une terrible colère
J’aime que, comme moi, Avital Ronell affectionne les parenthèses (oisives, dit-elle dans celle-ci, sur le travail) et les tirets, et toutes sortes de ponctuation :
On dit que la télévision rend idiot : n’importe quel genre de répétition mécanique peut inoculer le virus de la bêtise. (Ce qui m’inquiète en tant que témoin de la vie sociale de mes contemporains, c’est de voir à quel point le travail rend les gens stupides et les prive de formes essentielles de non-production, comme le loisir, la méditation ou le jeu. Il est devenu éthiquement nécessaire de trouver un moyen d’affirmer rigoureusement la valeur du non-travail, voire de subventionner le repos, la paresse, la fainéantise, sans succomber aux dévaluations ou aux criminalisations si courantes dans la logique des autres « activités » – le far niente de Rousseau. Mais l’éthique, elle aussi, est un travail ; aussi laissez-moi simplement poser ce postulat dans l’espace oisif de cette parenthèse, et refuser l’excès éprouvant des affres du labeur, y compris le labeur de la négation. Il faut bien comprendre que la réduction de la figure humaine au travail fait de l’humain l’équivalent d’une bête de somme. Le travail, servile par nature et qui suppose la docilité, se trouve au cœur de l’expérience moderne de l’aliénation ; il est inhumain et antisocial. (…)) (Stupidity, p. 98-99)
et n’hésite pas à évoquer (ce qui en général ne se fait pas dans un essai philosophique) ses états d’âme et de corps :
Il est rare qu’un écrivain avoue l’humeur, l’état d’âme ou l’état d’esprit dans lesquels se produit l’acte d’écrire. Parfois, l’humeur, la Stimmung, le ton et le timbre restent ignorés de l’écrivain elle-même, ou celle-ci néglige un mal de tête et continue d’écrire, ou quelque chose encore le rend inquiet, qu’il essaie de supprimer à mesure qu’il poursuit sa tâche. Ou bien elle presse sa main contre sa poitrine, à l’intérieur, au cœur, pendant qu’il écrit et tente d’évacuer le sentiment qui l’envahit d’une perte du monde. Il est aussi des moments où écrire vous remplit d’euphorie et fait naître un univers, peuplant soudain votre désert d’une musique et de compagnons venant se substituer au monde perdu et silencieux. De quelles sortes de contingences ce climat intérieur peut-il dépendre, cela reste un mystère, mais j’ai pris quant à moi l’habitude de répertorier mes humeurs et de contrôler les voies par où transite l’énergie toutes les fois que je m’avance vers vous, jour après jour, quelques heures chaque jour, essayant de comprendre avec une inévitable lenteur, une manière de timidité (mais qui doit prendre sa source dans une violence étouffée, car je suis, pour un être humain, si pacifique et si gentille – tout le monde en fait la remarque ; tout le monde me dit – compte tenu de mon histoire, c’est vraiment mystérieux – que je dois dissimuler une terrible colère). (Stupidity, p. 109-110)