quiconque prétend écrire
(…) la bêtise détermine l’état d’esprit qui afflige quiconque prétend écrire. Dans la mesure où l’écriture semble être réquisitionnée par quelque altérité intérieure qui s’avère toujours trop immature, plutôt forte en gueule, et souvent encombrée d’un désordre narcissique prononcé, quelle que soit d’ailleurs votre envie de vous cacher ou de vous isoler ; dans la mesure, encore, où le créateur en vous est en réalité trop intelligent pour les stupides postulats de la langue, trop mûr même pour les ruses du surmoi, et bien trop calme pour tenter de mettre en mots le Dire; dans la mesure, enfin, où l’écriture vous fait sans cesse vivre le drame de l’objet perdu mais jamais assez perdu, vous sommant une fois de plus de vous engager dans d’inutiles poursuites et de considérables régressions, tout cela se déroulant devant le sinistre tribunal du surmoi, composé de professeurs, de collègues, de tous ceux qui vous ont laissé tomber, et d’étudiants malintentionnés essayant de vous surclasser (ils font parfois relâche, mais pas si souvent que ça) – pour toutes ces raisons, donc, et pour bien d’autres encore (des raisons plus raisonnables qui m’échappent momentanément), l’écriture vous livre à l’expérience de votre propre bêtise. L’étau se resserre encore quand vient le moment de publier ce que vous avez écrit, de le soumettre à un jugement sans fin. La folie de la publication, associée au sentiment de bêtise absolue qui vient du fait de vous mettre vous-même en première ligne – de toute façon, qui s’en soucie ? et Heidegger est toujours en train de contempler la ligne, mais quelle ligne ? – , vous fait toujours errer dans les limites de l’incertaine justesse de ce qui a été dit.
Avital Ronell, Stupidity (2001) (Stock, 2006, p. 51-52)