dans la télévision 3
Ce n’est pas parce que vous êtes mort que vous avez le droit de ne plus avoir d’avis. C’est très très grave, écoutez-moi. La préparation du temps de cerveau humain disponible étrangle les ritournelles, Monsieur Deleuze, vous m’entendez, l’Ogre joue des cartes reines et l’hippocampe s’agenouille. Quant au néocortex, lui il s’oublie au reptilien. Je dis : la perte du territoire. Et puis je ne crie pas, j’explique.
Une solution, oui, parfaitement. Mais parce que vous connaissez des plateaux toutes les langues et les abécédaires, bordel de merde, Monsieur Deleuze, vous allez m’aider oui ou non. Évidemment que je panique. Sinon je ne serais pas là, agenouillée en plein courant d’air, toute barbouillée d’H5N1. Vous pensez peut-être que ça m’amuse les têtes de poulets en collier, vous croyez que je trouve ça seyant d’avoir des plumes dans les naseaux et des bouts d’abats sous les ongles, en fait vous n’êtes pas si malin. Ne boudez pas, c’est pas le moment.
(…) Le problème le voilà : il porte plus haut et fort que tout, le chant de la télévision. Il s’est infiltré cordes et notes, il s’est lové à la luette, l’hémisphère gauche s’est fait d’abandon argileux, l’hippocampe est docile, les synapses en curée. Je ne crois plus aux ténèbres mais aux supermarchés dont les baffles diffusent une révolution qui porte le nom de Jenifer. Endemol, ça ne doit rien vous dire. Le téléréalisme non plus. En France il n’y a eu, tout du moins pour l’instant, qu’un bon paquet de dépressions nerveuses et puis bien sûr un viol, mais dans le reste du monde on en est au huitième suicide. Huit ex-candidats qui se flinguent, je vous promets que ça fait sens et que ça n’intéresse personne. Évidemment que j’y ai pensé, mais Foucault a clamsé en juin 84, que voulez-vous qu’il pige à cette histoire de fou, il me faudrait des heures pour le mettre au parfum et pas mal de billets que je ne peux pas sortir. Je vous ai dit que je n’avais pas le choix.
Le téléréalisme, oui c’est bien ce que j’ai dit. J’aurais préféré un autre mot, un tout fait par quelqu’un si possible un penseur mais je n’en ai pas trouvé. Baudrillard, lui, il dit ready-madisation, mais ça n’a rien à voir et ça ne m’est pas utile, parce que les oiseaux morts, entre nous, il s’en fout. Loana, oui, c’est ça. Jusqu’à la une du Monde, cet été-là, c’est vrai, quelqu’un a calculé je crois que les coupures de presse faisaient dans les cinq kilos, je dis peut-être des bêtises mais il me semble que c’est ça. Dites-moi c’est très bizarre, comment ce fait-il que. Il passe par M’Batah ou par un de ses confrères, je demande juste au cas où, parce que ça doit douillet. Il vous a raconté aussi la sollerserie, eh bien c’était dans Le Monde, elle va vous plaire, je pense. À l’époque Philippe Sollers avait déclaré : Kenza a un minois d écrivain. Ils se sont vus à la Closerie mais finalement elle a préféré le journalisme.
Dans la merde, c’est bien ce que je vous dis, c’est pour ça que je vous ai fait venir, ce n’est pas mon boulot d’inventer ne serait-ce qu’un syndrome. Vous êtes vraiment déconnecté ou bien vous le faites exprès. Les morts et les vivants dont le travail consiste à produire de la pensée, ils ne m’ont conseillé, au mieux, que des boules Quies. Le téléréalisme, ils ne se rendent pas compte, ils lisent Télérama mais juste les pages culture, ils ne l’allument jamais, la télévision. À part pour les JT, les films de cul ou les débats qui. En général c’est BHL, et Finkielkraut. Vous avez raison, oui, c’est vrai, j’aurais dû commencer par là, vous auriez mieux compris tout de suite.
À cause du territoire et de tous ces sales restes, vous me manquez beaucoup, vraiment, Monsieur Deleuze. Je suis déjà, je sais, dans la télévision. Je suis en elle à elle, ma ritournelle est engloutie je suis dans le ventre de l’Ogre, picotements peau rougie allergie sucs gastriques. Je n’ai plus aucun territoire, je ne suis plus rien sinon une ligne ou un chapitre, de la fiction collective un fébrile prolongement.
Chloé Delaume, J’habite dans la télévision (Verticales, 2006, p. 114-117)