l’autosatisfaction de ne pas comprendre
Pour revenir aux technosciences, feuilleter le livre de Bernard Stiegler m’a permis de relire ce passage intéressant, qui évoque furieusement quelques uns de nos modernes Frollo et où l’on retrouve même Madame Bovary :
Si la relation entre le philosophe et la technique se présente essentiellement, originellement et durablement comme un conflit – il en va ainsi dès Platon -, à partir du XIXe siècle, la situation se complique : tandis que la technique, via l’industrie, se rapproche de la science (c’est l’apparition de la technologie à proprement parler), le monde de ceux qu’on va dès lors nommer les « intellectuels » se coupe, en même temps que de cette technique devenue technologie, de la science, de l’économie, et, finalement, de l’économie politique.
S’instaure alors un rapport – ou plutôt un non-rapport (il y a certes des exceptions) – que je crois catastrophique. Et c’est ainsi qu’à la fin du XXe siècle, au début de ce XXIe siècle, il arrive assez souvent que l’on entende des philosophes dire, soit avec un air presque effarouché, soit avec une sorte d’autosatisfaction, avec une jouissance très semblables à celles du M. Homais de Madame Bovary : « Moi, la technique, je n’y ai jamais rien compris », ce qui veut toujours dire aussi : « Et je ne ferai jamais rien pour y comprendre quelque chose. » « J’ai un ordinateur et un téléphone portable, et je ne comprends absolument pas comment ça marche » : on entend souvent dire cela avec une espèce de contentement de soi complètement idiot et assez misérable – comme si le fait de ne pas comprendre comment un système fonctionne était quelque chose dont on pouvait se vanter. Comment peut-on prétendre comprendre quelque chose de Hegel si l’on ne s’estime pas capable de comprendre le fonctionnement d’une diode ? Hegel lui-même, qui a écrit par exemple sur l’électricité, aurait de toute évidence trouvé cela grotesque.
Bernard Stiegler, Philosopher par accident. Entretiens avec Élie During (Galilée, 2004, p. 15-16)