élargir le champ de la conscience
Mon hérisson naïf et globuleux devient fauve dans leur reflet. Écris autre chose, me l’a-t-on assez dit, ce conseil d’ami, quelque chose de simple qui se lise bien, avec un début
et une fin. Écris un roman policier, me l’a-t-on assez demandé. Je ne suis pas contrariant. Ce n’est pas parce que je possède un hérisson naïf et globuleux qu’il faut prendre des gants avec moi. Je m’adresse là au boxeur poids lourd qui m’assomme de questions parce qu’il ne comprend pas une ligne, pas un mot à ce que j’écris, jamais, qui n’a jamais rien compris à rien de ce que j’ai écrit jusqu’à aujourd’hui. J’écris le paon se marie à l’église et il n’y comprend rien. Absolument rien. Alors j’écris : le figuier s’est organisé
la feuille cueille le fruit et il n’y comprend rien non plus. Alors j’écris : le scarabée fréquente un petit cireur de souliers et coup sur coup j’écris : le canari n’a pas touché au blanc de son oeuf mais il me fait signe que non, rien. Alors j’écris ceci encore : Je racle bien soigneusement mes bottes sur son paillasson, puis j’entre chez le hérisson naïf et globuleux – grand Dieu ! il est mort ! Rien, il ne comprend rien. C’est à peine si je déplace une chose de quelques millimètres pour en éprouver le poids et voir quelle trace elle laisse dans la poussière, déjà il a cet air stupide. Écrire, je croyais que c’était cela
pourtant, précipiter le monde dans une formule, tenir le monde dans une formule, court-circuiter les hiérarchies, les généalogies, ce faisant produire des éclairs, recenser les analogies en refusant la comparaison trop facile du hérisson naïf et globuleux et de la châtaigne dans sa bogue malgré la tentation permanente et sa démangeaison insupportable, créer du réel ainsi en modifiant le rapport convenu entre les choses ou les êtres, élargir le champ de la conscience, en somme, au lieu de le restreindre à nos préoccupations d’amour et de mort ou comment se porte mon corps
ce matin ? Mais non, décidément, je suis seul sans doute à penser cela. Me serais-je trompé sur la nature et l’enjeu de la littérature ?
Éric Chevillard, Du hérisson (Minuit, 2002, p. 78-80)
::: je ne m’en lasse pas ::: et j’en profite pour rappeler l’existence d’un site très complet sur Éric Chevillard.