le parc humain
Cette question de l’apprentissage est également au centre de la réflexion de Peter Sloterdijk dans la conférence qui lui vaut en 1999 d’être quasiment accusé de fascisme, Règles pour le parc humain (Mille et une nuits, 2000). On reproche alors au philosophe d’appeler de ses vœux un avenir anthropotechnique, là où il fait simplement acte de lucidité en affirmant que « La domestication de l’être humain constitue le grand impensé face auquel l’humanisme a détourné les yeux depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. » (p. 40). Son analyse est certes dérangeante (vexante) mais utile à qui veut comprendre le monde dans lequel nous vivons.
Ce que cette conférence expose, c’est que l’humanité de l’homme est (et a toujours été) le résultat d’un élevage et d’une sélection, une anthropotechnique. L’homme est en effet un animal pas bien fini, qui doit être longuement élevé et éduqué, par ses parents et par la société :
le mammifère vivipare qu’est l’homme est devenu une espèce composée de créatures prématurées qui – si l’on pouvait utiliser un terme aussi paradoxal – se sont présentées dans leur environnement avec un excédent croissant d’inachèvement animal. […] On pourrait aller jusqu’à désigner l’être humain comme une créature qui a échoué dans son être-animal et son demeurer-animal. (p. 32)
L’homme est par conséquent un éleveur d’homme. Cet élevage a sa face noble (l’éducation humaniste) mais également sa face obscure : la sélection sociale, le mépris des élites pour le peuple transformé de fait en « cheptel », la normalisation des conduites par les psychologues, l’abrutissement par les médicaments des enfants décrétés hyperactifs, l’enfermement de ceux que l’on n’a pas réussi à rendre conformes, les névroses et les dépressions de ceux qui ne le sont qu’en partie, etc.
Le constat du philosophe est que les progrès médicaux et techniques rendent aujourd’hui plus faciles les abus de pouvoir et manipulations de toutes sortes : la formulation d’un code des anthropotechniques est par conséquent devenue nécessaire.
les hommes sont des animaux dont les uns élèvent leurs pareils tandis que les autres sont élevés […] certains veulent tandis que la plupart ne sont que voulus. N’être que voulu signifie n’exister qu’en tant qu’objet, et pas en tant que sujet de la sélection par anthologie.
C’est la signature de l’ère technique et anthropotechnique : les êtres humains se retrouvent de plus en plus sur la face active ou subjective de la sélection, sans qu’ils se soient volontairement forcés à entrer dans le rôle du sélecteur. On peut en outre l’affirmer: il existe un malaise dans le pouvoir de choisir, et ce sera bientôt une option possible de l’innocence, lorsque les hommes se refuseront explicitement à exercer le pouvoir de sélection qu’ils ont conquis dans les faits. Mais dès qu’ils évoluent positivement dans un champ de puissances de savoir, les hommes font mauvaise figure lorsque ils veulent laisser agir à leur place une puissance supérieure, qu’il s’agisse du dieu, du hasard ou des autres – comme dans le passé, du temps de leur incapacité. Comme une simple attitude de refus ou de démission paraît condamnée à l’échec en raison de sa stérilité, on en viendra sans doute, à l’avenir, à entrer dans le jeu de manière active et à formuler un code des anthropotechniques. (p 41-42)