êtres de fuite
Comment rebondissent-ils ? On l’ignore. Ils ne touchent ni le sol ni les choses ni les hommes, pourtant ils tiennent. Par commodité, on les imagine gluants, extrêmement malléables et d’une légèreté qui confine à la susceptibilité : ils fuient à l’approche de la moindre surface, ricochent sans fin entre les choses, entre les gens, horizontalement mais aussi verticalement, sans jamais toucher quoi que ce soit. Intouchables, intouchés, délicats. Que dire d’autre ? Ils évitent les définitions. Ils ne sont pas concernés. (…)
La surface n’y est pour rien. Ils sont en eux-mêmes tiraillés par des forces toujours antagonistes, des envies d’aller là tout en désirant fuir ailleurs qui les condamnent à un ballottement perpétuel. Ils y vont mais fuient. Ainsi, à peine ont-ils choisi et suivi une direction qu’ils en prennent une autre (pas une direction inverse, une autre), puis sur le chemin de cette nouvelle direction, ou à peine sur le chemin de cette nouvelle direction, à peine amorcé le mouvement vers cette nouvelle direction, saisis de regret, ou conscients de toutes les possibilités dont ils se couperaient en optant pour celle-ci plutôt qu’une autre, ou rebutés déjà (peut-être ont-ils déjà assouvi dans le chemin parcouru vers la surface – si court soit-il pour nous comme pour eux – toutes les envies, peut-être sont-ils déjà repus, gavés, pourquoi continueraient-ils de se diriger par là, bon sang ? ils en ont déjà fait le tour, les bras leur en tombent, ils sont mous, rebroussons, fuyons les surfaces, ce qui leur passe par la tête), ils bifurquent, refluent, se retirent, se replient, et ainsi de suite, dans tous les sens, rattrapent, ravalent sans cesse un désir initial défaillant, ou un désir antérieur plus attrayant, et avant lui encore un autre, se retranchent, abolissent, révoquent. Ils ont loupé le coche mais ont le désir, un désir inflexible qui se maintient (ils ne s’arrêtent jamais) avec toutes ses contradictions, envers et contre eux-mêmes, afin que toutes les possibilités leur soient permises. Ils n’ont pas en eux-mêmes suffisamment de décision pour affermir le choix dans l’une ou l’autre direction. Jamais personne (un chef, un père, du nerf ?) n’a su leur dire non, pas par là. De l’amour qui dirait viens. Ils ont déjà la prescience du ratage à suivre une trajectoire, cette trajectoire, plutôt qu’une autre. Ils anticipent, tergiversent, se repentent, sursoient, optent, s’endettent. Les directions, c’est coton. Constitués d’inutile et d’invivable lucidité, de revirements, ils sont ici et là, porteurs d’ambition ravalée, d’à quoi bon ?, de vœu acharné cependant, qu’aucune pulsion ne stabilise, qu’aucune idée de fin ne subordonne à une station ou au désœuvrement, voués à l’irrémissible arrachement de la décision précédente, sans autre ligne de conduite que la remise en question de la ligne de conduite, partisans fanatiques de la frustration, vides de souvenirs. Ils ne se sont jamais donnés. Ils n’ont rien vécu. Ils n’ont le goût de rien. Petits tas de tentations. Aucun paysage, aucune surface, aucune explosion de couleurs, aucun projet ne saurait apaiser leurs virevoltes. Rien ne leur dit. Tout leur dit. Comme s’ils voulaient avoir le choix (vouloir est un grand mot), ne surtout pas se couper de possibilités, mais l’avoir tout le temps, à tout bout de champ, frénétiquement. Les êtres hybrides devraient s’y mettre, ils vont s’y mettre, ils s’y mettent, et puis non! ils ne s’y mettent pas, ils vont s’y mettre. Toute une conception de l’action qui, nous aussi, nous atteint, il ne faut pas croire, à essayer de saisir ce qu’ils veulent.
Alain Sevestre, « Les êtres hybrides », Chez moi : nouvelles (Gallimard, 2007, p. 69 et p. 71-73)
Dans le recueil de nouvelles d’Alain Sevestre, la belle description de ces « êtres hybrides » tout en lignes de fuite « m’atteint, moi aussi », davantage que d’autres nouvelles plus spectaculaires comme « Chez moi », qui donne son titre au volume, et dont on peut lire un extrait chez Berlol. Dominique Quélen propose également sur le site d’Action restreinte une intéressante analyse de ce livre.
Alain Sevestre a publié auparavant :
Double suicide villa Godin (Minuit, 1987)
L’Art Modeste : essai (Gallimard, 1995)
L’Affectation (Gallimard, 1997)
Entrées en matière (Gallimard, 1999)
Le slip (Gallimard, 2001)
Mes Gaillards : théâtre (Comp’Act, 2002)
Revolver (Gallimard, 2003)
Les tristes (Gallimard, 2005)