Allocution (1995)

Claude Simon. “ Allocution aux étudiants de Queen’s University ” [en regard du texte français, traduction anglaise par Agnès Conacher et Catherine McGann]. Publié dans Les sites de l’écriture. Colloque Claude Simon. Queen’s University, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Paris : Nizet, 1995, p. 16-21.

Je suis bien embarrassé d’avoir à prendre ici la parole dans de telles circonstances.

Tout d’abord je veux, Madame Chancellor, Monsieur le Principal, Monsieur le Recteur et Membres de cette très honorable Assemblée, remercier votre Université de l’honneur qu’elle me fait aujourd’hui en me conférant le titre de docteur honoris causa. Je suis à la fois extrêmement sensible et extrêmement gêné en ce sens qu’il me confère une sorte de respectabilité en même temps que des responsabilités un peu lourdes pour un homme qui, sa vie durant, n’a rien fait d’autre que de chercher à établir entre les mots et les choses qu’ils évoquent à notre esprit des rapports ou, si l’on préfère, des harmonies indifférentes, comme le dit Elie Faure, aux valeurs que les moralistes attribuent à ces choses ou à ces rapports.

Et voilà que cette robe dont je suis revêtu me fait l’obligation de parler à des jeunes gens et des jeunes filles d’une façon que la morale courante ne réprouve pas trop ‑ du moins je l’espère car il se trouve que c’est bien souvent en enfreignant ses lois (ou tout au moins, comme Galilée et combien d’autres, en contestant certaines d’entre elles) que l’esprit humain s’avance, non pas nécessairement sur le chemin d’un « progrès, » notion qui, du moins dans le domaine de l’art, est dépourvue de sens, mais au sein d’un mouvement général des idées et des sociétés sans lequel il n’est que stagnation, immobilité, répétition des mêmes formes, néant.

Le mouvement, donc. Y participer. Ne serait‑ce que de façon infime. D’autres, plus qualifiés que moi, diront peut‑être dans quelles voies se diriger, dans quel sens. Pour ma part, je ne suis pas prophète. Tout au plus peut‑on observer que ces mouvements de l’esprit sont imprévisibles: ils obéissent tantôt à des principes d’opposition (par exemple, en peinture, la rigueur du Cubisme succédant aux charmes irisés de l’Impressionnisme), d’autres fois à un principe de filiation, ainsi, toujours dans le domaine de la peinture, le tachisme ou l’abstraction lyrique se réclamant de l’Impressionnisme et, à ce sujet, je citerai la boutade d’un critique d’art rappelant que de leur temps (du temps des Impressionnistes) leurs rares défenseurs disaient, par exemple devant les « Nymphéas » de Monet: « Reculez‑vous! reculez‑vous, et vous verrez que cela représente quelque chose! », tandis qu’aujourd’hui les tachistes qui se cherchent des ancêtres respectables disent aux gens en leur montrant ces mêmes Nymphéas: « Rapprochez‑vous, rapprochez‑vous, et vous verrez que ça ne représente rien! »

Que puis‑je donc ajouter?

Jusqu’à maintenant, vous avez été guidés par ces excellents maîtres qui non seulement vous ont transmis un précieux savoir mais encore, avec patience et compréhension, corrigeant vos erreurs ou vos étourderies, vous ont aidés à ne pas vous égarer.

Mais à partir d’aujourd’hui, et quels que soient vos appuis, vos connaissances ou vos diplômes, vous devez savoir que vous allez être seuls. Seuls à chercher et à faire votre chemin dans cette société des hommes qui, même sous les régimes démocratiques où nous avons la chance de vivre, n’a pas pour ses membres cette indulgence et cette sollicitude qui vous ont entourés jusqu’ici, il s’en faut, et où aucun faux pas ne vous sera pardonné.

Il y a quelques années, j’étais, avec d’autres lauréats Nobel, invité à Paris par le Président Mitterrand à une rencontre, un échange d’idées, et je me rappelle les conseils que l’un d’eux, un scientifique, suggérait de donner aux jeunes. Ils étaient apparemment d’ordre essentiellement pratique et très prosaïques, tels que: tiens toujours tes affaires en ordre, lave-toi les mains, respecte tes horaires, ne remets pas au lendemain ce que tu peux faire le jour même, etc., etc. Et, certes, je pourrais les reprendre à mon compte, mais en me permettant toutefois d’en ajouter encore un que, je pense, le scientifique en question ne désavourerait pas et qui, d’après mon expérience personnelle, est fondamental: c’est d’apporter dans tout travail l’observation la plus attentive au moindre imprévu, et, à l’exemple de Fleming alerté par les moisissures inattendues dans ses éprouvettes, loin de passer outre à ce qui semble un obstacle, parait contrarier le projet initial, ne le rejeter qu’après l’avoir soigneusement examiné, sinon, bien souvent, en faire son profit, l’intégrer, autrement dit (et ce qui est loin d’être contradictoire), persévérer dans l’effort en sachant, comme me le disait Raoul Duffy, « abandonner le tableau que l’on voulait faire au profit de celui qui se fait. »

Merci de votre attention, et bonne chance à tous !