Attaques et stimuli (1987)

Cet entretien de Claude Simon avec Lucien Dällenbach a été réalisé à Paris le 22 février et le 30 mars 1987.

La transcription en a été revue par Claude Simon. Il a été publié par Lucien Dällenbach, p. 170-181 dans son : Claude Simon. Paris : Seuil, 1988, 221 p. (Les Contemporains)

Lucien Dällenbach : Puisque ce livre gravite autour de la question du commencement, j’aimerais t’interroger sur les ouvertures de tes textes et la façon dont tu entres en matière. Certains critiques – surtout en Allemagne – se sont intéressés aux débuts de romans et je me souviens que Roland Barthes appelait de ses voeux ce genre d’études : appréhender un texte au moment où il prend le départ, n’est-ce pas le saisir au moment où il appareille, expose ses codes et se révèle de manière d’autant plus significative qu’un incipit est toujours un saut de l’aphasie dans la parole ? Éprouves-tu ce saut comme un péril ? Autrement dit ressens-tu la peur de la page blanche ?

Claude Simon : Non ! Au contraire il y a plutôt une sorte d’excitation : il n’y a rien et il va se produire « quelque chose ». Ce n’est pas comme la toile blanche du peintre : si c’est « mal parti », il est si facile de barrer, de raturer, ou de déchirer la feuille et d’en prendre une autre.

L. D. : Est-ce que tu ressens la première page comme une page blanche ? Je pense à ces écrivains qui utilisent du papier de maculature ou déjà écrit pour éliminer…

C. S. : Non encore. Pas du tout.

L. D. : Les écrivains manifestent des relations plus ou moins heureuses au commencement ; Barthes par exemple, que je viens d’évoquer, avait un rapport tout à fait euphorique aux attaques ; en revanche, il détestait conclure parce que les clausules, selon lui, faisaient toujours la part trop belle à la rhétorique.

C. S. : … aucune conclusion dans mes romans : je veux dire aucun « dénouement » de nature plus ou moins socio/psychologique et qui puisse être interprété comme un aboutissement fatal ou logique d’une situation de départ et d’une suite d’événements qui en découleraient.

L. D. : Il y a donc pour toi un réel plaisir de l’attaque…

|P171 C. S. : Bien sûr une inquiétude en même temps, mais l’excitation « Qu’est-ce qui va se faire ? ») l’emporte. Au risque de me répéter, je rappellerai encore la phrase de Tolstoï que j’ai citée dans mon Discours de Stockholm : “ Un homme en bonne santé pense couramment, sent, et se remémore un nombre incalculable de choses à la fois. ” Quand l’idée d’un livre me vient, c’est autour d’un événement (qui peut être tout simplement l’instant où l’idée de ce livre me vient) ou d’un personnage (à partir de L’Herbe tous mes livres sont plus ou moins à base de vécu, une masse confuse et emmêlée d’images qui se présente à mon esprit. C’est simplement (si l’on peut dire … ) cela, cet afflux chaotique, que j’ai par exemple essayé de “ rendre ” en écrivant la première partie des Géorgiques.

L. D. : Souvent, c’est comme si tu prenais le train en marche. Histoire commence par « l’une d’elles… »

C. S. : Oui. « Le train en marche » est une bonne image. Une lettre de Flaubert à Maxime du Camp commence ainsi : « J’ai pris une feuille de grand papier avec l’intention de t’écrire une longue lettre. Peut-être ne vais-je t’envoyer que trois lignes, c’est comme ça viendra. Le temps est gris, la Seine est jaune, le gazon est vert, les arbres ont à peine des feuilles… » C’est en effet de cette façon que j’ai commencé à écrire Histoire. De même la Bataille de Pharsale : j’étais assis sur mon divan, la fenêtre ouverte, un pigeon est passé entre le soleil et moi. J’ai écrit ça en me disant : on va voir ce qui va venir…

L. D. : Dirais-tu comme Pinget que la première phrase est décisive en ce sens qu’elle porte en elle la totalité du récit, qu’elle est ce dont tout découle ?

C. S. : C’est beaucoup dire. Disons plutôt qu’elle amorce le récit. Et il faudrait plutôt parler de « première page » qui peut être tout entière remplie par une seule phrase à longues cadences aussi bien que par une suite de petites phrases en staccato.

