savoir n’est pas la partie la plus agréable de l’intelligence
S’il ne devait y avoir qu’un sujet d’étude, un seul et unique, évidemment et sans discussion, ce devrait être le ciel. L’astronomie n’est peut-être pas la science de la vraie vie, mais ça ne la rend que plus noble à mes yeux. Elle ne promet rien, elle est même parfaitement inutile. Parce qu’elle ne présente pas de lien direct avec la vie au quotidien, et pour cette raison précise, l’espèce humaine n’arrêtera jamais de chercher. Nul besoin d’invoquer une quelconque rationalité avancée, c’est inscrit dans le programme. Lors d’expériences sur les rats, il a été montré que les animaux étaient prêts à subir de réelles souffrances, décharges électriques ou privation de nourriture, pour explorer leur environnement et découvrir de nouveaux stimuli, de nouvelles sources d’excitation. Aucune différence finalement. Chez l’homme, l’exploration et le besoin d’explication sont des besoins primaires. Voilà pourquoi.
S’allonger dans l’herbe d’un jardin ou sur un toit, et regarder la nuit. Devant le spectacle, peu de gens éludent la question de la profondeur. Jusqu’où ? C’est même ce qui arrête. À l’école primaire, déjà, j’avais demandé à la maîtresse : qu’y a-t-il après le bout de l’Univers ?je n’avais alors obtenu que des yeux ronds. Le soir même, en rentrant à la maison, j’étais revenu à la charge, sans rencontrer plus de succès. Devant l’absence de réponse, j’avais continué quelque temps à m’interroger – placé au bord de l’Univers, juste au bord, que se passe-t-il si l’on tend le bras ? Sous la couette, dans ma chambre d’enfant, dans le noir, j’opérais cette expérience de pensée : j’écartais les bras et tendais les doigts, m’imaginant toucher un air jusque là vierge de tout contact. Je cherchais, avant l’heure. Définir l’existant, c’est définir l’inexistant, et donc, se donner la possibilité de concevoir et d’explorer le rien, ne serait-ce que d’une main ou d’un œil. (p. 36-38)
Ce fut une période bénie. J’ai non seulement regardé, mais aussi beaucoup lu. Beaucoup d’ouvrages d’astronomie. Bestiaires improbables, je devais apprendre ce qu’est un quasar, une naine blanche, une géante rouge, une collision de galaxies, la vie et la mort d’un système stellaire. Sur Internet aussi, j’ai navigué des nuits durant. D’une beauté parfois époustouflante, vertigineuse, les images que j’y trouvais étaient aussi importantes que les livres pour me faire entrevoir l’ampleur de la tâche. Je me suis pris d’une affection toute particulière pour les nébuleuses. Leurs noms, tout d’abord, la trompe de Céphée, la Flambée du Sagittaire, l’Iris du Loup. Et pour ce qu’elles sont, à la fois nurseries et tombeaux de la création, linceuls gazeux d’astres à l’agonie, ou au contraire, utérus de soleils en gestation. Je les faisais défiler en diaporama, épaté par la variété des compositions. Mon terrain d’étude prenait d’un coup une consistance visuelle, je pouvais m’y projeter, réellement. Je me suis régalé. Pourtant, je ne maîtrisais rien de ce que je découvrais. Ça devait faire partie du plaisir, sentir qu’il y avait une infinité de choses que je ne savais pas, des sensations que je n’avais jamais éprouvées. Savoir n’est pas la partie la plus agréable de l’intelligence. Je préfère les terrains inconnus. Déblayer, défricher, se laisser prendre par l’enchantement. L’accélération qu’on ressent alors est d’autant plus forte que le domaine nous est vierge. Un spécialiste peut s’user et s’user encore pour ressentir le centième de ce qu’un ignare peut éprouver en une journée. (p. 51-52)
Les images et les idées se bousculent. Elles se télescopent. Dans tous les sens du terme, je ne sais plus où donner de la tête. La matière est riche, inépuisable même. Chaque ligne de l’article prête à une digression mentale. Je continue, notamment, de réfléchir à la conclusion de ce travail. Quelque chose me retient, une forme d’instinct de survie. De quoi, en effet, pourra être fait l’après ? Je vis avec ce que j’ai trouvé, mais une fois couché sur le papier, j’en serai dépossédé. Il ne me restera rien d’autre que cette forme en tête, universelle par excellence, que je retrouverai à chaque instant, dans le regard des autres, dans chaque équation. Cette forme dont j’aurai accouché, à laquelle je serai à jamais associé, et qui m’empêchera de voir toutes les autres. C’est tout l’effet pervers d’un achèvement. Tant que je n’avais pas trouvé, l’univers, le mien, se définissait en une infinité de solutions. Maintenant que cette recherche s’est précipitée, je me sens prisonnier. Plus que ma Benxédrine à haute dose, les mathématiques elles-mêmes sont une drogue dure. Elles en ont tous les caractères, euphorie addictive, sensation de supériorité, pertes de repères, vertiges, palpitations, culpabilité de se savoir dépendant. Tout y est. Il est difficile de le faire comprendre sans y avoir soi-même goûté. On y rentre peu à peu, la logique s’installe, ce n’est même que ça, une logique auto-suffisante et dévorante. Combien de mathématiciens ai-je vu nerveux à l’idée de perdre le fluide, de ne plus avancer. Ils se lèvent avec un seul objectif en tête, et le soir, se couchent avec le même, alimenté cette fois par l’espoir que le territoire nocturne de l’inconscient sera fertile. Les rêves eux-mêmes sont mobilisés. La réflexion s’infiltre dans chaque anfractuosité de l’esprit. Sans oublier ce vide, qui lui, s’installe tout autour. (p. 74-76)
Tarek Issaoui, Bleu univers (Scali, 2007)
On peut lire en ligne :
– un intéressant entretien de Tarek Issaoui avec Olivia Michel (Zone littéraire)
– un article d’Akram Belkaïd (AgoraVox)
– et y contempler des photos et images des webcams de Mauna Kea, un lieu qui joue un grand rôle dans le roman