ariane ma sœur
Maryline Desbiolles, à propos de ce quartier de l’Ariane qu’elle évoque dans son roman, émet à propos d’Ariane abandonnée à Naxos (celle-ci, de Daumier, nous change des nudités alanguies qui la représentent en général) une série d’hypothèses qui en tant que webmestre d’un labyrinthe ne peuvent que m’intéresser :
Et si, décidément, c’était Ariane qui avait abandonné Thésée en se donnant au sommeil, si Dionysos était le sommeil prenant Ariane ? Après avoir fait l’amour avec Thésée, Ariane se tourne sur le côté et s’endort. On la voit au Louvre, elle a passé son bras (le marbre derrière sa tête, ses seins haut placés sous l’étoffe plissée, ses cuisses, ses genoux rapprochés, elle crawle doucement dans la mer oublieuse et tiède. Elle n’a rien de fragile, rien de pathétique, rien d’abandonné. Ariane n’est pas laissée à elle-même sur l’île de Naxos où elle s’était réfugiée avec Thésée. Ariane est une île. Ariane s’est tournée sur le coté, Thésée ne dort pas, il a les yeux ouverts. Il a cru qu’Ariane était sa douce moitié et qu’il l’épouserait parfaîtement sur l’île de Naxos, mais il n’y a pas de place pour lui, dans son sommeil Ariane remplit toute l’île, elle est une île, elle le repousse sur le rivage, nuitamment Thésée reprend la mer avec les jeunes Athéniens qu’il a sauvés du Minotaure. Sur le chemin du retour à Athènes, Thésée s’arrête à Délos, une autre île, très petite, vide d’Ariane, il consacre dans le temple une statue d’Aphrodite qu’Ariane lui a donnée, et danse avec les jeunes Athéniens une danse compliquée où il mime sa descente dans le labyrinthe. Le Minotaure n’était qu’une baudruche qu’il a d’ailleurs tuée, qu’il a dégonflée à coups de poing. Le caché, l’obscur, le compliqué, il y a un fil qui vous y conduit, un fil donné par l’amoureuse, mais l’amoureuse elle-même, mais l’évidence d’une île, comment l’aborder ? Thésée qui est descendu dans le labyrinthe, qui a tué le Minotaure, délivré ses jeunes victimes, puis est remonté vers la lumière, Thésée n’a pas su aller jusqu’à Ariane allongée à coté de lui. Et tout à sa douleur d’avoir perdu sa moitié, Thésée oublie de changer les voiles noires de son bateau, de les remplacer par des voiles blanches, signe de victoire, comme son père, Égée, lui avait demandé de le faire. Le vieil homme guette le retour du héros, à la vue des voiles noires il croit que son fils a trouvé la mort chez les Crétois et se jette dans la mer. Thésée a-t-il vraiment oublié de changer les voiles ? La mort d’Égée est-elle une méprise ? Thésée n’a-t-il pas connu la défaite ? Il n’a pas su épouser Ariane, il n’a pas su se débrouiller avec la lumière retrouvée (quelquefois ce n’est pas une pelote de fil que donne Ariane à Thésée mais une couronne lumineuse, Ariane est liée à la lumière). La mer dans laquelle s’est jeté le père de Thésée a pris son nom, la mer Égée, la mer de la défaite des hommes, la mer au goût d’amertume où s’abîment ceux que l’île a rejetés. Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette mer d’amertume de l’image des trottoirs de l’Ariane où les hommes se tiennent debout entre eux, des hommes jeunes, obscurs, la mine renfrognée, l’air de ne pas être à toucher avec des pincettes. Dans les histoires qu’on m’a racontées à l’Ariane les hommes, souvent, n’ont pas le beau rôle, abandon, duplicité, alcoolisme, violence, beaucoup de violence, mais je ne peux m’empêcher d’y voir le signe d’une défaite. Trop de frères à l’Ariane, trop de sœurs compatissantes qui délivrent, parfois à leur corps défendant, une pelote de fil pour cheminer dans l’obscurité, trop de sœurs aimantes. L’amoureuse n’est pas une sœur, pas même une alliée, l’amoureuse n’est pas une semblable mais une intruse. Trop de semblables à l’Ariane. Il arrive, et c’est sans doute injuste, que ce soit Thésée que je plaigne, Thésée cherchant sa route sur les mers, condamné à se battre, à prouver sa valeur, cependant que dort Ariane pleine de son magnifique abandon. Ariane donne le fil à Thésée mais à condition qu’il l’épouse, sa générosité n’est pas folle. Elle se garde bien de descendre avec Thésée dans le labyrinthe, elle le laisse seul s’aventurer dans les plis de l’obscurité, comme il navigue seul pour rentrer à Athènes sur les plis de la mer. La sœur d’Ariane, Phèdre, qui bien plus tard épouse Thésée mais s’éprend d’Hippolyte, le fils de Thésée, Phèdre plus violemment passionnée, plus noire, dit au jeune homme en guise de déclaration d’amour qu’elle n’aurait pas hésité, elle, à descendre dans le labyrinthe. Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue Se serait avec vous retrouvée ou perdue. Ces deux vers m’ont toujours émue, même et surtout en classe de quatrième quand je les découvris et ne les compris pas. La répétition du « avec vous » est poignante. Avec vous avec vous. Monsieur M’Boup connaît-il Phèdre par cœur ? Saurait-il me la réciter et bercer la mélancolie qui me gagne ? Avec vous avec vous. Les voiles noires sont sur mes épaules. Les femmes sont effrayantes, bornées comme des îles, les hommes sont perdus, et Phèdre qui, par amour, s’est faite homme en descendant avec vous dans le labyrinthe, et Phèdre qui outrepasse les limites de son sexe, Phèdre qui outre. Phèdre va mourir.
Maryline Desbiolles, C’est pourtant pas la guerre (Seuil, 2007, p. 65-68)