et le regard alors
En réalité, dans cette vie floue, elle était quand même bizarrement amarrée, et c’était par son métier. travailler, oui, c’était ça qui la retenait à quai, même si certains trouvaient ça vulgaire. Ils disaient il n’y a pas que le travail dans la vie, tu devrais chercher un autre homme, gai et disponible, tu verrais que le travail c’est un détail, un arrière-plan, que ça fond dès que l’important surgit. D’autres, souvent plus âgés, lui disaient le contraire, finalement, tu as raison, la seule chose tangible, c’est ce qu’on fait, tous les jours, peu à peu, le reste, les projets, les fantasmes, le désir, la foi, ce qu’on croit être vraiment au fond, tout ça s’évanouit à la fin, ce qui reste c’est ce qu’on fait. Ce qu’elle faisait : elle enseignait. Personne n’y croyait plus mais elle savait que ça n’avait pas d’importance. Bien sûr, elle n’était là que pour quelques-uns, peut-être même un seul étudiant, de temps en temps, mais étrangement, c’était assez. Évidemment, il y avait les visages paisibles de ceux qui croient l’avenir en route vers eux et ne doutent jamais que la douceur leur est acquise – et la tentation parfois de leur faire goûter l’amertume, juste une seconde -, mais ce qui comptait, c’était les regards inquiets, soucieux, de ceux qui savent au contraire que tout ce qui leur adviendra ne manquera pas de faire connaître le goût âcre et trop court qu’ils connaissent déjà si bien. Les yeux des étudiants fiévreux, beaucoup trop grands pour ce qu’il y avait à voir, et dans lesquels elle lisait les murs devant, c’était ce qui la tuait mais la tenait aussi. Droit dedans, ils y allaient et le savaient. Rien à espérer donc, mais quand même chez certains cette rage de simplement vouloir croire que dans cet en deçà finirait par surgir un présent, un instant glacé ou bouillant, un être tendre ou affamé, des horizons, qu’importe du moment que la peau le sent. En fait, rien ne venait, probablement rien ne viendrait, et vaille que vaille, mercenaires, ils continuaient. Alors elle aussi, mine de rien, faisant comme si c’était possible, comme si on pouvait devenir avocat, ou juge, ou n’importe quoi, sans les livres, sans écrire, sans rien, juste en le voulant, elle parlait, écoutait, s’agitait, en tentant de toujours se montrer dupe pour qu’eux-mêmes puissent le rester encore un peu, juste avant la gifle qui ne manquerait pas de tomber, sans l’ombre d’un témoin. Elle savait que c’était idiot, un mirage, mais le piège venait parfois d’un seul. Un seul suffisait pour que le mensonge devienne plausible. Ce gamin-là, c’était celui qui disait d’un coup j’ai vraiment envie d’y arriver, je vais tout faire pour, vous pouvez m’expliquer, j’ai pas compris, je vais faire des fiches. Et il disait aussi mais chez moi c’est petit, je vais aller à la bibliothèque municipale, surtout avec mes frères, c’est pas facile, et les parents qui croient que ça y est, j’y suis déjà un peu, quand même l’université. Vous pouvez m’aider ou pas. Vous serez là ou pas. Ou c’est déjà raté de toute façon. Vous croyez que je peux y arriver ou pas. Alors voilà, il disait ça, et à la fin, parfois, à force, le plus souvent sans elle en fait, il y arrivait, la moyenne qu’il faut, le passage, ouf, parfois sur le fil, comme ça, en jury, vous le remontez ou pas lui, oui, bien sûr, allez, mais il a eu des absences, oui, mais il travaille, il est sérieux, allez, on le monte à dix, c’est bon, et il passait, et elle espérait que ça irait, malgré les frères, et les parents, et l’appartement serré comme ça, et parfois le boulot absurde le soir et les samedis, pour clore le tout et sceller le paquet. Là, pour un temps, elle se disait, comme tant d’autres avant et avec elle, ça vaut le coup quand même, parfois il y en a un que tu aides un peu, ou deux, et juste ça, ça vaut le coup. La vérité livide, elle la voyait seulement quand il y en avait un qui y croyait vraiment parce qu’il venait de plus loin encore et qui n’y arrivait pas, la tête à l’envers, les fautes comme ça, énormes, et qui y croit, qui pense que non, les pentes habituelles, c’est pas pour lui, il est à l’université, ça va aller, et celui-là, comme ça ne va pas, on n’a pas le choix, on est obligé de lui dire, écoute, non, ça ne va pas aller, tu sais pour être avocat, il faut écrire bien, en tout cas un peu, le minimum, et toi là, avec ton écriture comme ça, tes fautes complètement folles, ça ne va pas pouvoir aller. Réfléchis, il n’y a pas un métier que tu aimes, même un peu, même pas beaucoup ? Et le regard alors, c’est à ça que chaque fois elle pense longtemps après, le regard quand d’un seul coup il comprend tout, qu’en fait si, les pentes, justement, c’est aussi pour lui et qu’il va devoir rejoindre ses frères après la traîtrise, dire bon, j’y ai cru et c’était idiot parce qu’évidemment ça ne pouvait pas marcher mais maintenant je sais qu’il y en a pour qui c’est possible et ceux-là il va falloir les haïr bien et longtemps pour que ça passe un peu, pour digérer et penser que ça va quand même.
Sophie Maurer, Asthmes (Seuil, 2007, p. 47-49)