fils du général et lui aussi pris dans les remous de l’Histoire…
Peut on alors parler d’une évolution de la production de textes vers la reproduction du vécu ?
Non. Tout d’abord (et Stendhal le constate dans la Vie d’Henri Brulard), on n’écrit jamais quelque chose qui s’est produit avant, mais ce qui se passe au présent de l’écriture. Ensuite, il faut prendre conscience que notre perception, puis notre mémoire, puis les contraintes et la dynamique de l’écriture déforment et gauchissent considérablement l’« intention première », ce qui exclut toute prétention au réalisme ou au vérisme. Enfin (comme Flaubert, ToIstoï eh oui : Tolstoï !… et par la suite les Cubistes l’ont bien compris) nous n’appréhendons le monde que de façon très fragmentaire. Pour toutes ces raisons, et contrairement à ce que certains ont pu croire ou écrire, dans les Géorgiques, LSM n’est pas (ne peut pas être) Lacombe Saint Michel, pas plus que 0 peut être Orwell, ni le lointain descendant du général, moi même…
« Je sais le travail que me coûtent mes livres. » Comment travaillez vous ?
Avec beaucoup de peine, comme un ouvrier, ou plutôt comme un artisan : en me mettant à ma table tous les jours, à la même heure… Et sans abandonner quand « ça ne marche pas ».
Cette réalité laborieuse de votre travail ne vous sert elle pas de contrepoids aux mythes romantiques ou comtemporains sur l’écriture ?
Je fais parfois une conférence que j’ai intitulée : « Fabrication de la Route des Flandres », parce que c’est très précisément de cela qu’il s’agit : fabriquer, faire, poiein en grec. Vous connaissez cette appréciation railleuse de certains critiques lorsqu’ils veulent ridiculiser un livre : « Ouvrage laborieusement fabriqué » !
C’est assez drôle. Tout d’abord, ce mépris hautain (mépris de classe, ont avancé certains) du labeur, du travail. On se demande d’où sortent ces gens. Est ce qu’ils n’ont jamais vu des épreuves corrigées par Balzac, par Proust, et les manuscrits de ce dernier ? … Ensuite, le mépris du « fabriqué » (je dirais même en ce qui me concerne et en reprenant l’expression de Lévi Strauss du « bricolé »). C’est bouffon. Peut on croire qu’il existe encore dans le monde des lettres des gens qui perpétuent l’image populaire de l’artiste aux longs cheveux écrivant fougueusement, d’un jet, sous la dictée de l’« inspiration », de la Muse ? Et pourtant, oui, ça existe ! Incroyable, mais vrai : je me rappelle l’interview d’un de nos romanciers contemporains (Henri Troyat, si mes souvenirs sont exacts) déclarant sans rire qu’il écrit : « sous la dictée des masses »…
Ce n’est pas un reproche, mais pourquoi avez vous décidé d’écrire ?
Il y a toujours dans ces sortes de questions quelque chose d’amusant : ces « pourquoi » auxquels on est supposé devoir apporter une réponse rationnelle, alors que la littérature, l’art sont, par essence, irrationnels, injustifiables dans tous les sens du terme : logique et morale. Je ne crois pas que l’on prenne un jour solennellement la décision d’écrire ou (autre expression grandiloquente) de se « consacrer à récriture ». Je crois (je reviens à ce que j’ai dit tout à l’heure) que tout homme ressent confusément le besoin de faire. Cela peut aller de l’ingénieur qui construit des ponts au bonhomme qui bricole le dimanche un poulailler au fond de son jardin.
Quand on est jeune, on essaie, on tâte (je viens de faire une faute de frappe amusante : j’avais écrit : on « tête » … ) dans diverses directions. J’ai essayé de la peinture, de la révolution (comme tout le monde … ), puis de l’écriture… Il s’est trouvé que là, ça a mieux marché. Du moins, je me le suis figuré… Et, à ce sujet, je voudrais rappeler le mot de Valéry que je fais entièrement mien : « Si donc l’on m’interroge : si l’on s’inquiète (comme il arrive, et parfois assez vivement) de ce que j’ai « voulu dire » ( … ), je réponds que je n’ai pas voulu dire, mais voulu faire, et que ce fut cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit… »
Merleau Ponty disait de vous « Lui parlant et lui écrivant ne sont pas le même : celui qui parle est celui qui a des opinions, des jugements, celui qui écrit est celui qui sent et vit. »
Il avait absolument raison. On pourrait développer et citer à ce propos ce que Novalis écrivait à la fin du XVIIIe, avant que ne tombe sur le roman la chappe de plomb du « réalisme »… Mais la place nous manque… Proust a aussi parlé dans ce sens.
Quels rapports entretenez vous avec vos exégètes et critiques?
Excellents. Quoique n’étant ni philosophe (« Heureusement pour vous ! me disait Merleau Ponty, vous ne feriez plus rien de bon… ») ni linguiste ni sémiologue, j’éprouve quelquefois du mal à les suivre. Vous savez, j’ai dit plusieurs fois que j’étais le Monsieur Jourdain du Nouveau Roman…
En ce qui concerne le présent entretien, vous avez tenu à écrire chaque réponse plutôt que de laisser reproduire ce qu’avait précédemment enregistré le magnétophone… Il y a bien une raison ?
Je vous renvoie encore à Merleau Ponty. Vous avez vu vous même ce qu’enregistre le magnétophone : les bégaiements de l’« homme parlant » qui procède par à peu près, approximations, répétitions, inutiles digressions. Faut il redire que je suis un laborieux travailleur ? Pas plus que je ne crois au « cinéma vérité », je ne crois au magnétophone/vérité. Et puis, n’est ce pas manifester un grand mépris pour le public que de lui donner à lire des brouillons ?…