d’aise, il soupira

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Ce n’était pas un stylite dans son désert, ni un ermite dans sa forêt, il était à Tôkyô par un bel après-midi de juin et, soit volonté soit caprice, il hurlait ces simples mots : Rien à foutre de la réalité. Il s’appelait E.T.A. Hoffmann, comme le poète, ses amis l’appelaient Ernst ou Theodor, jamais Amadeus, c’était trop ridicule.
Comme il s’exprimait en français et qu’il hurlait intérieurement, il n’attirait pas l’attention. Il avait beau s’être juché sur un banc du square dit de la Place du Chien, celui-ci faisant face à l’entrée du métro le plus fréquenté, il n’y avait pas de chance qu’il suscite autre chose que l’indifférence la plus absolue, du reste les Japonais se fichent des Occidentaux comme de leur premier hamburger. Des flots d’adultes cravatés et de jeunes gens peroxydés le croisaient sans lui jeter un seul regard et cette solitude le ravissait, elle augmentait sa joie d’avoir trouvé une phrase qui soit à la fois un sésame, une devise, un programme. Rien à foutre de la réalité. Rien à foutre de la réalité ? À cheval sur les frontières de l’inaudible, son murmure ne souffrait pas de la concurrence des cris, appels, jingles et musiquettes des proches rues commerçantes. Il se situait dans une autre sphère, celle de sa conscience, silencieuse en dehors de moments de panique, d’épisodes migraineux.
Il en eut bientôt assez d’être debout. Sans interrompre sa psalmodie, il prit le parti bourgeois mais commode de s’asseoir sur le banc, il était fait pour ça, et le temps pas moins doué passa, passa, si bien que le soir tomba.
Dans l’intervalle, Peu me chaut la réalité fut préféré et adopté, la répétition du mot foutre se révélant pénible, à l’usage. (p. 13-14)

L’avait frappé, en y mettant le pied, que tout semblait converger là. La circularité des lieux n’est pas seule en cause, le grand carrefour de Shibuya – le square n’en occupe qu’une dixième partie, d’ailleurs excentrée – ne propose rien de moins, dirait-on, que d’occulter le reste du monde. Il paraît peu probable, par exemple, qu’au-delà de cette arène de hauts immeubles high-tech se maintienne la vaste blague qu’on connaît sous le nom d’Europe. Il n’y croit plus. Ce n’est ni si enviable ni si vrai que cette tiédeur grise qu’il boit à longs traits, que l’élégance des mots, signes, lignes, partout continuée, que la grâce tranquille de milliers de personnes traversant un théâtre de verre, de fibre optique, d’acier coloré. Ernst feint de penser qu’il n’a pas de passé et la ruse fonctionne, dans ce décor infiniment urbain et très résolument moderne il ne se sent plus une contradiction, ici coexistent, pacifiés, le néon Sprite et l’idéogramme séculaire, l’hystérie consumériste et l’ambigu sourire princier d’une lycéenne translucide. Il s’éprouve quantité négligeable, paquet d’histoires mortes, témoin, enfant, idiot, c’est loin d’être désagréable. (p. 16-17)

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Les sushis étaient quelconques, le thé vert insipide avec ostentation. Il y avait une paix si grande dans ce décor impersonnel, ces échoppes désertes, ce repas médiocre, à l’écart du milieu de nulle part, à cent lieues de sa célèbre beauté. À demain temples et jardins, lotus et pagodes, l’extase au surlendemain. On voit plus nettement son âme dans des espaces qui n’en ont pas.
Il considéra son âme. Elle avait disparu. D’aise, il soupira. (p. 24)

C’est une chose apparemment commune, de l’eau tombant du ciel. Mais si c’est une eau tiède et douce, qu’elle tombe en gouttes fines et régulières et diffuse une lumière grise, rehaussée d’un blanc frémissant sur le contour des objets qu’elle frappe, et qu’elle nimbe subitement la statue d’un shôgun comme il passe devant les hautes murailles de Chiyoda-ku, c’est une chose folle, inconcevable.
Ernst n’a pas dormi depuis près de quarante-huit heures, la désinvolture avec laquelle son cerveau associe d’habitude le mot de pluie à ce phénomène n’est plus que l’ombre d’elle-même. Le prodige demeure et sa stupéfaction s’accroît, les ombres aussi et l’éclat qui les frange, l’effet produit est tout à fait semblable aux premiers scintillements du cinématographe.
Il n’y avait pas, dans un périmètre immédiat, âme qui vive. Un corbeau vint se poser sur la tête du shôgun, qui du coup n’eut plus l’air si sévère, Ernst allait en sourire. Statue, pluie et corbeau, ces trois éléments combinés ne formaient pas une vision datable. Cette incertitude, d’autant plus saisissante qu’elle prenait place en un temps, le matin, que son corps ne reconnaissait pas, pour lui c’était obstinément la nuit, fut la source dans le cœur de ce corps d’une émotion intense, comme la confirmation extérieure de ce qui, depuis deux jours, tenait lieu plus haut de pensée. Sans qu’il y soit pour rien, la réalité se diluait et pour finir se niait. C’était trop d’étrangeté d’un coup. (p. 33-34)

Didier da Silva, Hoffmann à Tôkyô (Naïve, 2007)

Didier da Silva est né en 1973 dans les Bouches-du-Rhône.

Hoffmann à Tôkyô est son premier roman ; c’est le récit délicat et impressionniste, entre drôlerie et contemplation, de la manière dont un narrateur parvient (en dépit d’un manque total de méthode) à dissoudre sa déprime dans un Japon plus rêvé que réel.