L. D. C’est la mise sur rails.

C. S. Oui. Le ton, le rythme sont capitaux. Si ce rythme porteur ou plutôt quand ce rythme porteur manque (ce qui arrive parfois en cours de rédaction d’un bouquin : on a des trous, des passages à vide … ), on se trouve alors dans la situation d’un maçon qui pose lentement une brique sur l’autre en se servant constamment de l’équerre et du fil à plomb. C’est très pénible. Mais il me semble que ce côté laborieux et artisanal du travail a une certaine noblesse…

L. D. : On peut aussi se demander si la première phrase qu’on lit est génétiquement la première.

C. S. : Dans la plupart des cas c’est resté, chez moi, la première (c’est le cas de la Route des Flandres, d’Histoire, |P172 de L’Herbe, du Palace, de la Bataille de Pharsale comme je viens de le dire, des Géorgiques … ) alors que la composition d’ensemble, elle, a beaucoup changé en cours de travail, ne s’est trouvée que petit à petit, par tâtonnements. Le seul roman dont j’ai conçu la construction à l’avance et que je n’ai pas modifiée est le Palace : cinq chapitres disposés symétriquement, en dessus de cheminée. Je m’y suis tenu.

L. D. : Quand tu évoques l’incipit des Géorgiques, tu entends le staccato qui ponctue la présentation du Général, non la description de l’esquisse préparatoire au Serment du Jeu de paume…

C. S. : Oui pour la première partie de ta question. Quant à la description dont tu parles, si elle s’inspire du dessin préparatoire de David pour le Serment du Jeu de paume, ce n’est pas ce dessin qui est décrit, mais un dessin imaginaire qui aurait été exécuté dans ce style. Aussi du portrait inachevé de Bonaparte jeune dont seules la tête et les épaules sont peintes.

L . D. : Par rapport à ce début, la description qui ouvre le livre est venue plus tard ?

C. S. : Oui, plus tard, en cours de travail.

L. D. : N’y a-t-il pas évolution dans le traitement et les modalités de l’attaque ? Dans le Vent par exemple, c’est un dialogue ; dans L’Herbe, c’est un dialogue aussi. Tu sembles privilégier de plus en plus l’image, la description. À cela s’ajoute une mise en scène toujours plus insistante d’une écriture qui s’effectue en quelque sorte en direct, dans une espèce d’immédiateté rêvée dont le dessin de la table de travail et de la main qui écrit au début d’Orion aveugle apparaît comme une figuration idéale. Il y aurait donc une sorte de coïncidence entre percevoir et écrire ? Un présent de l’écriture vers lequel tu tendrais ?

C S. : J’ai mis un moment à comprendre que c’était cela, que l’on n’écrit jamais quelque chose qui se serait passé (ou pensé) avant que l’on se mette à écrire, mais ce qui se passe (se pense) au présent de l’écriture. Je ne l’ai clairement compris que lorsque j’écrivais la Bataille de Pharsale : un jour dans l’appartement situé au-dessus du mien mon voisin faisait marcher un électrophone qui me gênait, alors j’ai tout simplement intégré cet « événement » dans mon texte. Stendhal entrevoit aussi cela lorsqu’il essaie de décrire son passage du Saint-Bernard avec l’armée d’Italie. Malheureusement, après cette constatation, il n’en assume pas les conséquences – du moins dans ses romans…

L. D. : Ce point me paraît essentiel pour la lecture de tes textes. Ce qu’il faut que le lecteur comprenne, n’est-ce pas d’abord qu’il lit l’écriture d’un roman, et se trouve |P174 confronté aux problèmes esthétiques et langagiers que cette production implique ?

C. S. : Oui et non. Tu sais comme moi que le statut de la langue est fondamentalement ambigu : elle est toujours, à la fois et qu’on le veuille ou non, véhicule et structure. Seul le dosage varie. Mais quelles que soient les proportions (par exemple un poème de Mallarmé ou un arrêté municipal), cette dualité ne disparaît jamais.

L. D. : Dans Histoire, il est clair qu’on peut reconstituer une trame événementielle, voire une intrigue, mais l’écriture de l’histoire, du roman qui se fait sous nos yeux, n’est-elle pas plus importante que l’histoire ? Davantage : n’est-elle pas l’histoire elle-même ?

C S. : Je répète : il y a toujours ambiguïté. Cela fonctionne toujours plus ou moins à deux niveaux.

