otages des mots

Debré resitue par exemple le débat sur l’eugénisme à sa juste place, et montre que les interventions eugénistes n’ont pas attendu le déchiffrage du génome humain :

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Serons-nous toujours otages des mots ? La nature n’est-elle pas suffisamment complexe ni sa connaissance assez ardue pour que nous persistions à interpréter le présent et imaginer l’avenir, à l’aide de catégories empruntées au passé ?
Avec les progrès fulgurants de la génétique, ce ne sont plus seulement la médecine et la science qui changent de dimension, mais bien l’homme lui-même et, du même mouvement, le vivant tout entier. Les manipulations chromosomiques, les transferts de gènes d’une espèce à une autre, les chimères qui commencent à peupler le monde révèlent que si nous sommes tous différents, nous sommes aussi construits avec les mêmes « briques ».
Et pourtant, tout se passe comme si nous refusions, inconsciemment peut-être, de prendre acte de ce changement de dimension. Nous employons les mêmes mots qu’au début du siècle dernier, quand l’homme paraissait encore un empire dans un empire, planté au coeur de l’univers et inamendable par décision des autorités en place.
À peine la science ouvre-t-elle, depuis quelques années, la possibilité naguère insoupçonnée d’intervenir sur le foetus pour corriger d’éventuelles maladies génétiques, déclarées ou à venir, à peine sommes-nous en mesure, grâce au tri d’embryons, d’éviter – et tel est bien le mot qui compte, nous y reviendrons – la naissance d’enfants promis à des pathologies lourdes, voire condamnés à mort, à la seule évocation de ces progrès, susceptibles de sauver des milliers d’êtres, on nous oppose
ex cathedra la formule qui tue : « Halte à l’eugénisme ! »
Il est donc temps, une fois pour toutes, d’en finir avec cette fausse querelle pour marquer d’emblée et, j’ose dire, solennellement, la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable, entre ce que certains ont baptisé l’eugénisme négatif (ou eugénisme de mort) et l’eugénisme positif (ou eugénisme de vie), opposition à laquelle je préférerais celle, plus conforme à la réalité, d’eugénisme totalitaire et d’eugénisme de liberté, tant il est vrai, nous allons le voir, qu’il a pu aussi exister un eugénisme de vie à tendance totalitaire (par exemple, le parti pris traditionnel des Chinois et des Indiens en faveur des enfants mâles) et un eugénisme de mort à vocation démocratique (celui de la Cité grecque antique vanté par Platon qui préconise l’élimination des « bouches inutiles » !)
Définir d’entrée de jeu cet eugénisme totalitaire est d’autant plus utile que cela nous permet d’illustrer, du même mouvement, ce dont nous ne voulons à aucun prix. Un système dans lequel les aspirations individuelles ne compteraient pour rien face à la norme collective, norme imposée aussi bien par une idéologie scientifique dominante que par un État dictatorial, voire par l’évocation mécanique des comptes de la Sécurité sociale…
Eugénisme scientifique, eugénisme dictatorial, eugénisme sociétal : voici bien la triple source du totalitarisme de la naissance que nous avons vu se mettre en place au fil des deux derniers siècles, chacune de ses manifestations n’étant pas, mal-heureusement, exclusive des deux autres.

Bernard Debré, La revanche du serpent ou la fin de l’homo sapiens (Le Cherche midi, 2006, p. 59-61)