(quels piétons, quels immeubles, quelles lignes de fuite ?)

(Re)commencer avec un très beau livre dont on ne parle pas assez et, comme il n’est pas facile d’en extraire des citations, choisir les lignes de fuite comme fil directeur …

Mécanique : de Jourdain ligne 11 changer à République, prendre la ligne 5. République, Jacques-Bonsergent, Gare-de-l’Est, Gare-du-Nord, sur le strapontin lever les yeux vers la ligne tracée au-dessus de la porte, lier à chaque station un souvenir, ne pas y parvenir pour Jacques-Bonsergent, ne pas savoir ce qui se trouve en surface. Hostilité naissante envers ce trajet qui bloque la sortie, empêche de savoir ce qui circule et se dispose, se place, s’assemble à Bonsergent (quels piétons, quels immeubles, quelles lignes de fuite ?), empêche et laisse au strapontin, aller, retour, la horde des sacs plastique, sac à dos sac à main selon.
Quelquefois, presque toujours, partir pour la gare une de tes lettres en poche, partir pour t’y voir tandis qu’en sens inverse la poste approche de Belleville, bifurque à droite vers Métra, tandis que du même sens la poste longe vers Lille la MA (maison d’arrêt, ça y est, le vocabulaire s’introduit), et tu auras ma lettre quand je serai de retour. (p. 100-101)

Tu as plié bagage, comme on dit, tu voyages avec un billet, les matons ne t’y reverront pas. Tu as plié : tes affaires, pulls, survêtements, chemises ; rangé les lettres, les livres dans ce sac plastique qui retient mal l’ensemble, duquel déborde le radio-cassette si précieux que tu as acheté en cellule, que tu prends dans tes bras, cassettes cantinées qui sont ton évasion comme moi les livres, les films, tu as plié ta vie, on le sait bien on le dit quand on voit des clochards sur les bancs du métro : vingt et un ans à peine dans ce sac plastique. Heureusement encore que ça déborde. (p. 214)

Ce qu’on chasse de la main et qui pèse, épaules, poitrine, thorax, l’arme pour faire armure mais restée arme au fond : la fuite, la fuite, la fuite. Indistinctement ce qu’on entend dans le retour du cinéma c’est quelque chose comme : l’armure vole en éclats, les armes restent des armes, et que l’air léger ne s’y trompe pas. Protégée, à jamais ? Mais à quel prix, dans cette rue cette maison où tu n’as pas idée de venir ? La fuite, la fuite, la fuite, protégée par les kilomètres, les deux cents pages à rendre en un certain ordre classées, notées, bientôt enregistrées, deux cents pages soutenues dit-on, sur lesquelles poser un tampon. Peut-être protégée. Mais pour avoir l’esprit en paix il y aura un prix à payer, non ? (p. 284)

Anne Savelli, Franck (Stock, 2010)

Anne Savelli est née à Paris en 1967 et a publié auparavant :
Fenêtres open space (Le Mot et le reste, 2007)
et Cowboy Junkies / The Trinity Session ’til I’m dead (Le Mot et le Reste, Solo, 2008)

voir aussi :
::: le site du livre, dans la ville haute
::: son blog, fenêtres open space
::: et le beau billet de Christine Jeanney (Pages à pages)