que notre invisible s’accroche
On laisse derrière soi l’événement muet. On laisse derrière soi l’événement, on le pose, on tourne, travaille, sombre, voyage. On laisse derrière soi tout ce qui eut lieu de l’homme ou de l’histoire qui révéla l’énigme précédant tout et soi. On n’a pas d’émoi. L’indifférence bâille, au début, dès le début, et finit, après le désastre, n’importe lequel, après, par nous donner raison. Il reste une question, une maille détricotée, un invisible comme les petites bêtes que l’on possède dans les nuits et cela a forme d’enfant entre deux arbres au jardin, dans le cadre net d’une fenêtre. Il est important et insensé que notre invisible s’accroche dans le jardin, soit nu, vu, pour un instant.
Les nuages sont épais et coupés des fils noirs du téléphone et des toits. Les roses trémières font une frise au balcon juste sous le premier toit. Une tourterelle au collier noir se perche sur l’antenne de télévision, se perd un instant et recommence.
La forme d’enfant a beau nager, ombre et saisie de ce qui est secret, au-dessus de deux qui ont une histoire, elle réclame pourtant réponse, n’étant bien sûr ombre qu’ici. La forme n’est pas forme simplement. Elle croît bien sans moi et sans ce que nous fîmes d’elle, de nous, de deux, des idées, des effrois. Aller chercher mon fils à l’école. Je punaise sur le mur ses dessins au fusain. Un rouge-gorge ploie le col par mouvements saccadés. Cela fait exactement dix minutes qu’il est posé sur la cheminée bien au-dessus du balcon aux roses trémières. Il y reste. À l’aurore, les couleurs ou reliefs se superposent, une lumière, lustre blanc, gonfle ou tend le nuage. Je regarde par le rectangle gris de la fenêtre. Des postillons noirs se précipitent, traversent. Par groupes de deux. Et cela est surprenant quand le groupe est grossi. Ce sont les martinets qui courent en volant, trois secondes de martinets par la fenêtre, groupés et surprenants.
Marie Cosnay, Déplacements (Laurence Teper, 2007, p. 77-78)
Marie Cosnay est née à Bayonne en 1965
Professeur de lettres classiques et traductrice de textes antiques, elle a déjà publié :
Que s’est-il passé (Cheyne, 2003)
Adèle, la scène perdue (Cheyne, 2005)
Villa Chagrin (Verdier, 2006)
On peut aussi lire dans remue.net « La langue maternelle » et « En outre ».