L. D. : Ce qui revient à dire qu’on ne saurait avoir à tes textes un rapport de pur consommateur : ne voir en eux que le produit fini, sans égard pour le geste de production, le travail qu’ils donnent à lire…

C. S. : Mais « le travail qu’ils donnent à lire », pour reprendre tes paroles, cela rentre, me semble-t-il, dans ce que tu appelles la « consommation ». Il me semble même que c’est une partie du plaisir de la lecture, non ?… Par exemple, éprouvant un grand plaisir à lire une phrase de Proust, j’ai entrepris de la décortiquer, de bien voir comment c’était fait, par quoi mon plaisir avait été suscité, et il en a encore été augmenté…

L. D. : Puisque nous évoquons la question de la lecture, que penser de celle que Ricardou fait de la Bataille de Pharsale, et notamment de la fonction dévolue selon lui à l’exergue emprunté au Cimetière marin ? N’est-ce pas à la faveur d’une rétroprojection qu’il peut soutenir que tout est sorti de ce texte ?

C. S. : Il en fait une lecture roussélienne. C’est tout à fait en dehors de ma conception de l’écriture, mais c’est son droit. Comme il me l’a dit : « Il se peut que tu ne l’aies pas voulu, mais ça y est. » Pourquoi pas ?… Pour moi, ce type d’approche d’un texte, s’il peut parfois être intéressant, peut aussi (et on en a de malheureux exemples) mener à des aberrations. Mais enfin…

L. D. : Dans le même ordre d’idées, faut-il situer au départ du texte ou à son arrivée le fameux dessin de la table de travail avec des objets et des images décrits dans le roman ?

C. S. : Oui, avec le Piero della Francesca : je crois que je l’ai eu sous les yeux presque tout le temps. Il y avait cette carte postale… le paquet de cigarettes, oui…

L. D. : Qui d’ailleurs change de marque, comme par rapport à la photographie, la couleur des bas au début des Corps conducteurs…

|P177 C S. : Oui, mais ce n’est pas tellement volontaire…

L. D. : Tu dis souvent que tu ne crois pas à l’inspiration…

C. S. : En effet, je n’y crois pas.

L. D. : Est-ce qu’il n’y a pas…

C. S. : … un « état de grâce » ?… Je n’en connais qu’un : celui auquel on parvient par le travail.

L. D. : Y a-t-il pour toi des lieux privilégiés pour écrire ?

C. S. : Je ne peux pas écrire en dehors de chez moi, que ce soit à Paris ou à Salses. Impossible dans un train, un avion, un café…

L. D. : Pas de rituel ? Pas de stimulations extérieures ?

C. S. : Non.

L. D. : Accoucher est un terme traditionnel pour désigner la venue de l’écriture. C’est ainsi que Pinget traduit par exemple la première phrase de l’Inquisitoire : « Oui ou non répondez. »

C. S. : Je n’aime pas ce terme « accoucher ». Cela me semble lié au mythe « expression/représentation » et tout a fait contraire à ce qui se passe, car il postule un bébé déjà parfaitement constitué que l’opération d’accouchement fait simplement passer (dans la douleur : autre cliché romantique…) du ventre de la mère à l’air libre. Or l’action d’écrire consiste – du moins pour moi – à fabriquer quelque chose qui n’existe pas avant elle. Quant au « Oui ou non répondez », je n’ai personnellement aucun goût pour ce genre de dramatisation quelque peu théâtrale. Personne ne me somme ainsi.

L. D. : Les métaphores qui te viennent quasi naturellement à l’esprit pour qualifier cette première venue de l’écriture ou ce qui la précède immédiatement relèvent-elles plutôt de l’organique ou plutôt d’un autre registre, comme amorcer par exemple, que je t’ai déjà entendu utiliser ?

