un bout de nerf à vif

Il est tout le contraire d’une boule insensible au dehors, il est un misérable bout de nerf perdu au milieu d’un dehors immense, et le dehors passe son temps à venir le bouleverser. Il est un bout de nerf à vif que le moindre coup de vent met sens dessus dessous, et bientôt il ne sera plus rien, s’il continue il ne sera plus rien, parce que le dehors lui aura tout simplement fait la peau.
Alors quoi. Alors il faut qu’il se secoue. Il faut qu’il s’armure. Il ne faut surtout pas qu’il reste au lit à faire le bout de nerf à vif. Il faut qu’il sorte. Il faut qu’il aille au contact du dehors. Il faut qu’il arrête d’avoir comme ça la peau toute blanche et les bras tout malingres. Il faut qu’il aille au soleil. Il faut que le soleil lui brûle la peau. Il faut que ses bras forcissent. Il faut qu’il arrête de pédaler dans son mouron. Il faut qu’il tape dans un ballon. Il faut qu’il mange du poisson. Il faut qu’il mange des épinards. Il faut qu’il prenne soin de lui. Il faut qu’il se reprenne en main. (p. 171-172)

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Il faut qu’il se repose un bon coup. Il faut qu’il se fasse un bain de concombre et de dodo. Il faut qu’il s’endorme dans un bon bain de concombre et quand il se réveillera tout ira mieux, le concombre aura fait du bien à tout son corps et il n’aura plus du tout le nez rouge. Il faut qu’il se savonne. Il faut qu’il se coupe les ongles. Il faut qu’il arrange ses cheveux qui ne ressemblent à rien. Il faut qu’il s’occupe de lui. Il faut qu’il se fasse beau. Il faut qu’il passe beaucoup de temps à se faire très beau. Il faut qu’il soit beau comme les femmes des publicités pour les masques de concombre. Il faut qu’il passe devant les miroirs et qu’il ait tout à fait l’impression d’être une femme de publicité. Il faut qu’il se dise est-ce possible, je suis une femme de publicité, il ne me manque plus que le masque de concombre.
Il faut qu’il se fasse beau comme une femme des publicités à concombre et qu’il sorte, qu’il aille au-devant du dehors avec beaucoup d’assurance, qu’il marche dans la rue avec l’assurance d’une femme à concombre. Il faut qu’il se précipite chez Ludwig déguisé en femme à concombre et qu’il voie la tête que fait Ludwig. Ludwig est-ce que tu ne vois pas que je suis changé, est-ce que tu ne devines pas ce que je suis. Et si Ludwig lui dit Hercule je rêve ou tu es une femme à concombre ils seront tous les deux sciés, ils n’en reviendront pas, ils iront boire un verre pour fêter ça.
Est-ce que Ludwig ne voudra pas lui aussi se changer en femme à concombre, sans doute que si. Ils feront prendre un bon bain de concombre à Ludwig et Ludwig aussi deviendra une femme à concombre, il se laissera savonner très longtemps jusqu’à ce que sa peau soit douce comme celle d’une femme à concombre et alors il sortira du bain, et lui dira à Ludwig mon vieux je crois bien que ça y est. Ludwig se regardera dans la glace et il tombera par terre, putain ça y est c’est vrai dira-t-il, je suis une femme à concombre, et tous les deux ils seront fous, fous, ils courront chez Umberto et ils seront hystériques, ils diront Umberto devine ce qu’on est, et Umberto dira vous êtes deux femmes à concombre ou je rêve, ils tomberont dans les bras d’Umberto, tous les trois seront hystériques, Umberto n’aura pas le choix, ils le transformeront illico en femme à concombre et tous les trois seront des femmes à concombre, ils n’en pourront plus, ce sera trop, ils courront boire un verre pour fêter ça, ils seront hystériques de bonheur.
Il faut qu’il sorte. Il faut qu’il arrête de jouer les concombres de rivière. Il faut qu’il perde sa peau de concombre de rivière et qu’il sorte. Il ne faut plus qu’il ait peur du dehors. Qu’est-ce que le dehors, le dehors ça n’est rien. Le dehors c’est du beurre. Le dehors ça ne doit pas du tout lui faire peur, ça n’a pas la moindre raison de lui faire peur. C’est du beurre.
Il va s’enfoncer dans le dehors comme dans du beurre, il en rigolera. Il rigolera un bon coup et il dira c’était donc ça. Le dehors c’était ça. C’était ce beurre. Il fendra le dehors et il rigolera, il dira ça alors. Ça alors je fends le dehors. Mon dedans fend le dehors. Je balade mon dedans au milieu du dehors et tout va bien, tout baigne. Mon dedans n’est pas du tout ratatiné par le dehors, au contraire mon dedans va bien, ça baigne pour mon dedans, mon dedans fend le dehors. (p. 174-176)

Sylvain Prudhomme, Les matinées d’Hercule (Le Serpent à plumes, 2007)