Mort de Claude Simon (2006)
« Claude Simon (1913-2005) ». Encyclopædia universalis : Universalia, 2006
L’un des plus grands romanciers du XXe siècle est mort le 6 juillet 2005. Traduit et commenté dans le monde entier, lauréat du prix Nobel en 1985, Claude Simon reste peu connu des Français, en raison de sa grande discrétion médiatique davantage encore que de son appartenance au Nouveau roman, toujours réputé illisible.
Même si ses livres, nourris presque exclusivement de sa mémoire et de celle des siens, tentent tous d’arracher la vie à l’illusion d’un résumé chronologique, il reste nécessaire de retracer les grandes lignes de la sienne, marquée très précocement par la mort et la guerre.
Simon est né à la veille de la première grande boucherie du siècle passé, le 10 octobre 1913, à Madagascar où son père, fils de paysans du Jura, est officier colonial. Son père tué au combat près de Verdun dès août 1914, l’enfant grandit à Perpignan dans la famille de sa mère, issue de la petite noblesse. Usée par le chagrin, la jeune veuve meurt d’un cancer en 1924. Élevé par sa grand-mère, il est interne au collège Stanislas à Paris et renonce ensuite à préparer Navale pour suivre les cours de peinture d’André Lhote. Héritier à 21 ans, dispensé de travailler, il voyage, peint et photographie. En 1936, il rejoint les républicains espagnols pour convoyer des armes. En 1939, il est mobilisé le jour anniversaire de la mort de son père et, en mai 1940, son régiment de cavalerie, lancé à l’assaut des blindés et de l’aviation allemande, est anéanti ; prisonnier en Saxe durant six mois, il s’évade puis participe à la Résistance.
Son premier roman, Le Tricheur, commencé en 1939, terminé en 1941, n’est publié qu’en 1945, suivi par des romans que Simon renie comme des tâtonnements. Deux ans de lutte contre la tuberculose lui font de nouveau frôler la mort et transforment son écriture, d’autant qu’il rejoint aux éditions de Minuit l’école naissante du Nouveau Roman. Avec La Route des Flandres (1960) et surtout Histoire (prix Médicis 1967), il trouve sa manière propre, la « tentative de restitution » d’une mémoire fragmentaire et lacunaire. Après une période plus formaliste de rejet de toute interprétation référentielle, les vastes compositions musicales des Géorgiques (1981), de L’Acacia (1989) et du Jardin des plantes (1997) se revendiquent « à base de vécu », comme la peinture intime de l’enfance perdue de son dernier roman, Le Tramway (2001).
Chacun des romans de Simon convoque souvenirs de famille, souvenirs personnels, souvenirs de souvenirs, souvenirs de la lecture et de l’écriture d’autres livres, pour tenter de saisir un matériau autobiographique résistant que ces reprises, corrections, réécritures n’épuisent jamais, car le temps et l’écriture le transforment : «celui qui travaille la langue est en même temps travaillé par elle». Comme Proust, dont il se réclame souvent, il fait partie des rares romanciers qui parviennent à approcher ce qui se passe dans la conscience et fait le sens de l’expérience humaine. C’est la complexité même de cet objet qui l’oblige à inventer une syntaxe pour tenter de restituer une réalité qui échappe.
La phrase simonienne est animée par le désir de transcrire avec exactitude les mouvements de la conscience et de rendre sensible l’afflux du «magma d’émotions» qu’est la mémoire : longue, sinueuse, englobante, proliférante, truffée d’incises, de parenthèses, de digressions, indéfiniment reprise et recommencée, rarement balisée par la ponctuation, elle charrie une multitude de sensations et de détails. Elle peut être déconcertante, mais n’est en aucun cas illisible pour le lecteur qui s’abandonne à sa force poignante et lyrique.
Pour restituer les connexions qui constituent la structure de toute mémoire, Simon fait aussi une grande place aux « transports de sens » engendrés par les jeux sur les signifiants et les métaphores. Chaque roman est rigoureusement composé, comme le « portrait d’une mémoire », pour tenter d’en reconstituer la fresque complexe et lacunaire, subjective et universelle.
Contrairement à la réputation qui lui a été faite, Simon est le contraire d’un écrivain froid ou abstrait. Tout son travail sur les mots vise à rendre compte de la violence du rapport de l’homme à la réalité : « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien – sauf qu’il est ». Gageons qu’à son entrée prochaine dans la collection de la Pléiade, dont il a eu connaissance, son œuvre, héritière d’une longue tradition et qui a déjà inspiré nombre d’auteurs plus jeunes, pourra enfin être lue sans a priori en devenant classique.