une mince pellicule de couleur
Quoique les règles de la perspective soient apparemment observées pour suggérer au spectateur la sensation de profondeur, le peintre s’est contradictoirement attaché à multiplier les artifices qui ont pour résultat de détruire cet effet de façon que le géant se trouve partie intégrante du magma de terre, de feuillage, d’eau et de ciel qui l’entoure. Orion ne s’avance pas debout sur un chemin, son corps dans un axe vertical au plan de celui-ci, comme par exemple une pièce d’un jeu d’échecs debout sur une case de l’échiquier, entourée d’air et de vide de tous côtés. Il apparaît, au contraire, comme une figure de bas-relief, collé au décor qui est censé l’encadrer ou lui servir de fond. Le corps gigantesque saille ou s’enfonce selon ses parties dans cette nature dont il ne se détache jamais. Selon les endroits, le sol, les rameaux des arbres, les nuages, sont habilement éclairés ou assombris de sorte que tantôt les parties du corps dans l’ombre (le bras droit, le dos) ou dans la lumière (l’épaule et le bras gauche tâtonnant en avant, la jambe gauche tendue en arrière) se découpent nettement, tantôt d’autres parties (la jambe droite portée en avant, le milieu du corps, la main qui tient l’arc) se confondent avec eux. De ce fait le paysage perd toute dimension perpendiculaire à la toile. Au contraire il se bossèle, se creuse, projette en avant certains de ses éléments non pas selon leur proximité ou leur éloignement rationnel, mais selon les seuls besoins de cette rhétorique. Il cesse d’être ciel, cailloux, feuilles, pour se faire environnement, ou plutôt gangue. Ce ne sont pas des masses gazeuses, minérales ou végétales plus ou moins proches, à la façon des plans d’un décor, mais de simples accidents de lumière (ou de couleur) s’accrochant aux reliefs (saillies) d’une même et unique pâte moulée en ronde bosse. Si les objets lointains, comme par exemple la colline à l’horizon, au flanc de laquelle le chemin reparaît, s’élève en serpentant, sont bien dessinés à une échelle plus petite, ils sont par contre ramenés au premier plan par la vigueur des contrastes et des accents. Le rocher qui surplombe la colline, aux pans violemment éclairés ou obscurs, le bouillonnement tumultueux des nuées aux noirs replis, sont de la même nature que le dos musculeux, rocheux du géant englué dans cette même argile où le créateur a pétri indifféremment les formes du monde vivant et inanimé. La curieuse disposition des nuages vient encore confirmer au visiteur du musée qu’il ne contemple pas un spectacle à trois dimensions. Ils imitent les circonvolutions intestinales et cartonneuses de ces nuées parmi lesquelles trônent les vierges et les saints des retables baroques, leurs pieds de marbre posés comme sur des coussins sur leurs tourbillons taillés au ciseau dans la pierre ou moulés dans le stuc et qui serpentent entre les colonnes torses, se mêlent aux plis des linceuls pendant hors des sépulcres, aux draperies qui déploient leurs tonnes de porphyre en d’aériens baldaquins claquant au vent d’imaginaires tempêtes et soutenus par des angelots. Autour de la tête d’Orion (et non pas derrière) ils enroulent leurs lourdes volutes avec lesquelles se confondent les plis flottants de la tunique du serviteur perché sur ses épaules, désignant de son doigt au visage aveugle un but idéal, fait seulement, comme le doigt lui-même, les paupières closes, les épaules bosselées et les empreintes des pieds monumentaux dans la poussière du chemin, d’une mince pellicule de couleur.
Claude Simon, Orion aveugle (Skira, 1970, p. 127-129)