tous les mots sont adultes

Je me tais et nous pourrions passer la nuit à gratter nos pensées dans le silence. Vous l’ignorez mais je viens de rompre un pacte tacite : depuis des années les gens me confient leurs histoires, massivement. Moi, je ne raconte rien. J’anime des ateliers d’écriture, voyez-vous, j’ai beau tenter d’aller vers la fiction, vers l’imagination, je moissonne des drames. Je travaille pourtant sur la forme, sur la contrainte qui permet que surgisse une phrase singulière. Je ne demande jamais aux participants de livrer des récits de vie. Ils me l’imposent. Je propose des situations de déclenchement de l’écriture. Je propose d’oublier les réflexes de l’écrit et de faire confiance à ce qui va apparaître. Je travaille d’après des livres, d’après des auteurs, d’après des citations ou des images parfois. J’aide à ne pas être vaincu par les mots. Il ne s’agit pas de littérature, je ne prétends pas faire écrire de la littérature, non, ce serait une escroquerie, je m’efforce juste à faciliter l’émergence des mots. Le lieu de l’atelier, c’est la langue. Retenez que je ne demande jamais à quiconque d’écrire quelque chose de vrai. Les récits de vie, je n’en ai que faire. Mon travail se limite à la phrase, c’est ce que je me tue à répéter, d’atelier en atelier. Pourtant, donnez une feuille et un stylo à des gens, donnez du temps et un peu d’aplomb, encouragez-les, plaisantez un peu, détendez-les, racontez-leur qu’écrire n’est pas si difficile, redites-leur bien que l’on n’attend pas de la littérature d’eux mais des phrases qui leur ressemblent, et ils se mettront à vous exposer leurs fêlures, leurs drames. Des souffrances, des violences, des enfers j’en ai récolté de quoi encombrer mes rêves à tout jamais. Des viols, des incestes, des désamours, des renoncements, de petites blessures, des disparitions, des décès, des fissures, des pertes inconsolables, des abandons, des renonciations, des sacrifices, j’en ai tellement écouté, replaçant les règles de l’atelier, disant que je ne veux pas savoir si l’histoire est réelle ou inventée, tentant de ne parler que d’écriture, de forme, pointant çà et là des phrases maladroites, des expressions éculées ou des images trop appuyées ; luttant pour ne pas être contaminé par ce qui vient d’être déposé entre mes mains, voyant bien les yeux humides ou le visage pétrifié de celui ou de celle qui vient d’écrire noir sur blanc le grand drame de sa vie. Et revenant sans cesse à la littérature comme si elle était un rempart contre la vie, à la langue comme si elle était un véhicule construit pour ne jamais embarquer de passagers, me blindant derrière des citations et des méthodes pour évacuer la charge émotionnelle, pour mieux me protéger. Tout cela, je ne vous l’explique pas dans les détails, vous êtes psychologue, j’imagine qu’en entreprise vous en entendez aussi des vertes et des pas mûres, comme l’on dit ; j’imagine que vous récoltez vous aussi votre moisson de tragédies sordides, de bassesses et de douleurs. Donnez un peu de confiance aux gens, prêtez-leur une oreille attentive et les digues s’ébouleront bien vite. Les flots des peines et des traumatismes ne demandent qu’à envahir les plaines, qu’à se déverser jusqu’à vous. Posé sur une feuille de papier, un mot prend une importance démesurée. Les mots ne viennent jamais par hasard. Tous les mots sont adultes, écrit Maurice Blanchot que cite François Bon dans son livre sur les ateliers d’écriture. J’y ai pioché de nombreuses idées. La maturité des mots vient révéler mille catastrophes. Savez-vous qu’à chaque fois que je me présente devant un groupe, je tremble d’appréhension à l’idée de ce que je vais devoir entendre ; mon regard passe sur les femmes en me demandant laquelle aura le courage de raconter son viol, car les femmes semblent porter des charges plus lourdes que les hommes. Ce que j’entends en atelier d’écriture pourrait infirmer n’importe quelle statistique sur les violences sexuelles, voyez-vous. Et à chaque fois, le récit se conclut de la même manière.

C’est la première fois que j’ose l’écrire, que j’ose le dire, j’ai vécu tant d’années avec ça.

Éric Pessan, Incident de personne (Albin Michel, 2010, p. 85-87)

Éric Pessan est né en 1970 à Bordeaux et a publié notamment :
L’Effacement du monde (La Différence, 2001)
Chambre avec gisant (La Différence, 2002)
Les Géocroiseurs (La Différence, 2004)
Une très très vilaine chose (Robert Laffont, 2006)

::: Martine Laval (Télérama, 21 août 2010)