la pensée c’est la peur
Je travail dans l’ingérable. Je suis pas gérable. Je suis travaillé. On me gère. Qu’est-ce qu’on fait déjà avec soi-même. Qu’est-ce qu’on en a à faire de soi dans la voix. Et soi le corps. Qu’est-ce qu’on en a à faire de soi le corps et de soi la voix. Soi dans le bain du social, soi qu’on retrempe à sa sauce, c’est la sauce à soi-même. Soi confronté de quoi. De quoi est-on confronté. Quel lieu nous confronte. Quel autre vient en confrontation. La confrontation est déjà en soi-même. La chose confrontée, c’est déjà d’être à l’autre et au lieu, alors qu’on voudrait disparaître. On passe son temps à être porté disparu. Le travail, c’est l’histoire du porté disparu qui réapparaît dans le lieu grâce à l’écrit. L’autre et le lieu ne réapparaîtront pas sinon. Sinon ce n’est que vide. Je n’ai toujours été que dans le vide ignorant du monde.
Vide de soi dans ce lieu vide, vide de l’autre qui est venu me vider. Il faudrait alors avoir son vide autre. Il faudrait alors se vider autrement de soi-même. Soi-même lieu du vide, mais d’un vrai vide cette fois. Vider les lieux de notre fausse présence, et quitter l’autre. L’autre entravé de soi, l’autre grossement travaillé d’entravements. Entravé car ne voyant pas la vie, la vraie vie qu’il pourrait réclamer. L’autre enchaîné depuis la naissance. Il n’y a pas de vraie relation, car il n’y a pas de vrai autre. Il n’y a pas un autre en face. Il y a soi. Soi qu’on entrave à tout va, soi l’entravé de tout un tas de tics humains. Tics de parole, tics de perception, tics de regard, tics d’être. Soi bourré de tics, de tous les tics de tous les soi appelés les autres. Sinon il faut accepter à l’autre sa possibilité de retrait face au lieu, sa façon bien à lui de s’en soustraire, pour mieux apparaître, et dans le lieu et pour lui-même.
Soi note, il note pour oublier, pour effacer les traces avec de nouvelles notes. L’autre l’entrave, lui reste en travers. Tous les rapports le travaillent, c’est-à-dire qu’il ne digère pas le refus à un moment donné de l’autre. Le refus très profond, le refus de quelque ordre que ce soit, et qui arrivera tôt ou tard. Car ce refus c’est lui-même qui le porte. Soi n’a jamais si bien porté le refus de l’autre en lui. Il le connaît intimement.
Tous les livres sont des testaments inscrits sur le dos de l’auteur.
La pensée c’est la peur. C’est parce qu’on a peur de crever qu’on pense. La conscience fait penser. Penser provient donc de la douleur. Douleur à vivre, douleur à être. Douleur à devoir exister en séparé du monde et de soi qu’on voudrait sentir un peu mieux. Comment sentir mieux soi ? on sent mieux soi quand on sait que c’est la fin. On dit alors : ça sent le sapin son histoire.
C’est l’histoire de soi qui a toujours senti le sapin.
Charles Pennequin, La ville est un trou ; suivi de Un jour (POL, 2007, p. 103-104)
voir aussi :
– le blog, l’autre blog et l’espace myspace de Charles Pennequin, né en 1965 à Cambrai
– trois autres beaux extraits dans Tiers livre