météo-poétique
La nature c’est comme le reste, c’est pas plus beau ni plus pur qu’une ville, que les zones commerciales ou les zones industrielles, que les éoliennes hautes et arrogantes au-dessus des épicéas. Des fois même la nature elle est comme ça énervante et neurasthénique, à l’automne si moche et sale, boueuse et collante au printemps quand la neige poisse, arrogante avec le soleil intact de l’hiver, et ridicule si verte l’été. Pénible, ennuyeuse, comme tout le reste. Si pourtant le plateau me vient souvent autour de moi si beau, c’est juste parce que j’y vis. C’est bête, mais magnifique est l’endroit où on vit, ça dépend de comment on se lève, comment on regarde au-dehors, ça dépend de si on regarde. Il y a des jours, des matins ou des nuits, où le temps dans le paysage, où l’air dans les arbres est exactement, presque trivialement, en accord avec le temps dans notre corps, l’air dans notre humeur, on est maussade et dehors aussi, l’humidité se palpe de partout, de nous jusqu’aussi loin là-bas, où ne voient pas nos yeux, puisque le crachin nous interdit de voir. Il nous surprend jusque dans la cuisine, et on s’y attendait tellement. Que la pluie soit froide dans le cou ça ne nous enlève pas l’envie de pleurer, mais ça nous rend la dépression presque belle. (p. 61)
Je ne suis pas sûre que ce soit plus facile, je me souviens juste un peu trop fort de ma propre adolescence, de cette adversité qui me paraissait insurmontable. J’aimerais lui dire, à Nadège, mais comment lui parler. Même à Nadège c’est impossible, elle qui serre les cuisses ou les ouvre trop. J’aimerais lui dire, personne ne t’empêche de les ouvrir, tes cuisses, mais personne ne t’y oblige. Je ne peux pas lui expliquer, comment je ne pouvais pas, moi, ni les ouvrir, ni les fermer. Pour devenir ce que j’étais, je m’enfermais dans la salle d’eau. Je n’avais devant moi que des moments étroits. Et tout le reste du temps et de l’espace, il me fallait porter le sexe en avant pour avoir l’air d’être ce que je n’étais pas, avec en plus ce déplaisir de plaire aux filles à cause de mon air romanesque idiot, cet air qu’essaie de prendre Sébastien quand il referme son cartable résigné en regardant Nadège, puis en se retournant vers moi, vers elle. (p. 63)
Au-dessous des éoliennes, juste, au moment du paysage où le lac artificiel trouve son espace, émondé dans ma mémoire, je vois quelque chose dans les montagnes. Les nuages qui posent leur brume jusqu’au sol ne sont pas assez épais pour empêcher d’y voir, même loin, mais ils bouchent une sorte de transparence par endroits, et la renforcent à d’autres. Juste en face de moi, juste en face de nous, un rectangle, oui, un rectangle presque parfait, laisse filtrer le soleil. On dirait pas un filtre comme je sais pas, au bord de la mer par exemple. Non, ça fait comme ces filtres qu’on visse sur les objectifs des vieux réflex et qui changent les couleurs. Dans un cadre rectangulaire du paysage, toutes les couleurs ont changé, mais seulement à l’intérieur du cadre. C’est mon premier phénomène météo-poétique partagé avec les petits, Lise me dit regarde, mais les maternelle, debout d’un bloc, ont une agitation, une ébullition de cachet jeté dans l’eau, qui nous gâche tout. (p. 141-142)
Emmanuelle Pagano, Les Adolescents troglodytes (POL, 2007)
Emmanuelle Pagano est née en septembre 1969 dans l’Aveyron.
Elle a publié :
– Pour être chez moi, récit, publié sous le pseudonyme d’Emma Schaak (Rouergue, mars 2002)
– Pas devant les gens, roman ( La Martinière, février 2004)
– Le tiroir à cheveux (POL, 2005)
– Les Adolescents troglodytes (POL, 2007)
Elle a également un site internet Les corps empêchés qui comporte une partie blog : « dans la marge ».
En ligne aussi :
– Philippe De Jonckheere en parle très bien là et dans ce ricochet très drôle concernant une critique d’Alexis Lacroix
– un autre billet, dans un tout autre genre, chez Clarabel
– un article de Martine Laval pour Télérama
– et, aujourd’hui même, un article de Fabienne Swiatly dans remue.net.