Fever (2006)
Christine Genin. « Fever de Leslie Kaplan ». Encyclopædia universalis : Universalia, 2006
Leslie Kaplan est née à New York en 1943, dans une famille juive d’origine polonaise, et a grandi à Paris où elle vit aujourd’hui. Étudiante en 1968, elle s’« établit » pour deux ans en usine, expérience qu’elle évoque de manière dépouillée et poétique dans L’Excès-l’usine (1982), premier livre salué par Maurice Blanchot et Marguerite Duras. Elle anime aujourd’hui des ateliers de lecture-écriture, et plusieurs de ses romans ont été adaptés à la scène. Tous sont habités par une conscience politique aiguë et une volonté farouche de comprendre Depuis maintenant le monde dans lequel nous vivons « depuis mai ». Le titre programmatique de la série initiée en 1996, et dont Fever (P.O.L., Paris, 2005) constitue le cinquième volume, énonce une exigence : partir du réel, ici et maintenant, tenter d’en restituer la complexité éclatée sans jamais trier, expliquer, résoudre les contradictions, ni ramener l’inconnu au connu.
Lorsque le roman commence, Damien et Pierre viennent d’assassiner une femme, choisie presque par hasard : comme Madame Martin, leur professeur de philosophie, elle ressemble à la chanteuse Alice Snow, l’interprète de Fever. Ces deux lycéens sans problèmes qui habitent le quartier Montparnasse sont intelligents et travailleurs, sensibles et attachants. Exaltés par la découverte des concepts philosophiques, incarnés par leur trop séduisant professeur, ils ont préparé durant des mois et exécuté juste avant le baccalauréat le meurtre parfait : un crime sans mobile donc sans culpabilité, commis par défi, pour mettre à l’épreuve l’idée de liberté : « Pour qu’il y ait crime il faut qu’il y ait une raison personnelle. […] Mais si c’est par hasard… » L’amorce du récit évoque ainsi immanquablement Les Caves du Vatican d’André Gide, pour mieux s’en éloigner. Si aucun soupçon ne pèse sur les deux lycéens, et s’ils n’éprouvent pas vraiment de remords, ils n’en sont pas moins transformés par leur acte : comme en proie à une mauvaise fièvre, ils s’éveillent à la conscience, à une intranquillité pleine de questions, d’insomnies et d’hallucinations, de rêves troublants et de pensées « collantes ». Même si, parfois, ils se plongent dans les révisions de mathématique et courent les rues du XIVe arrondissement, toutes leurs conversations et leurs lectures se réorganisent autour d’un acte monstrueux dont émergent de possibles mobiles.
Le champ en effet s’élargit à leurs familles : la rayonnante grand-mère juive de Pierre a été déportée ; son mari se mure dans le silence pour ne pas crier un désir de vengeance que plus personne ne veut entendre. Le grand-père si distingué que Damien adore a été fonctionnaire sous Vichy : lui a suivi des ordres dont on ne saura rien, sinon qu’il rejette l’idée de crime contre l’humanité. Car « pour qu’il y ait crime il faut qu’il y ait une raison personnelle. […] Mais si on suit des ordres… » Tandis que cette phrase résonne, les deux garçons comprennent qu’un crime qui se voulait gratuit a germé sur des lâchetés et des non-dits transmis d’une génération à l’autre. Rattrapés par le passé, Pierre et Damien se passionnent, bien au-delà de ce qu’exigent leurs révisions d’histoire, pour les procès de Papon et Eichmann, à propos duquel Hannah Arendt a créé le concept de « banalité du mal » : « l’inhumain fait partie de l’humain, c’est sa limite toujours possible ».
Mais « le passé n’explique pas, il fait irruption ». Au terme du roman, la plupart des questions posées restent ouvertes. D’autant que s’y superposent celles d’une foule d’autres personnages : une jeune femme qui parle avec sa mère enterrée au cimetière Montparnasse, Yves, adolescent de banlieue exclu du lycée pour avoir feint de défenestrer un professeur, Zoé que tout intéresse – une habituée des romans de Leslie Kaplan, qui aurait pu être la victime des deux jeunes gens – et tous ceux dont on capte les bribes de conversation dans une boulangerie ou sur un trottoir. La fiction est une arme contre tous les discours d’autorité et de certitude (qui classent avant de déporter), et s’inspire de la leçon de Blanchot : garder les yeux et les plaies ouvertes.
Pour cela, la romancière s’efforce d’écrire comme Cézanne voulait peindre, « par tous les côtés en même temps », sans jamais juger ni réduire un personnage à une explication. « Les gens », Pierre, Damien et tous les destins croisés dans ses romans, notamment sur le divan du Psychanalyste (1999), troisième volet de la série, « sont comme des fresques, on ne peut pas passer derrière ». Autour d’eux, qui entrent et sortent du champ, le monde se déploie de manière panoramique, en une polyphonie de conversations, promenades, films, livres, tableaux, chansons, un fouillis d’idées parasites, de détails en apparence inutiles et de réflexions philosophiques mais jamais abstraites.
Écrire, c’est (se) poser des questions, transformer l’angoisse en interrogations, « tout penser, essayer ». Leslie Kaplan aime, dans ses articles et entretiens (regroupés dans Les Outils, 2003), citer le Journal de Kafka : « écrire, c’est sauter hors de la rangée des assassins ». La fiction – même et surtout si elle raconte un meurtre – est « un acte de la pensée, une rupture qui permet de quitter le ressassement, la continuité, le face à face avec le réel ». Cette expérience du possible est engendrée par le travail de la langue ; les mots sont un point d’appui pour bondir et rebondir, inventer des formes inédites pour penser autrement. En léger déséquilibre entre deux langues, l’écriture de Leslie Kaplan procède par associations, glissements, déplacements, comme le mouvement même de la pensée. Libre, fluide, elle épouse le rythme, triste et joyeux comme celui d’une chanson, de la vie.