parler n’est pas anodin
Dans sa belle « Posface » (excellente initiative que d’en doter chacun des livres de la collection Déplacements !), Béatrice Rilos fait des phrases, pour expliquer, par exemple, qu’elle « n’est pas exotique », en dépit de ses origines martiniquaises, et surtout que « parler n’est pas anodin » :
Les mots ne me viennent pas à la bouche dans une joyeuse file indienne, n’attendent pas gentiment leur tour d’être servis sur un plateau à autrui. Souvent je me tais. II m’arrive de ne faire que cela. Ce n’est ni de la lassitude, ni de la timidité : je n’ai rien à dire, j’écoute. Ce que j’entends alors : respiration traînante, battements irréguliers, articulations grinçantes, passages d’air, tintements, pépiements. J’entends ce que me dit autrui. Son silence s’écoute aussi. Parfois, je parle trop pour dissimuler ou jouer mon intéressante. La parole me manipule. Il me faut lui rendre la pareille. (…)
Un jour, j’ai décidé de mettre par écrit ces voix que j’entendais brailler par cette autre bouche que j’ai dans la tête. Aucune parlotte ; des choses qui nécessitaient d’être dites. Depuis, je suis tant bien que mal leur flot. Au fur et à mesure j’ai appris à nager entre les courants, contre le courant. Je me laisse aussi charmer, bercer par le doux chant de mes voix cela devient alors trop facile. Allonger mon texte jusqu’à ne plus avoir pied, perdre pied. La littérature n’est d’aucun repos.
Puisque cela parle en moi par saccades, en cascades, ce sont les points et les points de suspension qui se sont imposés. Ce qui se dit vraiment, ce qui meurt de I’être mais uniquement se pense, toutes leurs phases intermédiaires se bousculent dans une cohue monstrueuse. Des marionnettes agressives, passives s’agitent, se muent en une horde de pronoms personnels. Je n’ai pas la mémoire des noms.
Chaque texte est Iu à haute voix autant de fois que nécessaire : un mauvais moment à passer mais obligatoire. Mettre ces mots dans ma bouche, les expulser au-dehors, cela m’écorche les lèvres. Une épreuve. Ma voix s’éraille, s’efface. Le Diable à mes trousses, je lis vite, incapable de faire autrement. Mon souffle est court. C’est sur lui que je régie mes phrases, leur débit. Il me fallait trouver quelqu’un pour les parler et ce correctement : un lecteur, une lectrice ?
Béatrice Rilos, Enfin. On fera silence (Seuil, Déplacements, 2007, Postface, p. 152-155)