une forme supérieure de tact
Plutôt que de citer, comme il me le suggère, la « scène de pornographie boursière avec Ruby », j’ai envie de citer Guy Tournaye citant autrui dans Le décodeur, son précédent roman – en espérant qu’il m’aidera à situer, dans la longue bibliographie de la fin de son livre, les auteurs remixés dans le passage ci-dessous : Ménard ? Schuhl ? Sollers ? Bourriaud ? d’autres ?
La citation était chez lui une seconde nature. Il la pratiquait de façon systématique, non pour donner de l’autorité à ses propos, encore moins pour faire étalage de son érudition – « Mon ignorance est encyclopédique », ironisait-il – mais au contraire pour s’effacer et se dissoudre dans la voix des autres. Il n’y avait là aucune coquetterie de sa part. Juste une forme supérieure de tact : « Le monde est plein au point qu’on y suffoque. L’homme a mis sa marque sur chaque pierre. Chaque mot, chaque image est louée, hypothéquée. À quoi bon en rajouter une couche ? » Expert dans l’art du montage, Charles était avant tout un ébéniste hors pair. Avec lui, la citation savait se faire marqueterie, hologramme, anamorphose. Rien à voir avec la prose en kit, 100% contreplaquée, distillée par les DJs en vogue…
« Voyez-vous, disait-il – mais sans doute ses propos n’étaient-ils pas de lui -, il est temps d’inventer un nouveau langage. Les mots que nous employons ne correspondent plus au monde. Lorsque les choses avaient encore leur intégrité, nous ne doutions pas que nos mots puissent les exprimer. Mais, petit à petit, ces choses se sont cassées, fragmentées, elles ont sombré dans le chaos. Et malgré cela nos mots sont restés les mêmes. Ils ne sont pas adaptés à la nouvelle réalité. Par conséquent, chaque fois que nous essayons de parler de ce que nous voyons, nous parlons à faux, nous déformons cela même que nous voulons représenter. Ce qui fait un gâchis terrible. C’est pourquoi seule me plaît maintenant une écriture anonyme, fragmentée. Ni centre, ni centres, ni histoire, ni personnages, ni sens vectoriel, flux impersonnel, multitudes d’éclats, évidé, criblé, atone, suspendu, miroir prismatique ne se fermant sur rien – pas d’univers de l’auteur -, multiplicité de traces aussitôt recouvertes : comment produire un tel langage, un langage qui ne sorte pas de la tête de quelqu’un (ni de sa plume) mais qui soit immanent, qui sourde du sol à la façon d’une momie exhumée ? »
Guy Tournaye, Le décodeur (Gallimard, 2005, p. 79-80)