pourtant pas la guerre

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C’est pourtant pas la guerre. Elle prononcera plusieurs fois cette phrase, sur le même ton, elle qui a connu la guerre, celle de 40 : elle était une petite fille en 1940, difficile de croire qu’elle ait jamais été une fille : elle a une voix de vieux soudard, et encore moins une petite fille, son visage est à présent couvert de rides, une peau épaisse de tortue, plissée à mort, vous savez mon âge ? me demande-t-elle en me regardant, et droit dans les yeux est une formule assez bâclée pour dire qu’elle enfonce son regard dans le mien, ses yeux bleus, durs, presque féroces qui voudraient peut-être me faire peur, j’essaie de minimiser pour lui être agréable, de ne pas dire ce qui me vient à l’esprit, 200 ans ? 160 ? J’avais 11 ans en 1940, faites le compte. C’est pourtant pas la guerre, dira-t-elle à chaque fois qu’on entendra claquer des pétards ou brailler un peu fort, la fenêtre de la cuisine où elle me reçoit est ouverte sur l’été du quartier (il faut dire pour être tout à fait exacte que retentissent soudain plusieurs coups de feu : carabine? pistolet ? carabine, diagnostique-t-elle, elle s’y connaît en armes à feu). C’est pourtant pas la guerre, pourrait être le titre d’un roman d’un se passerait dans les quartiers. Elle répète la phrase à intervalles réguliers, si sèchement que je ne peux pas imaginer qu’elle est gâteuse. Le gâtisme serait du coté du gnangnan, ou alors réussit-elle à me taire peur ? Elle peut compter sur d’autres phrases en forme de slogans publicitaires qu’elle balance de temps à autre au-devant d’elle et sur lesquelles elle s’arc-boute pour ne pas s’effondrer. La peur, je devais pas la connaître, je connaissais que mon père. Elle m’apparaît alors tout entière, les veux en feu, montée sur les ergots de sa phrase caparaçonnée. (…) Vous gagnez des sous avec ça ? ses yeux bleus, durs, presque féroces. Mais elle aime bien que je l’interroge, elle aime bien que je prenne des notes dans mon carnet posé sur les genoux parce que j’ai peur de le salir sur sa table, et que nous soyons assises toutes les deux, elle l’interrogée et moi la scribe, de part et d’autre de l’étroite table de formica bleu, pour le peu que j’en vois, la table est encombrée de papiers, cendrier, casserole, récipients de toutes sortes, de sa tasse à café à elle, en métal, moi non merci je ne prends rien, encombrée comme la cuisine tout entière de boites et de sachets, je ne regarde pas trop. (…) Et c’est moi qui radote, elle ne l’a pas dit autant de fois, mais la phrase n’arrête pas de me battre dans les tempes, à chaque fois plus véhémente, plus hystérique, le p p de pourtant pas, pe pe, martelant de plus en plus fort, une cadence martiale qui se serait emballée et que j’entendrais de trop comme le cœur, la nuit, dont on préfèrerait ignorer le travail lancinant. (…) C’est pourtant pas la guerre. p t p l g. pe te pe le gue asséné par les sabots du cheval sur lequel elle se tient, emplumée et pailletée.

Maryline Desbiolles, C’est pourtant pas la guerre (Seuil, 2007, p. 9-14)

Maryline Desbiolles est née à Ugine en 1959, elle vit dans l’arrière-pays niçois.
Elle a publié :
Une femme de rien : roman (Mazarine, 1987)
Les bateaux-feux : récits (Alinéa, 1988)
Les chambres : nouvelles (Blandin, 1992)
Le premier été (Gardette/Le Noroît, 1994)
Quelques écarts : poèmes (Tarabuste, 1996)
Les tentations du paysage : poèmes (Tarabuste, 1997)
La seiche : roman (Seuil, 1998)
Anchise : roman (Seuil, 1999) Prix Fémina
Le Petit col des loups : roman (Seuil, 2001)
Amanscale : roman (Seuil, 2002)
Le goinfre : roman (Seuil, 2004)
Vous (Melville, 2004)
Manger avec Piero (Mercure de France, 2004)
Primo : roman (Seuil, 2005)
Les Corbeaux : pièce radiophonique (Seuil, 2007)

En ligne, sur C’est pour tant pas la guerre :
– la page Sitaudis
un article de Christine Ferniot, Télérama, 13 janvier 2007
– une page d’Etonnants voyageurs