C. S. : Amorcer ou déclencher me semblent mieux rendre compte de la chose. On tire sur le bout d’un fil qui sort d’un embrouillamini, et puis on va bien voir ce qui viendra… ça serpente, ça ramène des noeuds… Jérôme Lindon a fait un bon jeu de mots à propos de la Route des Flandres : « l’écheveau » (les chevaux)… J’ai été très frappé lorsqu’un jour j’ai vu au British Museum un dessin de Bach donnant une image de la façon dont il conçoit la fugue : mieux calligraphié que par moi, c’était semblable à celui que j’avais fait pour la petite préface à Orion aveugle et par lequel j’essayais de figurer les cheminements de l’écriture qui serpentent, reviennent sur eux-mêmes, se recoupent…

|P178 L. D. : Tu utilises à la fois des métaphores organiques pour signifier ton activité d’écriture (par exemple celle du gonflement ou la question : est-ce que ça « prend » ?) et des métaphores mécanistes (la machine démantibulée dans la Bataille de Pharsale ou la référence, constante chez toi, au bricolage)…

C. S. : Encore une fois, toutes ces images, toutes ces sensations apparemment éparses, disséminées, parfois sans lien apparent, il y a un moment où ça se combine, où ça « prend » comme on dit d’une mayonnaise. La plupart de mes livres, quand j’en ai écrit les deux tiers, souvent, ça n’a pas encore « pris », et tout à coup j’ai le sentiment que ça y est, que le bouquin se fait, que toutes ces choses vont faire un bloc qui aura une unité…

L. D. : Tu rattacherais donc le bricolage à une activité germinative, à un processus de croissance, ou de bourgeonnement. Pour toi, il n’y a pas de contradiction entre découper, monter, et…

C S. : Qui parle de découper ? Nous avons tous affaire à une perception, une mémoire, qui ne nous transmettent du monde que des aperçus fragmentaires. J’ai entendu avec stupeur un essayiste pour lequel j’ai par ailleurs le plus grand respect avancer que par une sorte de malignité perverse Proust découpait en petits morceaux une « réalité » compacte et cohérente. C’est simplement aberrant. C’est exactement le processus contraire !

L. D. : Tu as dit souvent que le début de la Route des Flandres était une espèce de résumé, de microcosme du roman.

C. S. : Il suffit de regarder le plan auquel j’ai peu à peu abouti en travaillant la Route des Flandres et pour lequel je me suis aidé de crayons de couleurs. Celles du début et de la fin sont les mêmes.

L. D. : Est-ce pour des raisons de symétrie ?

C. S. : Pour que le cercle se referme : encore une fois, ce n’est pas une histoire dans l’acception traditionnelle du mot lorsqu’on parle de roman : c’est la tentative de description de tout ce qui peut se passer en un instant |P179 en fait de souvenirs, d’images et d’associations dans un esprit.

L. D. : Il est frappant que tes ouvertures thématisent souvent le commencement comme genèse ainsi que l’écriture et ses instruments : pigeon emblématique, jambages, langues de papier, feuilles, souffle, arbre, plumes…

C S. : Ça se fait comme ça. Il se produit ces sortes de phénomènes lorsqu’on travaille la langue. Aux linguistes ou aux psychanalystes de les analyser…

L. D. : Ta réaction à une écriture qui se prendrait réflexivement comme thème ?…

C S. Je ne suis pas roussélien.

L. D. : Le passage de l’avant-texte au texte requiert-il chez toi un travail préparatoire ? T’arrive-t-il de prendre des notes ?

C S. : Rarement. J’avais un petit carnet de notes pendant la guerre que l’on m’a volé avec ma musette dans le camp de prisonniers. J’ai été tellement désespéré que depuis je n’en prends pratiquement plus. Voici cependant une page manuscrite où tu peux voir des notes préparatoires à la rédaction d’un texte : des mots, des amorces de phrases… En rouge d’autres mots, d’autres idées entraînées par les premières…

L. D. : Peut-on assimiler à ces notes les dessins et croquis que l’on trouve en marge de certains manuscrits ? Les fais-tu par divertissement ? Pour mieux voir et cerner une scène, un personnage ?

C S. : Par divertissement.

L. D. : À propos de Madame Bovary, Flaubert disait qu’il aimerait écrire un roman gris puce. L’importance que tu attribues aux couleurs dans tes plans (sans parler bien sur des notations chromatiques dans tes descriptions) et la beauté graphique de tes manuscrits me conduisent à te demander si l’écrivain Simon voit en peintre le texte à écrire ?

C. S. : Non, vraiment.

L. D. : Le terme de stimuli revient souvent dans ta conversation. S’il en est sans doute de tous ordres, tu ne me contrediras pas si je pense qu’il faut faire une place à part aux stimuli visuels et, singulièrement, picturaux. Pourrais-tu préciser le rôle que la peinture a joué dans la pré-histoire de quelques-uns de tes romans ? Je crois savoir par exemple que, pour Triptyque, Bacon, Dubuffet et Delvaux ont été des ferments importants ?

