un gage de docilité

Sur les aberrations actuelles de la divinité « travail », Guy Tournaye publie Radiation, un livre drôle et atypique, entre le roman et l’essai, à l’image de sa 4ème de couv’ : « Radiation. Docu-fiction. Fr. 2007. Réal.: Franck Valberg. 16/9. Stéréo. Musique : Bryan Ferry & Roxy Music. Portrait d’un réfractaire au service du travail obligatoire, qui décide à trente-cinq ans de vivre du RMI et de ses SICAV. Notre avis : des idées peuvent heurter. »

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C’est un fait, les élites sont fatiguées. Elles n’ont plus le cœur à rire. Elles n’ont même plus le cœur à l’ouvrage. Au fond, tous ces brillants cadres supérieurs ne rêvent que d’une chose : débrancher, prendre le large, fuir ce système qu’ils ne peuvent littéralement plus encadrer. Il est loin le temps où, frais émoulus des grandes écoles, ils se faisaient fort de concilier vie professionnelle et aspirations personnelles. Vingt ans plus tard, après un parcours sans faute dans les secteurs les plus porteurs (médias, pub, mode, industrie culturelle), la désillusion est totale. (…)
Le capitalisme serait-il menacé par la « baisse tendancielle du taux de motivation » ? Rien n’est moins sûr. Le thème récurrent du malaise des cadres est en fait une aubaine pour le marché. Qui dit manque dit nouveaux besoins à satisfaire et donc nouvelles sources de profit potentielles. Qu’est-ce qu’un bon client, sinon un individu à fort pouvoir d’achat avec des problèmes, des failles, des états d’âme susceptibles d’être compensés de façon sonnante et trébuchante ? La frustration nourrit la consommation, qui elle-même soutient la croissance. Il suffit de voir la profusion d’articles, d’essais, de romans dénonçant les turpitudes de la vie en entreprise et les ravages de la mondialisation pour mesurer à quel point le filon est devenu juteux. Les professeurs de désespoir font salle comble, les marchands d’antidépresseurs en tout genre prospèrent et l’industrie de la consolation ne s’est jamais aussi bien portée. Même la misère affective des cadres en mal de rencontres ouvre de nouveaux horizons au business, comme l’illustre le succès en Bourse du titre Meetic. (…)
On aurait tort de voir là un simple phénomène de récupération. Tous les discours anti- ne font en définitive que renforcer ce qu’ils prétendent dénoncer. Peu importe au fond d’être pour ou contre le système. L’essentiel est d’être convaincu de sa toute-puissance. De ce point de vue, les contempteurs les plus radicaux de l’idéologie néolibérale remplissent parfaitement leur office, en reprenant à leur compte la vision totalitaire défendue par leurs adversaires celle d’un empire dominé par quelques maîtres du monde, intégralement soumis à la logique marchande, et ne laissant plus aucune marge de manœuvre à ses vassaux. Dans cette optique, il n’y a pas d’échappatoire possible et toute tentative de se situer en dehors du jeu apparaît vouée à l’échec. Les discours misérabilistes et compatissants sur l’exclusion contribuent du reste à entretenir ce sentiment d’impasse. Entre la peur de se retrouver sur la touche et l’aspiration à un « autre monde possible », la schizophrénie s’impose comme le nouveau mode de régulation du système – de la même façon que la paranoïa a pu être érigée par certains patrons en règle de management. D’un côté on exalte les lendemains qui chantent, de l’autre on continue au quotidien à faire tourner la machine, de manière certes désabusée mais parfaitement fonctionnelle, conformément aux schémas dictés par les contrôleurs de gestion. L’utopie ne contient plus en germe la révolte, elle est devenue un outil de domestication parmi d’autres, une valeur refuge qui console à bon compte, une soupape qui permet d’aller toujours plus loin dans la mise sous pression. Merveilleuse thermodynamique ! La baisse tendancielle du taux de motivation n’est donc pas en soi une menace. Elle est au contraire un gage de docilité – la contrepartie nécessaire à la taylorisation du travail des cadres.

Guy Tournaye, Radiation (Gallimard, 2007, p. 54-57)

Guy Tournaye est né à Tours en 1965.
Il a publié un autre roman : Le Décodeur (Gallimard, 2005), entièrement constitué de citations.

Pour compléter, on peut lire sur le site Actu>Chomage un article et un entretien.
Un blog à billet unique est également en ligne.