entaille dans la grande fiction

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On nous dirait qu’ainsi va le monde. On nous dirait qu’ainsi il va, qu’il n’y a rien d’autre. À chercher. À trouver. Tous le diraient. Tous depuis toujours. On est si petit alors. On vient d’arriver. On nous dit ce qui est vrai. Que faire ? On dirait qu’on ferait semblant de croire que ce qui est donné pour vrai est le vrai. Que les mots ne sont pas vidés de leur sens. On ferait semblant de croire que ce qu’il faut, c’est être raisonnable, peut-être le croirait-on, peut-être le ferait-on, être raisonnable. De notre mieux. Quand même, on dirait qu’on aurait du mal à y croire. Mal d’y croire. Mais dans ce bruit qu’on entendrait, comment ne pas croire qu’on serait seul à souffrir ? On aurait mal et l’on se sentirait plus seul encore de croire que l’on est seul à avoir ce mal jusqu’à craindre parfois qu’il n’y ait pas d’issue, qu’il n’y a que ça souffrir, le cacher, être seul, faire semblant. Un temps peut-être on essaierait, l’on ferait semblant que tout va, qu’il y a plus malheureux, qu’il ne faut pas s’écouter, qu’on n’est jamais satisfait. On essaierait et pourtant toujours la souffrance serait là, nous arrachant la peau, nous découpant jusqu’à l’os, nous plongeant dans la plus haute solitude. On nous dirait, bien sûr, qu’il ne faut pas trop se poser de question que ça ne sert à rien, qu’ainsi va le monde. Que faire ? Alors on se tairait, l’on dissimulerait la souffrance dans nos corps pour ne pas devenir fous et parfois même on arriverait à croire cela, que ce serait la vérité. On dirait qu’on vivrait dans la Grande Fiction.

Écrire, gratter la surface lisse du monde, érafler la Grande Fiction, y découper des portes, des fenêtres ou même la poignarder, à chaque écrivain(e) sa méthode pour entamer ce mur, pour celles et ceux, évidemment, qui ne le cimentent pas plus. Le roman, entaille dans la trame serrée des mots usagés, couteau dans le récit consensuel des jours pour ouvrir au-dedans de nous les espaces qui ont été niés, fermés, déclarés inexistants. Le roman. Pas tous les romans. Combien de livres n’ont d’autre objet que d’épaissir la paroi opaque de la Grande Fiction, de renforcer son pouvoir en donnant au lecteur, lorsqu’il refermera le livre, le lâche soulagement qu’il aura peut-être eu peur, été touché, ému, etc., mais qu’il ne lui sera rien arrivé.

Louise Desbrusses, « Une entaille dans la Grande Fiction », Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007, p. 335-336)

Louise Desbrusses est l’auteur de L’Argent, L’Urgence (P.O.L. 2006)
et de Couronnes, Boucliers, Armures ( à paraître chez P.O.L.)
On peut lire en ligne un entretien (L’Internaute)