la légèreté vexante d’une fugitive
(…) elle n’en demeure pas moins comme d’habitude insaisissable et mouvementée, disparaissant dans les étages avec la légèreté vexante d’une fugitive. Je précise que ma voisine du quatrième appartient à cette catégorie d’individus qui ne s’expriment jamais qu’en s’éloignant – comme le font si bien les P-DG avec leurs subalternes dans les couloirs des entreprises. Elle est donc l’inverse exact de la chose inamovible, le contraire du réfrigérateur, un insecte, un éphémère occasionnel et affolé. Aucune tactique n’est susceptible de l’arrêter, obstruction, salut jovial, questionnement appliqué, phrase conséquente qui postulerait comme une civilité élémentaire un début de conversation. Quelles que soient les circonstances, elle donne le sentiment d’avoir été électrisée par l’imminence d’un rendez-vous énigmatique, de fomenter quelque aphorisme urgent qu’il faudrait qu’elle transcrive au plus vite – avant qu’il n’ait été dilapidé par l’imprudence d’une conversation centrifuge dans l’ascenseur, au pied de l’escalier, devant la loge de la concierge. (…)
Observant ce sourire fixe qui n’est pas un sourire mais comme la marque d’une étrange appartenance, l’idée me monte cerveau qu’elle se tient parmi ses semblables avec la même réserve aristocratique que les chiffres premiers, recluse, déifiée, inconciliable, isolée à jamais. (p. 11 et p. 13)
Que m’importe de bien écrire ? Quel sens cela a-t-il de bien écrire ? On me dit : Épouvantablement mal écrit. Quel sens cela a-t-il ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Avec Le moral des ménages, ce que je cherchais, c’était la violence, l’énergie, la brutalité délinquante d’Eminem. Voilà quel était mon modèle, mon désir, mon horizon, ma jalousie, ma référence indépassable : Eminem. Atteindre à cette puissance, à ce phrasé, à ces rythmes, à cette hostilité, à cette sincérité, à cette pure énergie. Quand Eminem se met à hurler : je voulais faire hurler mes phrases. Comment fait-on pour faire hurler une phrase ? J’ai travaillé pendant des mois à faire hurler des phrases. Et on me dit : Épouvantablement mal écrit. Le mot énergie. Au sens où peut l’entendre Preljocaj quand il s’adresse aux danseurs : Vous êtes dans le dessin Vous êtes dans la dentelle ! Allez chercher le mouvement le plus loin possible ! Peuvent-ils entendre cela les équivalents du personnage B ? Aller chercher le mouvement le plus loin possible ! (p. 504)
C’est pourtant d’une simplicité biblique. C’est pourtant d’une justesse irréfutable. Je suis obligé, de par mon extraction, de par les frustrations que je retire de la réalité, de me transcender dans une forme. Écrire, pour moi, depuis toujours, c’est inventer une forme il est exclu de me mettre à ma table si une forme qui lui serait constitutive ne s’est pas imposée à moi en même temps que l’intuition d’un livre. C’est toujours la même histoire : la quête d’un ailleurs et d’un absolu (qu’ils soient artistiques, existentiels ou amoureux) (même si cette quête est par nature illusoire: c’est mon moteur et ma douleur) par lesquels je serais susceptible de me supplanter et de m’affranchir de mon état : aller ailleurs. Adolescent, quand j’ai commencé à me penser écrivain, je percevais le chef-d’oeuvre que je rêvais d’écrire comme une sorte d‘au-delà dont je redoutais terrifié qu’il me demeure inaccessible : c’est cet ailleurs, cet au-delà, cet autre règne, cet ordre ultime auquel j’aspire à accéder que manifestent les juridictions intransigeantes que j’élabore, qui dépassent ma simple substance de rêveur impénitent. D’où la peur, d’où le Maalox, d’où le Spasfon, d’où le Xanax, d’où mes paniques, d’où mes atermoiements, d’où les angoisses qui m’emprisonnent quand je m’installe à ma table pour écrire, car naturellement l‘absolu que je convoite, l‘ailleurs auquel je me destine sont par nature inaccessibles, inconcevables, incommensurables, et par là même d’une puissance intimidatrice qui me tétanise. (p. 506-507)
Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007)