nous tuons tout ce qui nous aime
Le titre de Thomas A. Ravier, ainsi que la large place faite au meurtre de la mère dans son essai, m’incite à relire « Sentiments filiaux d’un parricide », l’étrange article que Marcel Proust rédige pour Le Figaro (1er fév. 1907) sur Henri Van Blarenberghe, une assez vague connaissance qu’il avait rencontré une fois, avec qui il avait échangé quelques lettres et qui, dans un accès de démence, avait le 24 janvier 1907, tué sa mère avant de se suicider. En voici la fin :
(…) Si j’ai répété avec insistance ces grands noms tragiques, surtout ceux d’Ajax et d’Œdipe, le lecteur doit comprendre pourquoi, pourquoi aussi l’ai publié ces lettres et écrit cette page. J’ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l’éclabousse sans parvenir à la souiller. J’ai voulu aérer la chambre du crime d’un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse et que le pauvre parricide n’était pas une brute criminelle, un être en dehors de l’humanité, mais un noble exemplaire d’humanité, un homme d’esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que la plus inéluctable fatalité – disons pathologique pour parler comme tout le monde – a jeté – le plus malheureux des mortels – dans un crime et une expiation dignes de demeurer illustres.
« Je crois difficilement à la mort », dit Michelet dans une page admirable. Il est vrai qu’il le dit à propos d’une méduse, de qui la mort, si peu différente de sa vie, n’a rien d’incroyable, en sorte qu’on peut se demander si Michelet n’a pas fait qu’utiliser dans cette phrase un de ces « fonds de cuisine » que possèdent assez vite les grands écrivains et grâce à quoi ils sont assurés de pouvoir servir à l’improviste à leur clientèle le régal particulier qu’elle réclame d’eux. Mais si je crois sans difficulté à la mort d’une méduse, je ne puis croire facilement à la mort d’une personne, même à la simple éclipse, à la simple déchéance de sa raison. Notre sentiment de la continuité de l’âme est le plus fort. Quoi ! cet esprit qui, tout à !’heure, de ses vues dominait la vie, dominait la mort, nous inspirait tant de respect, le voilà dominé par la vie, par la mort, plus faible que notre esprit qui, quoiqu’il en ait, ne se peut plus incliner devant ce qui est si vite devenu un presque néant ! Il en est pour cela de la folie comme de l’affaiblissement des facultés chez le vieillard, comme de la mort. Quoi ? L’homme qui a écrit hier la lettre que je citais tout à l’heure, si élevée, si sage, cet homme aujourd’hui… ? Et même, pour descendre à des infiniments petits fort importants ici, l’homme qui très raisonnablement était attaché aux petites choses de l’existence, répondait si élégamment à une lettre, s’acquittait si exactement d’une démarche, tenait à l’opinion des autres, désirait leur paraître sinon influent, du moins aimable, qui conduisait avec tant de finesse et de loyauté son jeu sur l’échiquier social l… Je dis que cela est fort important ici, et si j’avais cité toute la première partie de la seconde lettre qui, à vrai dire, n’intéressait en apparence que moi, c’est que cette raison pratique semble plus exclusive encore de ce qui est arrivé que la belle et profonde tristesse des dernières lignes. Souvent, dans un esprit déjà dévasté., ce sont les maîtresses branches, la cime, qui survivent les dernières, quand toutes les ramifications plus basses sont déjà élaguées par le mal. Ici, la plante spirituelle est intacte. Et tout à l’heure en copiant ces lettres, j’aurais voulu pouvoir faire sentir l’extrême délicatesse, plus l’incroyable fermeté de la main qui avait tracé ces caractères, si nets et si fins…
– Qu’as-tu fait de moi ! qu’as-tu fait de moi ! Si nous voulions y penser, il n’y a peut-être pas une mère vraiment aimante qui ne pourrait, à son dernier jour, souvent bien avant, adresser ce reproche à son fils. Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l’inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. Si nous savions voir dans un corps chéri le lent travail de destruction poursuivi par la douloureuse tendresse qui l’anime, voir les yeux flétris, les cheveux longtemps restés indomptablement noirs, ensuite vaincus comme le reste et blanchissants, les artères durcies, les reins bouchés, le cœur forcé, vaincu le courage devant la vie, la marche alentie, alourdie, l’esprit qui sait qu’il n’a plus à espérer, alors qu’il rebondissait si inlassablement en invincibles espérances, la gaîté même, la gaîté innée et semblait-il immortelle, qui faisait si aimable compagnie avec la tristesse, à jamais tarie, peut-être celui qui saurait voir cela, dans ce moment tardif de lucidité que les vies les plus ensorcelées de chimère peuvent bien avoir, puisque celle même de don Quichotte eut le sien, peut-être celui-là, comme Henri van Blarenberghe quand il eut achevé sa mère à coups de poignard, reculerait devant l’horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil, pour mourir tout de suite. Chez la plupart des hommes, une vision si douloureuse (à supposer qu’ils puissent se hausser jusqu’à elle) s’efface bien vite aux premiers rayons de la joie de vivre. Mais quelle joie, quelle raison de vivre, quelle vie peuvent résister à cette vision ? D’elle ou de la joie, quelle est vraie, quel est « le Vrai » ?
Marcel Proust, fin de l’article « Sentiments filiaux d’un parricide ». Repris dans Contre Sainte-Beuve (Gallimard, Pléiade, p. 157-159)