juste dépanner
II – LYCÉE PUBLIC MIXTE- TERMINALE G3 – METZ 1978
J’ai dit littérature, ils ont répondu gestion-commerce. Pas assez douée pour la voie littéraire, il aurait fallu redoubler mais les parents ne veulent pas le redoublement puisque ce n’est pas obligé. Préparer un bac pour une fille d’ouvrier, c’est déjà bien et puis gestion-commerce, ça fait sérieux. On dirait presque un métier.
Et je me laisse convaincre. Aimer lire Kerouac et Miller ne fait pas de moi une littéraire. Trop de fautes dans mes dissertations. C’est inscrit au stylo rouge dans la marge : des idées, certes, mais que de fautes ! Ce mot de faute qui fait honte et me rappelle d’où je viens. Le père et la mère qui parlent mal le français. Famille qui ne semble pas venir d’un pays mais du plus sombre de la mine, là où le grand-père poussait les wagons. La pauvreté est une punition et moi je faute dans mes dissertations.
Terminale G3, un métier assuré après le bac. Secrétaire Commerciale, C’est déjà bien pour une fille d’ouvrier. Alors, j’essaie au début de faire bien, de travailler, d’écouter et de suivre, de faire commerce, de faire gestion. Mais dans la classe tout semble vouloir se passer ailleurs qu’au tableau, ailleurs que dans la bouche des enseignants qui souvent nous traitent de bons à rien, parce qu’on ne s’intéresse pas à la vie des entreprises, à la façon de rédiger un courrier, aux subtilités de la comptabilité. De notre vie définitivement foutue si on persiste à mal faire. Et si certains élèves s’accrochent parce que ce serait bien le bac à la fin de l’année, on est dans une classe de bons à rien. Chaque jour, un prof pour nous le rappeler, pour le graver dans notre tête, pour nous le tatouer sur la peau. Bons à rien. De leur soulagement à se convaincre que c’est de notre faute. Notre faute. (…)
IV – ENTREPRISE D’IMPORTATION – MARSEILLE – BOUCHES-DU-RHôNE – SEPTEMBRE 1978 (…)
Dans les toilettes, je fume, assise sur le couvercle baissé des W.-C. Je fume et j’ai hâte d’être 17 heures. J’ai hâte de retrouver le soleil qui donne encore un air de vacances à la ville. J’ai hâte de marcher sur le vieux port, de voir la mer, de boire un verre on terrasse. Retrouver mon temps a moi, retrouver les bonnes raisons d’être là, à Marseille. L’usine de dattes pour dépanner. Juste dépanner.
Ma cigarette fumée jusqu’à la limite du filtre jaune, je retourne dans la grande salle active et constate que des barquettes vides ont été rajoutées aux miennes. Je comprends que l’une ou peut-être toutes les autres femmes ont profité de mon départ pour se décharger d’une partie des leurs. Je ne dis rien. Je ne sais pas ce que je pourrais dire. Je ne suis pas en colère, un peu triste. Je sais que je ne suis là que pour un mois au maximum. Après, une autre ville, un autre boulot pour dépanner. Marseille n’est pas la ville pour s’arrêter.
Elles, les femmes étrangères, ici pour la survie. Ici, parce qu’elles n’ont pas d’autre choix.
Je ne dis rien, je remplirai les barquettes que je pourrai. Et j’imagine que partout dans la ville portuaire, dans des hangars comme celui-ci, oui, un peu partout dans Marseille, on trie, on pèse, on emballe la cargaison des bateaux. Les fruits, les huiles, les piments, les épices, marchandises que l’on manipule jusqu’au dégoût. L’odeur qui s’infiltre par le nez, la bouche et la peau. L’odeur qui s’installe et chasse les rêves.
Fabienne Swiatly, Gagner sa vie (La fosse aux ours, 2006, p. 11-12 et 24-25)