C S. : Bacon m’a donné l’idée du titre. Ensuite, dans l’un de ses Triptyques, il y a un homme habillé de noir qui m’a donné l’idée d’un personnage dans cette position. Aussi une femme nue sur un lit. Voilà des stimuli.

|P180 L. D. : Mais d’ordres très divers : une fois un titre, une fois un motif, une autre fois éventuellement des rapports…

C S. : Oui, je te l’ai dit : une fois un pigeon qui passe, une autre fois l’extrémité des branches d’un arbre qui touchaient presque ma fenêtre, une bouffée de souvenirs. En fait, je crois que l’on peut écrire à partir de n’importe quoi. Des jeunes viennent parfois me demander des conseils. Je leur dis : descendez dans la rue, marchez pendant cent mètres, revenez chez vous et essayez de raconter tout ce que vous avez vu, senti, remémoré ou imaginé pendant ces cent mètres… Vous pouvez avec ça faire un livre énorme…

L. D. : Et dans Charlene, qu’est-ce qui t’a stimulé pour Orion et les Corps conducteurs ? Moins un motif que l’art de l’assemblage je suppose ?

CS. : La composition, la combinaison de ces matériaux « bruts », des bouts de tissu, la peinture dégoulinante, des photos ou des reproductions commerciales d’oeuvres d’art, parfois voilées d’un glacis, des morceaux de bois, etc :

L. D. : Une question que tes lecteurs se posent certainement quand et comment l’iconographie d’Orion aveugle a-t-elle été choisie ? Les images ont-elles été sélectionnées avant l’écriture, à titre de générateurs ? Après, comme illustrations ?

C S. : Pas exactement après coup. Beaucoup de ces images, j’y avais pensé en écrivant mon texte et je les avais décrites comme j’avais décrit les cartes postales d’Histoire : par exemple la boîte de cigares, le Rauschenberg avec le grand oiseau que j’ai vu voler au-dessus de la cordillère des Andes (ou cru voir voler : c’est pareil … ), l’avion dont on voit l’intérieur en coupe dans la vitrine d’une agence de voyages, avec tous ses occupants. D’autres images se sont imposées plus tard et je crois avoir rajouté du texte : par exemple celle, déchirante, de l’écorché avec la tête de profil, l’œil… Autre exemple d’une illustration « après coup » : le Rauschenberg qui accompagne le texte intitulé « Parenthèse » que j’ai publié dans la Revue de la Bibliothèque nationale. Je l’ai vu à l’occasion d’un voyage, tout à fait fortuitement, au musée de Cologne. Je me sens très près de ce peintre. Il y avait, dans mon texte, l’histoire de ce personnage qui fréquente les bordels : le Rauschenberg reposait sur un oreiller, on pouvait voir sur les faces de ce cube des photos naïves de femmes nues, la reproduction d’un tableau classique (Amour et Psyché) y était intégrée (« intertextualité »)… Et pas seulement cela : une certaine « coloration » générale…

L. D. : Ça communique.

C. S.: Oui. Enfin… Je dirais plutôt que j’y ai senti quelque chose d’analogue à ce que j’avais essayé de faire. Les |P181 peintres ont ce formidable avantage de pouvoir présenter (ou si tu préfères : « faire parler ») en même temps une quantité de choses et de les harmoniser.

L. D. : Il y a cette fameuse anecdote du voyage en car avec Jérôme Lindon où, tout à coup, la vision d’un tournant de route, d’une perspective chavirée et d’une haie vert sombre aurait servi de déclencheur à l’écriture de la Route des Flandres ?

C S. : Pour ce qui est de l’image mère de ce livre, je peux dire que tout le roman est parti de celle-là, restée gravée en moi : mon colonel abattu en 1940 par un parachutiste allemand embusqué derrière une haie : je peux toujours le voir levant son sabre et basculant sur le côté avec son cheval, comme au ralenti, comme un de ces cavaliers de plomb dont le socle serait en train de fondre… Ensuite, en écrivant, une foule d’autres images sont naturellement venues s’agglutiner à celle-là…

L. D. : C’est en écrivant surtout que ces instantanés s’actualisent ?

C. S. : Disons plutôt : se matérialisent, prennent une forme. D’où ce que je disais au début de notre entretien : quelle merveille que la page blanche…