je est un poseur
Je n’ai jamais tenu de journal – ou plutôt je n’ai jamais su si je devais en tenir un. Parfois, je commence, et puis, très vite, je lâche – et cependant, plus tard, je recommence. C’est une envie légère, intermittente, sans gravité et sans consistance doctrinale. Je crois pouvoir diagnostiquer cette « maladie » du journal : un doute insoluble sur la valeur de ce qu’on y écrit.
Ce doute est insidieux : c’est un doute-retard. Dans un premier temps, lorsque j’écris la note (quotidienne), j’éprouve un certain plaisir : c’est simple, facile. Pas la peine de souffrir pour trouver quoi dire : le matériau est là, tout de suite ; c’est comme une mine à ciel ouvert ; je n’ai qu’à me baisser ; je n’ai pas à le transformer : c’est du brut et il a son prix, etc. Dans un deuxième temps, proche du premier (par exemple, si je relis aujourd’hui ce que j’ai écrit hier), l’impression est mauvaise : ça ne tient pas, comme un aliment fragile qui tourne, se corrompt, devient inappétissant d’un jour à l’autre ; je perçois avec découragement l’artifice de la « sincérité », la médiocrité artistique du « spontané » ; pis encore : je me dégoûte et je m’irrite de constater une « pose » que je n’ai nullement voulue : en situation de journal, et précisément parce qu’il ne « travaille » pas (ne se transforme pas sous l’action d’un travail), je est un poseur : c’est une question d’effet, non d’intention, toute la difficulté de la littérature est là.
Roland Barthes, « Délibération». Tel Quel, hiver 1979 (Œuvres complètes, III, p. 1004-1014)